Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

À Georges et à Philippe, maître du désordre

En octobre 2014, le dieu Google s’est installé pendant trois jours consécutifs place Saint-Sulpice à Paris. À différents moments de la journée, il a pris des photos de ce qu’il voyait: les événements ordinaires de la rue, les gens, véhicules, animaux, nuages et le passage du temps. Les faits insignifiants de la vie quotidienne. Rien, ou presque rien.  Mais un regard, une perception divine, unique, vibrante impressionniste, variable. Les innombrables variations imperceptibles du temps, de la lumière, du décor, du vivant. Autobus, chiens, passants, touristes. Après, il est remonté dans son Google Street Car et il est reparti. Vers la place des Vosges. Ou vers Clichy. On ne sait plus.

La date 19 octobre 2014 (un dimanche, 40 ans plus tard)
L’heure 10 h. 45
Le lieu : Tabac Saint-Sulpice
Le temps : Pluie fine, genre bruine
Passage d’un balayeur de caniveaux
Par rapport à la veille, qu’y a-t-il de changé?  Au premier abord, c’est vraiment pareil.  Peut-être le ciel est-il plus nuageux? Ce serait vraiment du parti pris de dire qu’il y a, par exemple, moins de gens ou moins de voitures. On ne voit pas d’oiseau. Il y a un chien sur le terre-plein. Au-dessus de l’ Hôtel Récamier (loin derrière ?) se détache dans le ciel une grue (elle y était hier, mais je ne me souviens plus l’avoir noté). Je ne saurais dire si les gens que l’on voit sont les mêmes qu’hier, si les voitures sont les mêmes qu’hier? Par contre, si les oiseaux (pigeons) venaient (et pourquoi ne viendraient-ils pas) je serais sûr que ce seraient les mêmes.
Beaucoup de choses n’ont pas changé, n’ont apparemment pas bougé (les lettres, les symboles, la fontaine , le terre-plein, les bancs, l’église, etc.) ; moi-même je me suis assis à la même table.

Des autobus passent.  Je m’en désintéresse complètement.
Le Café de la Mairie est fermé.  Le kiosque à journaux aussi (il n’ouvrira que lundi).
(il me semble avoir vu passer Éric, se dirigeant vers le parking).
Passe une ambulance pimponnante, puis une dépanneuse remorquant une D.S. bleue.
Plusieurs femmes traînent des cabas à roulettes.
Arrivent les pigeons; ils me semblent moins nombreux qu’hier.
Afflux de foules humaines ou voiturières. Accalmies. Alternances.
Deux « Coches Parisiens » sortes de cars à plates-formes passent avec leurs cargaisons de Japonais photophages.
Un car Cityrama (des Allemands? des Japonais?) .
La pluie s’est arrêtée très vite ; il y a même eu pendant quelques secondes un vague rayon de soleil.
Il est 11 heures et quart.
A la recherche d’une différence.
Le Café de la Mairie est fermé (je ne le vois pas; je le sais parce que je l’ai vu en descendant de l’ autobus).
Je bois un Vittel alors que hier je buvais un café (en quoi cela transforme-t-il la Place?)
Le plat du jour de la Fontaine St-Sulpice a-t-il changé (hier c’était du cabillaud)? Sans doute, mais je suis trop loin pour déchiffrer ce qu’il y a écrit sur l’ardoise où on l’annonce.
Deux cars de touristes, le second s’appelle «Walz Reisen»: les touristes d’aujourd’hui peuvent-ils être les mêmes que les touristes d’hier (un homme qui fait le tour de Paris en car un vendredi a-t-il envie de le refaire le samedi ?)
Hier il y avait sur le trottoir, juste devant ma table, un ticket de métro; aujourd’hui il y a, pas tout à fait au même endroit, une enveloppe de bonbon (cellophane) et un bout de papier difficilement identifiable (à peu près grand comme un emballage de « Parisiennes » mais d’un bleu beaucoup plus clair).

Passe une petite fille avec un long bonnet rouge à pompon (je l’ai déjà vue hier, mais hier elles étaient deux) ; sa mère a une jupe longue faite de bandes de tissus cousues ensemble (pas vraiment du patchwork ).
Un pigeon se perche au sommet d’un lampadaire des gens entrent dans l’église (est-ce pour la visiter? Est-ce l’heure de la messe?).
Un promeneur qui ressemble assez vaguement à Éric Lint repasse devant le café et semble s’étonner de me voir encore attablé devant un Vittel et des feuillets.
Un car : « Percival Tours ».
D’autres gens entrent dans l’église.
Les cars de touristes n’adoptent pas tous la même stratégie : tous viennent du Luxembourg par la rue Bonaparte ; certains continuent dans la rue Bonaparte ; d’autres tournent dans la rue du Vieux-Colombier : cette différence ne correspond pas toujours à la nationalité des touristes.
Car Wehner Reisen.
Car de flics.

Il est temps que je retourne dans ma voiture.

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Être un dieu, devenir un insecte

Google n’a pas la conscience tranquille. Attablé avec Éric Lint, au pub l’Île noire, ils ont déjà bu quelques Black and Tan et s’attaquent maintenant aux scotchs de la place. Un dram n’attend pas l’autre. Des Laphroaig, des Lagavulin, des Talisker, des Glenmorangie. Toutes les distilleries ont été répertoriées, cartographiées, photographiées, traitées, décrites, évaluées. Rien n’a été laissé au hasard. Google devrait être satisfait, la planète entière est enfin à sa portée. Mais quelque chose le tracasse. Tout ce savoir, peut-être, au bout des doigts. Il avale une dernière gorgée de son Isle of Jura.

« Je veux maintenant te raconter, mon cher Éric, que tu le désires ou non, pourquoi je n’ai même pas réussi à devenir un insecte. Je te le déclare solennellement: maintes fois déjà j’ai essayé de devenir un insecte; mais je n’en ai pas été digne.

Une conscience trop clairvoyante, je t’assure, c’est une maladie très réelle. Une conscience ordinaire me suffirait plus qu’amplement dans ma vie quotidienne, une conscience ordinaire, c’est-à-dire une portion de conscience, comme celle qui t’a été octroyée à toi, homme du XXIe siècle qui, pour ton malheur, habite le continent américain, le plus banal, le plus insignifiant des continents qui soit sur Terre (car il y a des continents insignifiants, et d’autres qui ne le sont pas). J’aurais, par exemple, amplement assez de cette portion de conscience que tu possèdes, toi, homme sincère, spontané, théoricien.

