Délire (7/9 – Un défaut de fabrication)

vie des livres-5

Give me the right to read you

J’étais chez moi en pleine surlecture, les index badigeonnés de blanc, l’esprit préoccupé par cette masse d’énergie qui ne semblait plus vouloir me quitter, quand la porte s’est ouverte, sans même qu’on ait sonné. Menem est entré. Il portait son éternel habit de coton rouge. Il a posé ses mains sur les pages de mon livre, a inspiré profondément, puis a couvert ses yeux de ses deux paumes. Je l’ai regardé sans réagir. Des livres traînaient sur le sol.

Depuis combien de temps?

- Assez pour ne plus reculer.

Ada m’avait informé.
Elle l’avait deviné dès votre première rencontre.
Et puis, les journées passées à faire le guet à tes fenêtres n’ont pas été inutiles.
Tu as fait d’immenses progrès.

Je suis resté muet. Ada à mes fenêtres…

Quelquefois, j’avais pratiqué nu. Je vilisais et des corps apparaissaient, dans leur plus simple appareil, des seins ronds comme des voyelles, des cuisses ouvertes, un pubis aussi sombre qu’une lettre muette.  On aurait dit une pièce d’orfèvrerie, un ove entouré de feuillage. J’avais des érections qui me ralentissaient, mon âme égarée dans les replis d’un désir incommunicable. Et Ada à ma fenêtre.

Ce que tu fais contrevient à tout ce que nous enseignons.
C’est aussi la seule façon d’atteindre le Liraal.
Pour le capter, il faut ses deux mains.
Gnung le savait bien.
Il souffrait lui-même de dysdextrie.
Et chez lui, les effets de la maladie étaient encore plus importants que chez toi.
Les deux parties de son corps allaient et venaient dans le désordre.
Au début, il croyait souffrir du mal de Conty.
Mais ses symptômes n’étaient pas les bons.
Trop de régularités dans les gestes, une bilatéralisation prononcée.
Pour contrôler sa maladie, il prenait des drogues.
Il a expérimenté avec des psychotropes.
Le vilire est né ainsi.

- Dysdextrique, Gnung


Tout comme toi.
Et il dialisait à deux mains.
La seule façon d’atteindre le Liraal.

- Vous enseignez le contraire.

À cause de l’addiction.
Ce que tu as lu, à la société, est faux.
Gnung n’est pas devenu un ermite.
Il est devenu fou.
L’ivresse des sommets l’a atteint. Au moment où il croyait mettre la main sur le Liraal, il a perdu la raison. Nous l’avons fait interner, pour sauver la société.
Quand nous l’avons trouvé, il était dans un état comateux.
Il gisait sur le tapis, les deux index brûlés au troisième degré.
Il divaguait, les mots sortaient de sa bouche.
Une bile ininterrompue.
Le liraal avait obscurci à jamais ses perceptions.
Ada en a perdu connaissance.
Ne sois pas surpris!
Elle était sa conjointe…
Sa plus fidèle confidente.
Mais nous sommes partis le plus loin possible.

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Menem était devenu sombre et délicat. Il avait joint les mains, les deux index soudés tels des siamois.

Reviens à la société.
Ta formation n’est pas complète.

- J’en sais déjà assez.

Tu ne fais que débuter.
Tu as dû déjà pressentir l’approche du Liraal.
Tu crois même pouvoir le toucher du bout des doigts.
Mais tu ne peux pas le capter seul.
Gnung était seul dans sa quête et il n’en est jamais revenu.
Ne commets pas la même erreur.
Viens.

- Et pourquoi irais-je capturer ce Liraal?

N’as-tu pas déjà senti sa force?
Le Liraal sera un outil de libération.
Si nous le capturons, il sera là pour tous…
Ta dysdextrie sauvera l’humanité.
Tu seras le prochain Gnung.

Nous sommes retournés aux locaux de la Société. L’idée d’une quête me redonnait courage. Tous les intermédiaires et les novices étaient présents. Ada m’a serré dans ses bras, ses cheveux roux fraîchement lavés. Même Karl était présent, au fond de la salle. On avait préparé un festin. Tous les index étaient peints en mauve, couleur des cérémonies. J’étais le nouveau Gnung.  On a chanté. Je me suis endormi dans ma nouvelle chambre.
L’entraînement a commencé le lendemain. Sous la férule de Menem, je me suis astreint à de nouveaux exercices, destinés à accroître mon ambidextrie. Ada empilait les livres sur ma table et je devais les lire dans le désordre, les pages à l’envers, un œil bandé. On ne me posait plus de questions, personne ne cherchait à vérifier ce que je comprenais des textes. Je ne dialisais plus pour lire, mais afin d’affiner mes réflexes, d’augmenter ma perception de la masse d’énergie aux limites de la page. Même si elle m’attirait et si le jeu de ses formes me distrayait, je ne devais rien entreprendre pour la capter. Il me fallait la laisser venir à moi.

Sers-toi de tes index comme des pinces.
Pour l’immobiliser, tu dois non seulement vilire, mais t’imaginer le faire.
Te constituer une image de tes mains et de tes yeux tandis que tu dialises à travers les pages.
Oublie le contenu des textes.
C’est de toi qu’il s’agit, et de tes doigts.

Percevoir l’énergie était une chose mais la saisir en était une autre, selon Menem qui me préparait à la quête. Je devais garder mon âme pure et mes intentions transparentes. Il me parlait de Perceval, tout en serrant mes mains. Ce contact le nourrissait.
Ada s’occupait de ma chambre. Karl m’apportait les livres que j’avalais de façon gargantuesque. Les accélecteurs avaient l’ordre de répondre à mes souhaits. Toute mon attention était concentrée sur la masse d’énergie. Elle était une présence et mon activité l’amusait. Je le sentais à ses petits mouvements de feinte, au nouvel éclat qu’elle prenait quand je passais à ma figure préférée.
Menem continuait chaque soir son enseignement sur cette nouvelle forme d’énergie. Je ne mettais pas en doute ses propos, mais je ne parvenais pas à voir, en cette entité fragile et craintive, autre chose qu’une compagne de lecture. L’écart se creusait entre ce que j’expérimentais et ce que décrivait Menem.
Puisqu’elle ne quittait plus mes lectures, je lui ai trouvé un nom. Teth. Quelquefois, elle traversait les pages, venait glisser contre mes index, puis retournait se cacher sous les mots.
Menem, à qui je taisais cet apprivoisement, discutait sans cesse technique et finalité. Un après-midi, il a sorti un écrin de vitre en forme de pyramide.

C’est Gnung qui l’a fabriqué.
Il n’en existe qu’un seul exemplaire.
Elle est à toi.
Gnung voulait s’en servir pour y capturer le Liraal.
Il s’est brûlé les doigts, sans rien attraper.
Il n’avait aucune technique.
Tu n’auras qu’une chance de t’en emparer.
Tes gestes doivent être nets et précis.

Laissez-moi sortir d'ici

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Un commentaire

  1. Michelle Allen
    Le 4 septembre 2011 à 10 h 39 min | Permalien

    C’est absolument magnifique cette série de textes avec ces personnages au nom bizarre. Totalement mystérieux et envoûtant.

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