Je suis retourné le lendemain à la Société, anxieux de commencer mon apprentissage. Le vilire changerait ma vie. Ada me redonnait un sentiment d’appartenance que je n’avais plus connu depuis ma tendre enfance. Mais, ma dysdextrie a failli tout interrompre dès la deuxième séance.
Parmi les rituels de la Société, l’un des premiers était la peintulire. Avant d’amorcer tout exercice, il fallait se rendre à la table recouverte d’une nappe rouge, et placée sous le signe de la SAL, faire un salut, les mains jointes placées sous le menton, puis porter son index directeur à son œil et presser légèrement sur sa paupière, avant de le tremper délicatement dans un bol. Il y en avait six, remplis de peinture de couleurs différentes, du jaune au rouge. C’était la peintulire.
J’ai présenté, comme les autres, ma main directrice et trempé mon index gauche dans le premier bol. La peintulire avait été chauffée. Elle a séché rapidement, mais j’ai dû tout de même attendre cinq minutes la main contre mon cœur, l’index bien rigide, gêné par le caractère païen du rituel. Ada nous a donné l’autorisation de nous asseoir et j’ai ouvert un livre. Le premier exercice consistait à suivre son doigt dans un déplacement simple, la figure du « T ».
Mes premières tentatives me sont apparues infructueuses. Je ne parvenais pas à oublier mon index, qui labourait les lignes et n’animait rien à son passage. Mes yeux papillonnaient et rataient les mots. Il ne se passait rien et je craignais d’être classé parmi les lirelents. J’ai été malgré tout remarqué.
Ada et Karl se promenaient dans les rangées et inspectaient les index. D’un jaune lustré, la peintulire prenait rapidement l’apparence d’une tache de gras, quand les doigts touchaient trop fréquemment la surface de la page. Votre index, disaient-ils, doit flotter à quelques millimètres de la masse des mots. Tout contact provoque un ralentissement et même une cassure.
J’essayais tant bien que mal de vilire, quand Karl s’est arrêté près de mon épaule.
- Que faites-vous?
- Je ne sais pas.
- Là!
- J’essaie de vilire. C’est difficile.
- Non! Vous ne vilisez pas.
- Je ne fais que commencer.
- Faux! Ils vilisent; mais vous, c’est un crime que vous commettez. Il y a des lois ici. Ada, Ada, viens. Nous avons un problème.
Elle s’est approchée rapidement, passant entre les rangées. Il a pris mes deux mains, les a retournées, paumes ouvertes. Mes deux index étaient tachés… Karl a ri avec sarcasme.
- Vilire à deux doigts, c’est interdit! Dangereux et immoral. De la Saleté. La première loi du vilire est l’index. Au singulier. Le pire danger attend qui contrevient à la loi.
J’ai prononcé le mot de dysdextrie. Ada a paru surprise. Un dysdextrique, dans son groupe! Elle a chassé Karl, qui est retourné diriger l’exercice, en maugréant. Elle a mis sa main sur mon épaule.
- Tu as été diagnostiqué depuis longtemps?
- Ma plus tendre enfance.
- Gaucher corrigé?
- J’en porte encore des marques aux jointures.
- Et l’écriture?
Nous sommes retournés à la table de peintulire, où j’ai trempé mon second index dans le pot. J’aurais dorénavant les deux doigts jaunes. Mais je ne devais sous aucun prétexte m’en servir. Les conséquences étaient trop graves.
- Tu dois choisir ton doigt. Et laisser l’autre en veilleuse. Sinon, tu seras chassé. La loi est stricte. Mais c’est pour ton bien. Plus tard, tu comprendras. La peintulire servira de témoin. On ne triche pas avec le jaune. Si tu touches des deux mains, nous le saurons.
Dès ce moment, Ada m’a pris sous sa protection. J’ai refait l’exercice avec la main droite, uniquement, la gauche appuyée fermement sur le pupitre. J’ai lu les pages de mes premiers romans comme un possédé, les épaules meurtries par la tension, des tremblements jusqu’au bout des doigts. Je m’appliquais à ne pas déposer l’index sur la page, forçant mes yeux à capter le plus de mots possibles, sensible à leur léger frémissement, disloquant les phrases pour ne conserver que les verbes, quelques grappes de sens.