Tu t’imagines, je te parie, que je te dis tout cela par pose, pour me moquer des théoriciens, pour faire des embarras à la manière de cet historien des sciences dont je parlais tantôt, mais ce serait une pose de bien mauvais goût. Qui songerait donc, mon pauvre Éric, à se glorifier de ses maladies et à en prendre prétexte pour faire des embarras?

Mais que dis-je donc! Tout le monde agit ainsi. C’est précisément de ses maladies que l’on tire gloire, et moi, probablement, encore plus que les autres. Ne discutons pas! Mon objection est stupide.

Et pourtant, j’en suis fermement convaincu, la conscience, toute conscience est une maladie. Encore plus l’omniscience… Je le maintiens. Mais laissons cela pour le moment. Réponds-moi : comment se fait-il toujours qu’à l’instant même – oui, comme si c’était un fait exprès – précisément à l’instant où je suis le mieux capable d’apprécier toutes les nuances du beau, du sublime, comme on peut l’admirer sur Terre, il m’arrive non seulement de penser, mais de faire des choses si incongrues, que… des actions, pour être bref, que tous accomplissent peut-être bien, mais que je commets précisément lorsque je me rends parfaitement compte qu’il faut s’en abstenir. Tu comprends? Non?

Plus est claire ma conscience du monde et de toutes les choses belles et sublimes, plus profondément je m’enfonce dans ma boue, plus je me sens capable de m’y enliser définitivement. Mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est que ce désaccord ne paraît pas une chose fortuite, dépendante des circonstances, mais semble aller de soi et se produire tout naturellement. On dirait que c’est mon état normal et nullement une maladie ou un vice; si bien que, finalement, je perds toute envie de lutter. Pour en finir donc, j’admets presque (peut-être bien même que je l’admets) que tel est en effet l’état normal de mon esprit. Mais, depuis le début, que de souffrances j’endure dans cette lutte. Je ne crois pas que les hommes puissent être dans le même cas, et toute ma vie durant je cacherai cette particularité comme un secret. J’en ai honte (il se peut que j’en aie honte encore demain). Cela va si loin qu’il m’arrive de gouter une sorte de plaisir secret, vil, anormal, en rentrant chez moi, dans ma tour, par une de ces nuits malpropres et laides, et en me répétant que j’ai encore commis une vilénie ce jour-là et qu’il est impossible de revenir là-dessus. Et je me ronge alors intérieurement. Je me ronge, je me déchire à belles dents, je bois longuement mon amertume, je m’en rassasie tant qu’enfin je ressens une sorte de faiblesse honteuse, maudite, où je goute une volupté très réelle. Oui, une volupté! Tu comprends? Tu m’écoutes Éric? Une volupté! J’insiste là-dessus. J’ai commencé à te parler de cela, précisément parce que je veux savoir au juste si des hommes comme toi connaissez de telles voluptés.

Je vais t’expliquer : la volupté, dans mon cas, provient de ce que je me rends trop bien compte de ma supériorité; elle tient à la sensation d’avoir atteint une dernière limite. Ma situation est superbe et abominable, mais elle ne peut être autre; jamais je ne pourrai changer, car si même j’avais le temps et l’énergie nécessaires, je ne voudrais pas devenir un simple homme; et, d’ailleurs, si même je voulais changer, j’en serais incapable : en effet, changer en quoi? – Il n’y a peut-être rien d’autre.

Mais l’essentiel – ceci est la fin des fins – c’est que tout cela s’accomplit conformément aux lois fondamentales et normales de l’omniscience et de la conscience raffinée et en découle directement, si bien qu’il est tout à fait impossible non seulement de changer, mais, en général, de réagir de façon quelconque. Ma conscience raffinée me dit, par exemple : oui, tu as raison, tu es une canaille; mais le fait que je puis constater ma propre canaillerie ne me console nullement d’être une canaille. Mais cela suffit!… Que de paroles, mon Dieu! Mais qu’ai-je expliqué? D’où provient cette volupté?  Je tiens à m’expliquer pourtant. J’irai jusqu’au bout. C’est pour cela que je bois…

Ainsi, par exemple, j’ai un amour-propre terrible; je suis aussi méfiant et susceptible qu’un bossu, qu’un nain. Mais, vraiment, il y a des minutes dans mon existence où, si l’on me donnait une gifle, j’en serais fort heureux, peut-être. Je parle sérieusement : j’aurais pu certainement trouver là quelque plaisir, le plaisir du désespoir, évidemment; c’est le désespoir qui recèle les voluptés les plus ardentes, surtout lorsque la situation apparaît réellement sans issue. Or là, dans le cas de la gifle, quel écrasement que cette sensation d’avoir été pétri ainsi!

Mais le principal, c’est qu’il se trouve toujours que c’est moi le coupable, de quelque côté qu’on examine les choses, et qui plus est, coupable sans l’être en somme, autrement dit : conformément aux lois de l’omniscience. Je suis coupable, tout d’abord parce que je suis plus intelligent que tous ceux qui m’entourent (je me suis toujours trouvé plus intelligent que ceux qui m’entouraient, et il m’arrive même – imagine-toi! – de me sentir confus de ma supériorité, si bien que depuis ma création je regarde les gens de biais, pour ainsi dire, et ne peux jamais les dévisager bien en face). »

Éric Lint n’écoute plus, dégouté. Il se cure les dents distraitement, puis remarque une fourmi derrière le bol de bretzels. Il cale son scotch, déplace le bol et, avant que la fourmi ait eu le temps de s’enfuir, retourne son verre et l’emprisonne. La fourmi s’agite dans tous les sens, puis s’immobilise. Elle regarde Google, le dieu-insecte, et semble attendre ses ordres.

Une mouche passe.

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Il va pleuvoir ce soir

 

Eric Lint, expert en littérature transgénique, et Google, dieu omnipotent, omniprésent et omniscient (ou peu s’en faut) d’Internet, sont dans une voiture du programme Google Street View avec ses caméras sur le toit. Eric est au volant et regarde distraitement par le pare-brise. Google scrute le ciel, examine le vol des oiseaux et le pas des badauds, puis déclare:

-        Il va pleuvoir ce soir.

-       Il pleut maintenant, dit Éric.

-       Le site de Météomédia dit que ce sera ce soir.

-       Éric conduit Google au bureau local de la compagnie sur McGill College après une absence due à une angine avec forte fièvre. Une femme, dans un imperméable jaune, arrête la circulation pour permettre à des enfants de traverser. Éric l’imagine dans un publicité pour de la soupe et la vois qui enlève son trench au moment où elle entre dans sa cuisine pimpante, où son mari, un petit homme qui n’a guère plus de six semaines à vivre, renifle une bisque de homard fumante.

-       Regarde le pare-brise, dit Éric. Est-ce qu’il pleut ou est-ce qu’il ne pleut pas?

