À la Société, je fuyais la présence d’Ada, dont je craignais le regard. J’évitais la bibliothèque et préférais vilire seul dans ma salle de travail, le bras gauche en partie caché par le mur. Je gardais la porte fermée, je retenais mon poignet par une corde.
Ada s’expliquait mal mon refus de vilire en présence d’autrui. Puisque je devenais autonome, suggérait-elle, il était correct que je veuille m’affranchir de sa tutelle, mais rien ne justifiait un tel isolement. Elle venait frapper à ma porte sans arrêt, me donnait des conseils, mettait sa main sur mon épaule. Elle s’inquiétait de mes performances qui étaient à la baisse.
Un jour, j’ai même eu droit à la visite de Menem. Il avait maigri, ses traits étaient différents. Il m’a examiné de son regard généreux, les deux mains à plat sur la table. Il m’a incité à ne pas lâcher prise. Puis, il a fait une chose surprenante. Il a saisi ma main gauche, l’a serrée longuement, comme pour en trouver le pouls, et s’est levé sans rien dire.
Il est revenu régulièrement, par la suite, s’asseoir à ma table, attendant quelques instants, puis prenant ma main dans les siennes et repartant sans dire un mot. Je craignais des remontrances, je recevais des cadeaux. Un essai dédicacé, La vie des livres de Robert Kemp, des photos de Gnung, un scarabée d’Égypte. Ada restait en retrait et venait ensuite m’exprimer la très grande satisfaction de Menem, même si mes vitesses de lecture étaient en chute libre.
Je faisais mine de vilire à la SAL; mais, à l’appartement où je continuais seul mon apprentissage, je ne me surveillais plus. Je dialisais pour vrai, mais à deux mains. J’avais choisi de ne plus combattre mon geste, mais de l’intégrer à ma pratique. Je m’étais même acheté un pot de peintulire blanche.
La première fois, je l’ai fait craintivement, certain qu’on m’observait par la fenêtre et qu’on rapporterait mes gestes. J’ai même interrompu le rituel pour fermer les rideaux et c’est dans la pénombre que j’ai trempé mes deux doigts dans le liquide blanc et chaud du vilire.
J’ai pris un vieux roman feuilleton et j’ai entrepris de le parcourir à deux mains, touchant la page du gauche, puis du droit. Dans un geste délibéré. Ma première traversée a été chaotique. Mes doigts se frappaient, mes yeux trébuchaient sur le mauvais index, je ratais la moitié de l’information. Mais bien vite, ces problèmes se sont évanouis et j’ai retrouvé la pureté de l’attention du vilire. Les personnages du roman ont commencé à se manifester avec une clarté déconcertante. Je me sentais fautif, les remords me raidissaient le dos, mais l’exactitude des images éveillées me remplissait d’une béatitude difficile à décrire.
Mes vitesses se sont mises à grimper et, encore, la précision de ma saisie des textes augmentait. Je pouvais en prendre de plus en plus en même temps, élargissant le spectre de mon attention. Les livres de mon père étaient mon laboratoire.
Une masse d’énergie apparaissait de façon anarchique dans les marges des pages. Au début, elle était éphémère, telle une luciole. Graduellement, elle est restée perceptible plus longtemps. Je pouvais presque l’effleurer du bout des doigts. Ces expériences m’apaisaient et je ressortais de mes séances sustenté. Je contrevenais au tabou de la société, j’étais en pleine Saleté. Je craignais parfois de souffrir de l’ivresse des sommets.
Je me suis mis à inventer de nouvelles figures qui correspondaient mieux à mes besoins. Des croisements, dont le plus réussi était l’imbrication des deux premières figures, devenues de ce fait un étonnant symbole, le « T » et le « E » fondus en une entité à la limite de l’alphabet.
À la société, par la force des choses, je devais me surveiller. Et je m’enlisais. Le retour au vilire à un seul doigt m’était insupportable. Je passais tout mon temps, dans ma salle, à ne plus rien faire. Et quand Ada passait, je me remettais au travail d’un œil distrait. Je sautais des pages, mes figures étaient tordues. Menem avait beau multiplier les cadeaux , Ada était de plus en plus irritée.
Elle m’accusait de ne plus la respecter, de tout faire pour lui nuire. Ses cheveux restaient attachés. Menem avait fondé en moi de grands espoirs et je devais être à la hauteur. Gnung enseignait la persévérance. Le prix de mes leçons ne couvrait qu’une partie des frais impliqués. Je dilapidais une fortune en gâchant mon talent. Karl, qui cherchait toujours à me rejoindre, surveillait mes moindres gestes d’un regard désapprobateur.
Un matin, j’ai décidé de rester à l’appartement et de rompre mon association avec le mouvement.
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