Sous l’œil attentif d’Ada, j’ai développé mes talents de surlecteur. Ses cheveux roux étaient parfois détachés. Elle me donnait de menus objets, pour occuper ma main gauche. Des élastiques, des billes, des pyramides de pierre polie. Elle craignait les objets contondants. Nous nous enfermions des heures durant dans les salles de travail de la société. Menem apparaissait parfois, distant et renfrogné.
Je me suis attelé aux encyclopédies de la bibliothèque, à de vieux journaux aux colonnes découpées dans tous les sens, à des essais de psychologie populaire, des romans de science-fiction, des biographies d’hommes célèbres, des modes d’emploi. Il fallait apprendre à vilire n’importe quoi, à redonner vie aux mots sur toute surface, du papier glacé des livres cadeaux aux pages acides et sèches des éditions populaires.
Parfois, mes yeux se troublaient et une ombre traversait mon champ de vision. Elle voyageait à rebours du mouvement de mon index et se logeait dans les marges, forçant ma pupille à se contracter.
Ada me disait de faire attention. Elle posait sa main sur mon épaule. Cela s’appelait l’ivresse des sommets. Une forme d’intoxication que subissent les novices quand ils atteignent de grandes vitesses de lecture. Un mirage. Ses conséquences pouvaient être désastreuses. Avant d’espérer s’en approcher, il fallait être un accélecteur patenté. Seulement alors pouvait-on tenter de capter cette énergie. C’était la quête du Liraal. Mais les risques étaient grands. Gnung lui-même n’en était jamais revenu.
Dans les moments de détente, Ada me racontait sa vie avant sa découverte du vilire. Une adolescence similaire à la mienne. Puis, tout avait basculé dans la lumière, quand elle avait commencé à dialiser. Elle s’était convertie sans arrière-pensée et, depuis, sa vie était consacrée au développement de la SAL. Elle avait même fait un pèlerinage en Californie et avait rencontré Gnung en personne.
J’étais touché. Notre complicité grandissait à chaque nouveau plateau que j’atteignais. Quand nous dialisions ensemble, elle s’installait tout contre moi et je ne pouvais m’empêcher de rechercher le contact de son corps, sa chaleur, le frémissement de ses muscles tandis qu’elle tournait les pages. Après chaque lecture, elle me posait des questions.
Karl bougonnait de plus en plus, mécontent de l’attention que me portait Ada. Il m’avait accroché, un soir que je retournais chez moi, et averti de faire attention. Il semblait sur le point d’éclater. La jalousie devait le ronger. Le lendemain, je l’ai dit à Ada, qui s’est empressée de le ramener à l’ordre. Elle devait avoir du pouvoir à la Société, car il a été affecté au reclassement des livres à la bibliothèque.
Au bout de la treizième semaine de classes, j’étais devenu un intermédiaire. Mes doigts étaient peintulirés en vert. Je me salissais beaucoup moins, même s’il restait encore des résidus d’encre dans les crevasses de ma peau. Je rêvais, la nuit, d’empreintes digitales agrandies sur les vitres de mes fenêtres et des lignes courbes d’un interminable labyrinthe.
Je lisais de plus en plus vite et parfois même, à l’appartement où je pratiquais le matin, je me laissais emporter par le mouvement du vilire, je dialisais à des vitesses imposantes. J’en ressortais épuisé, l’esprit vide, les yeux rougis et, plus étonnant encore, les deux index noircis par l’encre des livres. Le gauche autant que le droit, comme si, dans ces moments de concentration extrême, quand mon attention se dissolvait dans cette course à travers le papier, je faisais des figures à deux mains. Malgré l’interdiction.
Les enseignements de Gnung étaient clairs à ce sujet. Ada m’avait fourni le livre rouge de ses pensées. Le mouvement double des index était à proscrire car il menait à l’affaissement des hémisphères cérébraux. L’accélecteur pouvait entrer en transe et sombrer dans la schizophrénie. Personne n’avait réussi à maîtriser cette technique et le dernier à l’avoir essayé en était même mort, foudroyé par ses propres hallucinations.
Même si je connaissais les dangers de cette double hélice de l’index, le mouvement partait de lui-même quand je m’y attendais le moins. L’immobilité imposée à mon bras gauche fondait dès que mon attention se resserrait sur le texte. J’angoissais à l’idée d’une schizophrénie à laquelle ma dysdextrie, déjà, me destinait. Pourtant, je ne parvenais pas à réfréner le mouvement. J’étais inquiet, craignant d’être découvert, puis chassé.