-       Je ne fais que répéter ce qu’ils ont écrit sur Météomédia.

-       Ce n’est pas parce que quelque chose est écrit sur Internet que nous devons mettre de côté les certitudes fournies par nos sens.

-       Vos sens? Vos sens se trompent bien trop souvent. On l’a prouvé en laboratoire. N’as-tu pas entendu parler de tous ces théorèmes qui disent que rien n’est vraiment ce à quoi ça ressemble? Il n’y a ni passé, ni présent, ni futur, sauf dans votre cerveau. Les lois que vous appliquez au mouvement sont un énorme canular. Même les sons peuvent vous induire en erreur. Ce n’est pas parce que tu n’entends pas un son qu’il n’existe pas. Les chiens, par exemple, peuvent l’entendre. Et d’autres animaux. Et je suis sûr qu’il y a des sons que les chiens eux-mêmes ne peuvent pas entendre. Mais ils existent dans l’atmosphère, en tant qu’ondes. Peut-être d’ailleurs, ne s’arrêtent-ils jamais. Des sons aigus, de plus en plus aigus, qui ne viennent de nulle part.

-       Est-ce qu’il pleut, dit Éric, ou est-ce qu’il ne pleut pas?

-       Je préférerais ne pas avoir à le dire.

-       Et qu’arrive-t-il si quelqu’un te met un revolver sous le nez?

-       Qui ça? Toi?

-       Quelqu’un. Un homme en trench-coat qui porte des verres fumés. Il te met un revolver sous le nez et te dit: « Est-ce qu’il pleut ou est-ce qu’il ne pleut pas? Il vous suffit de me dire la vérité et je rengaine mon arme, je prends le premier avion qui décolle. »

-       Quelle sorte de vérité veut-il m’extirper? Veut-il la vérité de quelqu’un voyageant pratiquement à la vitesse de la lumière dans une autre galaxie? Veut-il la vérité de quelqu’un qui orbite autour d’un trou noir? Si ces gens pouvaient nous voir au télescope, nous n’aurions peut-être qu’un mètre de haut et la pluie aurait été pour hier et non pour aujourd’hui.

-       Il a appuyé le canon de son arme contre ta tempe. Il veut ta vérité.

-       Quel intérêt peut avoir ma vérité? Ma vérité particulière ne signifie rien. Imagine que ce type avec son revolver arrive d’une planète située dans un système solaire totalement différent du nôtre, que se passe-t-il alors? Ce que nous appelons pluie, il l’appelle savon. Ce que nous appelons pomme, il l’appelle pluie. Que faut-il que je lui dise à ton avis?

-       Il s’appelle Bernard Tremblay et il vient de Saint-Sauveur.

-       Il veut savoir s’il pleut maintenant, à cette minute précise?

-       Voilà. Ici et maintenant.

-       Y a-t-il quelque chose qui ressemble à maintenant?  Maintenant est aussitôt passé que dit. Comment puis-je dire qu’il pleut maintenant si ton maintenant se transforme en naguère aussitôt que je l’ai prononcé?

-       Tu viens de me dire qu’il n’y a ni passé, ni présent, ni futur.

-       Oui mais ça existe dans vos verbes. C’est d’ailleurs le seul endroit où on le trouve.

-       La pluie c’est un substantif. Pleut-il ici, dans ce lieu précis, dans une période située dans les deux minutes que tu choisiras pour répondre à ma question?

-       Si tu parles d’un lieu précis, alors que nous sommes dans un véhicule qui, de toute évidence, se déplace, alors, bien entendu, cette discussion ressemble à un cercle vicieux.

-       Je t’en prie, réponds-moi tout simplement, Google.

-       Tout ce que je peux faire pour toi, c’est faire une supposition.

-       Pleut-il ou il ne pleut pas?

-        C’est exactement ça. C’est tout ce que je voulais démontrer. Tu calcules les chances. Six d’un côté et une demi-douzaine de l’autre.

-       Mais tu vois bien qu’il pleut.

-       Et toi, tu vois le soleil traverser le ciel et pourtant? N’est-ce pas plutôt la terre qui tourne?

-       Je refuse cette analogie.

-       Es-tu sûr que c’est de la pluie? Comment sais-tu que ce n’est pas de l’acide sulfurique qui provient en ligne directe des usines de l’autre côté du fleuve? Comment sais-tu que ce ne sont pas les retombées d’une guerre en Chine? Comment puis-je savoir que ce que tu appelles pluie est réellement de la pluie? Qu’est-ce que c’est de la pluie, de toute façon?

-       C’est ce truc qui tombe du ciel et qui, d’après ce qu’on dit, mouille.

-       Je ne suis pas mouillé, le serais-tu par hasard?

-       Parfait, dit Éric Lint. Vraiment parfait.

-       Non, sérieusement, serais-tu mouillé?

-       De première, vraiment, dit Éric. La victoire de l’incertitude, du hasard et du chaos. Un moment privilégié de la science.

-       Les sarcasmes, maintenant.

-       Les sophistes et les coupeurs de cheveux en quatre passent un moment merveilleux.

-       Continue. Insultes et sarcasmes. Je m’en moque.

 

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En attendant Google…

(extrait du premier acte)

Route à la campagne, avec arbre.
Soir.
Google, assis sur une pierre, essaie d’enlever ses caméras. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.
Entre Éric Lint.

GOOGLE (renonçant à nouveau) : Rien à faire.
ERIC LINT (s’approchant à petits pas raides, les jambes écartées) : Je commence à le croire. (Il s’immobilise.) J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Eric, sois raisonnable. Tu n’as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. A Google.) Alors, te revoilà, toi.
GOOGLE: Tu crois ?
ERIC LINT : Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.
GOOGLE: Moi aussi.
ERIC LINT : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t’embrasse. (Il tend la main à Google.)
GOOGLE (avec irritation) : Tout à l’heure, tout à l’heure.

Silence.

ERIC LINT (froissé, froidement) : Peut-on savoir où Monsieur a passé la nuit ?
GOOGLE: Dans un fossé.
ERIC LINT (épaté) : Un fossé ! Où ça ?
GOOGLE (sans geste) : Par là.
ERIC LINT : Et on ne t’a pas interrogé ?
GOOGLE : Si… Pas trop.
ERIC LINT : Toujours les mêmes ?
GOOGLE: Les mêmes ? Je ne sais pas.

Silence.

ERIC LINT : Quand j’y pense… depuis le temps… je me demande… ce que tu serais devenu… sans moi… (Avec décision) Tu ne serais plus qu’un petit tas de circuits imprimés à l’heure qu’il est, pas d’erreur.
GOOGLE (piqué au vif) : Et après ?
ERIC LINT (accablé) : C’est trop pour un seul Dieu. (Un temps. Avec vivacité.) D’un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 2001.
GOOGLE: Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.
ERIC LINT : La main dans la main on se serait jeté en bas du World Trade Center, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Google s’acharne sur ses caméras.) Qu’est-ce que tu fais ?
GOOGLE: Je me libère. Ça ne t’est jamais arrivé, à toi ?
ERIC LINT : Depuis le temps que je te dis qu’il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m’écouter.
GOOGLE (faiblement) : Aide-moi !
ERIC LINT : Tu as mal ?
GOOGLE: Mal ! Il me demande si j’ai mal !
ERIC LINT (avec emportement) : Il n’y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles.
GOOGLE: Tu as eu mal ?
ERIC LINT : Mal ! Il me demande si j’ai eu mal !
GOOGLE (pointant l’index) : Ce n’est pas une raison pour ne pas te boutonner.
ERIC LINT (se penchant) : C’est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses.
GOOGLE: Qu’est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment.
ERIC LINT (rêveusement) : Le dernier moment… (Il médite) C’est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ?
GOOGLE: Tu ne veux pas m’aider ?
ERIC LINT : Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il sort son iPad, en regarde l’écran, y promène sa main, le secoue, le remet dans sa poche.) Comment dire ? Soulagé et en même temps… (il cherche) … épouvanté. (Avec emphase) E-POU-VAN-TÉ. (Il sort à nouveau son iPad, en regarde l’écran.) Ca alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau l’écran, le remet dans sa poche.) Enfin… (Google, au prix d’un suprême effort, parvient à enlever ses caméras. Il regarde dans les viseurs, y promène sa main, retourne les caméras, les secoue, cherche par terre s’il n’en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau sur ses viseurs, les yeux vagues.) Alors ?
GOOGLE: Rien
ERIC LINT : Fais voir.
GOOGLE : Il n’y a rien à voir.
ERIC LINT : Essaie de les remettre.
Google (ayant examiné ses caméras) : 
Je vais les laisser refroidir un peu.
ERIC LINT : 
Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à ses caméras alors que c’est son trépied le coupable. Ca devient inquiétant. (Il sort encore une fois son iPad, en regarde l’écran, y passe la main, le secoue, tape dessus, souffle dedans, le remet dans sa poche.) Ça devient inquiétant. (Silence. Google agite son trépied, en faisant jouer les roulements à billes, afin que le lubrifiant y circule mieux.) Un des larrons fut sauvé. C’est un pourcentage honnête. Gogo…
Google : 
Quoi ?
ERIC LINT : 
Si on se repentait ?
GOOGLE 
De quoi ?
ERIC LINT : 
Eh bien … (Il cherche) On n’aurait pas besoin d’entrer dans les détails.
GOOGLE : 
D’être né ?
Eric Lint part d’un bon rire qu’il réprime aussitôt, en portant sa main au pubis, le visage crispé.
ERIC LINT : 
On n’ose même plus rire.
GOOGLE : 
Tu parles d’une privation.
ERIC LINT 
Seulement sourire. (Son visage se fend dans un sourire maximum qui se fige, dure un moment, puis subitement s’éteint.) Ce n’est pas la même chose. Enfin… (Un temps) Gogo…
GOOGLE (agacé) : 
Qu’est-ce qu’il y a ?
ERIC LINT : Tu as lu la Bible ?
GOOGLE : 
La Bible… (Il réfléchit) J’ai dû y jeter un coup d’œil.
ERIC LINT (étonné) : 
A l’école des Dieux ?
GOOGLE : 
Sais pas si elle était de ou avec.
ERIC LINT : 
Tu dois confondre avec Internet.
GOOGLE : 
Possible. Je me rappelle les cartes de la Terre Sainte. En couleur. Très jolies. La mer Morte était bleu pâle. J’avais soif rien qu’en la regardant. Je me disais, c’est là que nous commencerons notre service de cartographie. Nous localiserons. Nous serons heureux.
ERIC LINT : 
Tu aurais dû être poète.
GOOGLE 
Je l’ai été. Ça ne se voit pas ?
Silence.

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Google Livres: Un peu d’histoire

(Mise en perspective historique et auto-promotionnelle du projet Google Livres, telle que traduite par Google Traduction – et je n’ai touché à rien. Gutenberg en prend pour son rhume. Avec Google, il n’y a pas à dire, c’est fou comme on s’amuse.)

À la fin du Moyen Age, dans une petite ville dans la vallée du Rhin, un ouvrier métallurgiste modeste bricolé avec une presse à vin branlante, alliages métalliques et de l’encre à base d’huile. Le résultat de ses travaux était une invention qui a eu l’information du monde et a exponentiellement plus accessible et utile.
Six siècles plus tard, nous voyons le même genre de l’innovation dans la façon dont nous accédons à l’information. Chaque jour, en quelques clics sur un ordinateur, les gens font plus que simplement visiter leurs pages Web préférées. Comme Gutenberg, ils élargissent les frontières de la connaissance humaine.
Cette même philosophie qui se cache derrière Google Livres. Nous croyons qu’un outil qui peut ouvrir les millions de pages dans les livres du monde peuvent aider à éliminer les barrières entre les gens et l’information et bénéficier à la communauté de l’édition en même temps. Beaucoup des plus grands éditeurs du monde ont rejoint notre programme de partenariat afin que les lecteurs du monde entier peuvent découvrir leurs livres. Ces partenariats sont très réussies, et le programme ne cesse de croître.
Pourtant, certains de ces mêmes éditeurs ont intenté un procès à arrêter notre projet de bibliothèque. Dans ce projet, nous travaillons en partenariat avec des bibliothèques à numériser tant du domaine public et des livres sous droits d’auteur. Nous protégeons soigneusement les titulaires de droits d’auteur en faisant en sorte que lorsque les utilisateurs trouvent un livre sous copyright, ils ne voient que d’une entrée carte catalogue de style fournissant des informations de base sur le livre et pas plus de deux ou trois phrases de texte entourant le terme de recherche pour les aider à déterminer si ils ont trouvé ce qu’ils cherchent.
Alors pourquoi un tel outil universellement utile devenue si controversée? Parce que certains dans la question de la communauté de l’édition savoir si un tiers devrait être en mesure de copier et index droits d’auteur des œuvres de sorte que les utilisateurs peuvent rechercher à travers eux, même si tout un utilisateur ne voit que les informations bibliographiques et quelques extraits de texte, et même si le résultat est de rendre ces livres largement détectable en ligne et aider les auteurs et les éditeurs vendent plus.
Certains de nos détracteurs pensent que quelque sorte de Google Livres deviendra un substitut pour le mot imprimé. Au contraire, notre objectif est d’ améliorer l’accès aux livres – pas pour les remplacer. En effet, nous travaillons en étroite collaboration avec les éditeurs pour développer de nouveaux outils et des opportunités pour la vente de livres en ligne.
Le droit d’auteur est censé veiller à ce que les auteurs et les éditeurs ont intérêt à créer de nouvelles œuvres, pas empêcher les gens de savoir que le travail existe. En aidant les gens à trouver des livres, nous croyons que nous pouvons augmenter l’incitation à les publier. Après tout, si un livre n’est pas découvert, il ne sera pas acheté.
C’est pourquoi nous croyons fermement que ce projet sont de bonnes nouvelles pour tout le monde qui lit, écrit, édite et vend des livres.

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Faire un livre

(reproduction d’un texte publié dans la revue Main blanche (vol 19, no2, 2014)

 

J’ai écrit des livres, mais ai-je fait des livres? Au sens d’un projet total où texte et forme se complètent? Quelques-uns à peine. Et encore, ce ne furent jamais que des projets restreints et amateurs, montés avec les moyens du bord, des photos, des dessins, des collages sommaires.
Pourtant, d’emblée, j’ai toujours aimé ces livres qui étaient plus que des textes imprimés, ces livres où le texte et les images se répondaient, où la mise en page devenait un enjeu en soi, à la manière du Coup de dé de Mallarmé.  J’ai ainsi longtemps étudié l’œuvre de Donald Barthelme (1931-1989), l’un de mes écrivains américains favoris. Et j’ai tenté de l’imiter.

Dans ses nouvelles, il pratiquait le collage sous toutes ses formes, qu’il soit inspiré du Merz, du surréalisme ou du Pop Art américain. Ses textes étaient traversés de références artistiques, de mentions de peintres et de sculpteurs. Mais, plus important encore, ils reposaient sur des principes artistiques et picturaux. Telle nouvelle, « Au musée Tolstoï » par exemple, jouait sur la coprésence de textes et de dessins, dont celui du visage long et barbu du vieux Tolstoï, mais aussi des dessins représentant son manteau ou une version jeune de l’écrivain, un livre à la main. Tel autre texte, mettant en scène Paul Klee, était conçu comme un tableau du peintre, décentré et abstrait, où étaient incorporés, sous forme de collages discrets, des extraits de son journal intime. Dans « Eugénie Grandet », reprise satirique du roman de Balzac, les vingt-quatre fragments mêlaient des extraits du texte, des dessins, des dialogues fictifs, des aberrations chronologiques et même quelques erreurs. La nouvelle, tout en ruptures, se démarquait du roman original écrit, lui, tout d’une traite, sans chapitres ni coupures. Dans le quatrième fragment, le narrateur s’interrogeait pour savoir qui demanderait la main d’Eugénie et on découvrait, au fragment suivant, un dessin rudimentaire de la main d’Eugénie, dessin qui venait briser la métonymie en prenant l’interrogation au pied de la lettre.

Comme le soulignait Barthelme en entrevue : « J’essayais de faire de la fiction qui ressemblait à certaines formes de peinture moderne. Vous savez, tendant vers l’abstrait »; et d’ajouter « je crois que j’essayais d’être un peintre, à ma façon. J’aspirais probablement à quelque chose qui n’est pas à proprement parler du domaine de l’écriture » ( Not-Knowing.  The Essays and Interviews, édition de Kim Herzinger, New York, Random House, 1997, p. 298 et 268. ).  Et c’est en explorant les marges de l’écriture qu’il en avait renouvelé la pratique.

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Le titulaire de la chaire de recherche en littérature transgénique, Éric Lint, égare un gène dans le Laboratoire ou les locaux de la Faculté en mars 2014

pour Paul et Donald, surtout Donald

Eric Lint se disait :
- À présent me voilà rendu dans les bureaux du Laboratoire. C’est un aimable membre du décanat qui a suggéré ma nomination. Il pensait que j’y aurais davantage d’appui, plus de chances de découvertes. D’abord, j’ai été affecté à l’ajustement des appareils, en même temps que plusieurs autres chercheurs. Nous nous sommes présentés pas seulement comme des chercheurs, mais comme des chercheurs-créateurs, ce qui suscita maints hochements de tête. Nous définissions des gènes littéraires, corrigeant de vieilles entrées et en ajoutant de nouvelles à l’aide de gabarits. Puis je fus rattaché à l’équipe transgénique et nommé à la circulation des gènes. J’extrais des gènes qui sont insérés dans différents textes littéraires ainsi (à ce que je comprends) que dans des listes oulipiennes. Ce n’est pas une vie désagréable. Je passe mes nuits à faire des manipulations secrètes (ou interdites) et mes journées à l’amélioration des transgènes. Il y a toujours du pain sur la planche, des erreurs et des bogues dans les bases de données de la Faculté. Quand j’arrive à un passage marquant, j’essaie de voir les isotopies sous-jacentes, si j’ai le temps. Il y a toujours des retards imprévus, des dérivations, des cul-de-sac. Enfin le retour au texte! Je vois Lily assez souvent. Nous nous retrouvons dans des salles de séminaire, ce qui est excitant. Je n’ai encore jamais perdu de transgène ni manqué d’en transformer un selon les spécifications. Le programme de recherche semble interminable. Le doyen a accepté six de mes manipulations.
Le moteur de recherche Google se disait :
- Nous avons nos secrets. Nous avons beaucoup de secrets. Tous les secrets nous intéressent. Nous n’avons pas vos secrets, et c’est ce que nous traquons, vos secrets. Notre premier secret c’est où nous sommes. Nul ne le sait. Notre second secret c’est combien nous sommes. Nul ne le sait. L’omniprésence est notre but. Nous n’avons même pas besoin d’une réelle omniprésence. La thèse de l’omniprésence nous suffit. Avec l’omniprésence, main dans la main pourrait-on dire, marche l’omniscience. Et avec l’omniprésence et l’omniscience, main dans la main dans la main pourrait-on dire, marche l’omnipotence. Nous formons une valse à trois temps. Pourtant notre humeur est mélancolique. Il y a quelque chose après quoi nous soupirons silencieusement. Nous brûlons d’être connus, reconnus, voire admirés. À quoi bon l’omnipotence si personne n’est au courant ? Mais c’est un secret, ce regret. Maintenant nous sommes partout. Un des lieux où nous sommes, c’est ici, aux fins d’espionner le titulaire de chaire Éric Lint, qui transfère par le protocole Translit trois précieux gènes, les B.F.W. 3054/16, 17 et 18, chromosomes colorisés compris, de Marquez à Proust. Désirez-vous savoir ce que fait le titulaire de chaire Éric Lint en ce moment même, dans son bureau au Laboratoire ? Il triture un recueil de nouvelles chinoises. Il a ôté ses bottes. Ses pieds sont posés à vingt-six centimètres de l’écran de son ordinateur.
Éric Lint se disait :
- Ces nouvelles chinoises sont légères et charmantes. Je n’ai aucun moyen de savoir si la traduction est bonne ou non. Demain, Lily me retrouvera dans la salle de séminaire que nous avons réservée, à condition que j’aie fini à temps. Mon objectif est le cinquième chromosome du texte. Je n’ai rien eu à manger depuis ce matin. Le beau gros morceau de pâté de foie que je me suis acheté avec l’argent de mes frais de séjour est de l’histoire ancienne. Ce matin, toutefois, une préposée du Second Cup avec une coquetterie dans le regard m’a servi du très bon café. Voilà que nous allons au cœur des choses.
Le moteur Google se disait :
- Le titulaire de chaire Éric Lint s’est rendu au Second Cup. Il savoure un excellent café. Nous allons l’y rejoindre.
Éric Lint se disait :
- À présent j’émerge du Second Cup et j’entre dans les murs du Laboratoire jusqu’à la salle de travail où j’ai déposé mes transgènes (je pense à eux comme s’ils étaient ma propriété). À ma surprise et à ma consternation, je remarque qu’il en manque un. Il y en avait trois arrimés à la plateforme informatique et recouverts de code. Maintenant je vois de mon œil exercé de titulaire de chaire qu’au lieu de trois gènes recouvertes de code, il n’y en a que deux. À l’emplacement du troisième transgène, il n’y a plus qu’un magma de chiffres et de code frauduleux. Je regarde en vitesse autour de moi pour voir si quelqu’un d’autre a remarqué la disparition du troisième gène.
Google se disait :
- Nous l’avions remarqué. Notre œil exercé de moteur de recherche avait remarqué le fait que, là où il y avait avant trois gènes arrimés à la plateforme informatique et recouverts de code, il n’y en avait maintenant plus que deux. Malheureusement, au moment du détournement, nous étions au Second Cup, en train de déjeuner ; par conséquent, nous serions bien en peine d’affirmer où le transgène a pu passer ni qui sont ceux qui l’ont détourné. II y a donc un élément que nous ignorons. Cela est désagréable à l’extrême. Nous observons de près le titulaire de chaire Éric Lint afin d’apprécier quelles mesures il va prendre dans des circonstances si critiques. Nous observons qu’il sort de sa veste un crayon et un carnet. Nous observons qu’il commence, très justement à notre avis, par consigner dans son carnet tous les détails de l’affaire.
Éric Lint se disait :
— La fenêtre de l’écran plat sur laquelle le transgène était affiché, ainsi que le code frauduleux – ces lignes de code formant des crêtes et des vallées, des plis intéressants, le code, l’essence même du transgénisme, qui dégouline – c’est irritant. Je rage pendant dix ou quinze minutes, tout en me demandant si je ne risque pas d’avoir des ennuis, à cause de ce transgène manquant. Quand je me présenterai au bureau du doyen au quatrième étage avec moins de gènes que le nombre porté sur l’état de compte, une personne trop zélée ne risque-t-elle pas de s’en formaliser ? de m’agonir ? J’ai fini de rager. À présent je vais demander à quelques programmeurs et au personnel du Laboratoire s’ils n’ont pas vu quelqu’un jouer avec mon écran. Au cas où ils me répondraient par la négative, je vais me sentir extrêmement frustré. Commençons par flanquer un bon coup de pied à l’ordinateur.
Google se disait :
- Frustré, il commence par flanquer un coup de pied à l’ordinateur.
Éric Lint se disait :
— Je lève les yeux sur le classeur pour voir si mon transgène n’est pas là-haut. Il y a sur le classeur des gènes de plusieurs modèles, mais aucun du modèle de celui que je cherche.
Google se disait :
— Le titulaire de chaire Éric Lint scrute le classeur, méthode des plus raisonnables à nos yeux. Nous, moteur de recherche, balayons également le classeur du Laboratoire de nos regards. Sans rien trouver. Nous discutons entre nous pour savoir si nous devrions retourner au Second Cup et entreprendre la rédaction de notre rapport préliminaire, à faire suivre aux autorités supérieures. Le point épineux, en termes de rapport préliminaire, c’est que nous n’avons pas la réponse à la question : « Où est le transgène ? » Le préjudice potentiel porté à la thèse de l’omniscience aussi bien qu’à notre efficacité impose que ce point soit omis dans le rapport préliminaire. Mais si ce point est omis, une personne trop zélée du bureau des Secrets ne risque-t-elle pas de remarquer cette omission ? De s’en formaliser ? De nous agonir ? L’omission n’est pas de mise au bureau des Secrets. Pour le moment, nous décidons de continuer à observer les réactions du titulaire de chaire Éric Lint.
Éric Lint se disait :
— Moi qui n’ai jamais perdu de gène j’ai perdu un gène. Un de mes transgènes a joué la fille de l’air. Le coût du gène, si on ne le retrouve pas, sera déduit de ma paie, déjà trop maigre. Même si le doyen vend une centaine, un millier de mes textes, je n’aurai pas assez d’argent pour rembourser ce maudit transgène. Pendant ce temps, le Laboratoire se garde bien de réagir. Ho hum. Bed-bug. Est-ce que je peux construire un nouveau transgène ou même un leurre de gène, sans matériaux pour travailler ni, de fait, aucune connaissance particulière de la programmation informatique ? La situation est grotesque. Je ferai donc appel à la raison. La raison me dicte la solution. Je vais falsifier le nombre de transgènes téléchargés. Grâce à mes talents de faussaire, qui ne sont pas si différents, tant s’en faut, de ceux d’un imposteur, je modifierai l’état de compte de manière qu’il reflète l’acquisition de deux transgènes, B.F.W. 3054/16 et 17, pour le cinquième protocole Transit. La facture et le code en trop, je m’en vais les cacher dans un dossier bidon – celui-là, qui d’après ses méta-données, doit servir de fichier tampon. Maintenant je vais faire un tour en ville et voir si je peux trouver un confiseur. J’ai envie de chocolat.
Google se disait :
— À présent nous observons que le titulaire de chaire Éric Lint cache la facture et le code qui définissait le transgène dans une filière vide cachée sous un fichier tampon. Nous avons précédemment observé qu’il falsifiait l’état de compte grâce à ses talents de faussaire qui ne sont pas si différents, tant s’en faut, de ceux d’un imposteur. Nous applaudissons aux mesures du titulaire de chaire Éric Lint. La contradiction à laquelle nous étions confrontés pour ce qui est du rapport préliminaire est ainsi tranchée d’une manière hautement satisfaisante. Nous sommes fiers du titulaire de chaire Éric Lint et de la manière résolue et virile dont il a réglé la crise. Nous prédisons qu’il ira loin. Nous aimerions bien l’embrasser comme un camarade et un frère, mais malheureusement nous ne sommes pas de ceux qu’on embrasse. Nous sommes clandestins, nous vivons sur un écran; le plaisir des embrassades camarado-fraternelles est un des plaisirs qui nous sont interdits dans nos sinistres services.
Éric Lint se disait :
— Nous quittons le NT3. Les caches se vident, à raison de six giga-octets  par heure. Le travail avance vite. Personne ne conteste mon document falsifié. Le temps s’éclaircit. Après déjeuner je recommencerai et entreprendrai une nouvelle expérience. Mon contrat de service et ma feuille de temps sont prêts, mais le doyen doit venir les signer. J’attends au chaud dans les bureaux du Laboratoire. La supercherie que j’ai faite avec l’état de compte et le code est vraiment très bonne. Je grignote un morceau de chocolat. Je suis désolé de la perte de ce transgène, mais pas tant que cela. La recherche ne dure qu’un temps, alors que les filles et le chocolat sont éternels.

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Un défaut de fabrication: le labyrinthe des signes de Charles Sanders Peirce

Je n’ai jamais été ambidextre comme a pu l’être Charles Sanders Peirce. On raconte qu’il pouvait écrire au tableau simultanément des deux mains un problème logique et sa solution, au grand étonnement de ses étudiants (Joseph Brent, Charles Sanders Peirce. A Life, Bloomington, Indiana University Press, 1998, p. 15). J’essaie de l’imaginer, avec sa barbe fournie et ses cheveux très droits, séparés dans le milieu, lever les deux mains à la même hauteur et tracer des lettres et des symboles. Écrivait-il dans la même direction ou dans des sens opposés? Le faisait-il à répétition? Parlait-il en même temps qu’il écrivait?
Ce qui me fascine de cette anecdote sur Peirce, c’est la possibilité que ses deux mains aient été complémentaires et convergentes. J’y retrouve l’illusion d’une complétude, d’une synthèse à la Michel Serres dans Le Tiers-Instruit (Paris, Éditions François Bourin, 1991) comme si Peirce était un être surhumain, qui avait atteint la troisième rive. Un de ses étudiants à l’Université Johns Hopkins le décrivait justement en ces termes:

Pour Peirce lui-même, j’avais une forme de dévotion. Si son intellect était froid et précis, son imagination métaphysique était capricieuse, scintillante et débridée, et sa personnalité était à ce point riche et mystérieuse qu’il semblait un être à part, un surhomme. J’aurais voulu être comme lui plutôt que comme tout autre personne rencontrée. (cité dans Brent, 1998, p. 15; je traduis)

Quand on lit Peirce et essaie de comprendre ses écrits logiques et philosophiques, on est frappé par le caractère hermétique de son écriture, de même que par la complexité de ses théories. Son esprit est essentiellement divergent, entre autres dans sa façon de prendre à rebours les modèles philosophiques, qu’il met sens dessus dessous. C’est un être de la contrariété : il invente le pragmatisme en opposition au cartésianisme, puis, quand cette doctrine devient trop populaire, il propose le pragmaticisme. En réponse à la phénoménologie, il définit une phanéroscopie, qui en est une proche voisine, mais encore plus hermétique. Chaque fois, il se donne les coudées franches pour développer son propre modèle, même s’il doit se marginaliser pour le faire. Il pense en triades, en catégories emboitées les unes dans les autres, qui donnent de la pensée en action une image inédite, à la fois ouverte sur le monde et en constante redéfinition. Il est à la fois intuitif et maladroit, capable de progressions fulgurantes et de remises en question brutales, oscillant, comme le fait Barthes, entre la ligne droite et le zigzag.
Il se déclare étonnamment dénué d’imagination et ne doit ses percées en logique qu’à sa persévérance et à la méthode qu’il dit avoir découverte dans sa jeunesse – une façon de rendre les idées claires. Cette méthode, il a longtemps été le seul à la posséder et à bien la comprendre. Et sa transparence était toute relative; mais, elle était la pierre de touche de son système philosophique.
On croit être en présence d’un esprit supérieur, pour qui tout est facile, mais la réalité est tout autre. Peirce était essentiellement un être souffrant. Et il attribuait certaines de ses inaptitudes au fait d’être gaucher.

Je ne suis pas un écrivain naturel, n’étant pas différent en cela de la plupart des hommes. Et si j’ai écrit quelque chose de bien, c’était parce que les idées pratiquaient sur moi une immense pression, au point de me faire éclater. En outre, j’écris beaucoup mieux quand j’ai une hypothèse précise à prouver. Et il ne faut pas qu’elle soit compliquée, sinon ma gaucherie mentale me conduira à m’exprimer d’une façon qu’un esprit normal trouvera presque inconcevablement maladroite. (Lettre à Cassius J. Keyser, Brent, 1998, p. 43; je traduis)

Peirce associe de façon presque enfantine le fait d’être gaucher à une pensée gauche : « il semble que les connexions entre les diverses parties de mon cerveau doivent être différentes de l’organisation usuelle et optimale; et, si tel est le cas, il s’ensuit nécessairement que mes pensées apparaissent comme gauches. » (Brent, 1998, p. 44; je traduis)
On disait de lui qu’il était atteint de névralgie trigéminale (ou du trijumeau, un nerf du visage), ainsi que d’une psychose maniaco-dépressive. Il souffrait d’hypersexualité, ainsi que de nombreuses addictions (à l’alcool, à la morphine et, vraisemblablement, à la cocaïne), et connaissait des états mélancoliques. De son propre aveu, il avait de grandes difficultés à écrire et sa pensée fonctionnait par diagrammes et schémas. Ce qui apparaissait aux autres comme de l’originalité n’était pour lui que de la maladresse.
À lire sa biographie, on comprend que c’était un être fantasque, imprévisible et irritable, qui a dû expérimenter la contrariété sans jamais totalement appréhender les conséquences de sa rééducation, pourtant ratée. Il fait remarquer, dans une lettre, que

le fait d’être gaucher n’est pas une simple habitude, un accident de parcours, mais provient de causes organiques et cela est mis en évidence par le fait que, quand j’ai quitté l’école, j’écrivais facilement de la main droite et ne pouvais à peine le faire de la gauche; par contre, quand j’ai cessé de faire l’effort de continuer cette pratique inculquée pendant trois ans, je suis vite retourné à me servir de ma main gauche, bien que je me sois toujours servi, à table, d’un couteau, d’une fourchette et d’une cuiller tout comme le monde. (Brent, 1998, p. 44; je traduis)

Son ambidextrie était une illusion, un contrecoup de sa rééducation avortée. Car, il n’a pas continué à écrire de la main droite, il est revenu à sa main naturelle. La gauche, la divergente.
Peirce est l’un des rares, surtout au dix-neuvième siècle, à avoir su résister à l’expérience de la contrariété. Il n’a pas continué à écrire de la main droite, intégré de force au corps social, il a désappris ce geste, pour lui substituer son penchant naturel. Avant de s’opposer aux philosophes des siècles passés et de proposer une façon originale de comprendre l’esprit et le maniement des idées, il s’est opposé à ses éducateurs et à leurs idées reçues.
Peirce s’est-il senti un monstre? S’est-il perçu comme un être double? Gaucher et droitier en même temps? Ses nombreux moments d’apitoiement semblent l’indiquer. Et il y a ce dessin, reproduit dans la biographie de Brent, qui le laisse aussi entendre. Un des rares dessins faits de la main de Peirce, conservé dans les archives de l’Université Harvard. On y découvre un Minotaure au centre d’un labyrinthe de lignes entortillées. Le dessin est d’une complexité inouïe. Et il est impossible de savoir si l’on peut se frayer un chemin à travers ce dédale de fils enroulés. L’impression générale ressentie est que le Minotaure, cet être double par excellence, s’y trouve littéralement écrasé. La bulle, qui l’entoure, le protège à peine de sa prison. La légende explique qu’il s’agit de la représentation par Peirce du « labyrinthe des signes », cet univers de tensions et de relations au cœur duquel la conscience se déploie.


Le rapport au monde qui y est mis en scène est marqué par la complexité, ainsi que le danger. Car, le Minotaure est à la fois ce monstre qui dévore ses victimes et une cible pour des héros en quête d’aventures. Ce qui le distingue est aussi ce qui le rend vulnérable. Fait à noter, le Minotaure dessiné possède un corps animal et une tête humaine, plutôt que le contraire. Un corps difficile à dompter et un esprit en proie aux plus vives inquiétudes.
Ce dessin est, pour moi, une version tragique de l’existence du philosophe : encerclé, menacé de toutes parts, envahi par les signes d’un univers aux formes instables, fait de plis et de replis, d’un flux constant qui l’agresse tout autant qu’il le nourrit. J’y vois aussi, exprimée de manière figurale, la solitude et l’exaspération du contrarié confronté à un monde réfractaire.

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Un défaut de fabrication : Le maitre, l’élève et la porte

(J’ai fait paraître récemment un essai intitulé Un défaut de fabrication. Élégie pour la main gauche (Boréal, 2014); je me permets de mettre en ligne quelques textes écrits ou colligés en marge du livre. Une façon comme une autre de faire durer le plaisir.)

 

La porte de mon bureau à l’université coince dès que l’humidité augmente. Il faut, pour l’ouvrir, opérer une légère pression vers le bas. Cette situation toute simple me permet de jouer au jeu du maitre et de l’élève.
Quand un étudiant entre pour la première fois dans mon bureau, la porte est souvent fermée afin d’assurer à nos échanges une certaine discrétion et de réduire l’impact des bruits du couloir, achalandé en début de session.
Mon bureau est au centre d’un T, là où la traverse croise le fût de la lettre, c’est-à-dire à cet endroit précis où les deux droites se coupent. Je travaille face à la porte et, en début d’année universitaire, je vois régulièrement des gens s’immobiliser à la fin du couloir, regarder dans toutes les directions dans l’espoir de trouver une façon de sortir du dédale (ils sont souvent à la recherche des ascenseurs, à l’autre bout de l’étage). Ils m’aperçoivent dans mon bureau et me dévisagent d’un œil suppliant… Je suis magnanime et leur répond avec précision : c’est simple, retournez sur vos pas, puis faites gauche, droite, gauche, droite, droite et vous serez devant les ascenseurs. Une bonne moitié des égarés reviennent à la case de départ, devant mon bureau, coupables de ne pas avoir suivi les indications à la lettre. C’était trop simple ou peu crédible. Souvent, ils ont spontanément inversé la séquence pour la faire débuter par la droite, incapables de concevoir une série qui commencerait par la gauche.
"Le gaucher" C’est dire que le couloir sur lequel donne mon bureau est bruyant, et je comprends les étudiants de vouloir fermer la porte. Normalement, la discussion va bon train et ils ressortent heureux de la rencontre. En fait, ils ressortiraient s’ils parvenaient à la rouvrir…
Mais voilà! La porte résiste. L’étudiant a déposé de la main droite ses affaires dans son sac, ses cahiers de notes, son ordinateur portable, les feuilles pleines de gribouillis qui servent de mémentos de nos discussions; il remet sa veste ou son manteau, se lève et fait le pas requis pour se rendre à la porte. Pendant ce temps, je reste confortablement assis. Rien ne trahit mon amusement à la scène qui se prépare. Il tend la main vers la poignée de porte, la saisit, comme on le fait tous les jours, c’est une porte standard avec une poignée ronde au fini métallique, et il entreprend de l’ouvrir. Le rendez-vous est fini, il est temps de décamper.
La porte refuse de se laisser ouvrir. Ce n’est pas une blague, enfin si, c’en est une. Mais ce n’est pas moi qui la fais. C’est la porte elle-même, qui refuse de s’ouvrir. Et plus l’étudiant met de la pression, plus elle résiste. J’en ai vu qui s’y sont pris à deux mains. La porte ne veut pas se laisser ouvrir. Les réactions vont de l’incompréhension vaguement amusée à l’irritation extrême, en passant par la peur d’être tombé dans un traquenard. À jamais enfermé dans le bureau d’un prof! Tout mais pas ça… Et je les vois s’imaginer une scène ridicule où il faut appeler les gardiens de sécurité, puis les préposés à l’entretien, et le spectacle de l’ouverture de la porte au chalumeau.
Je me lève alors lentement et, faisant les trois pas qui me séparent de l’entrée,  je me mets à baratiner mon laïus sur les relations entre le maitre et l’élève. L’élève ne sait pas ouvrir la porte. C’est pour ça qu’il est l’élève. C’est le maitre qui sait. Cela fait partie de l’apprentissage. Et, en disant ces mots, je mets ma main gauche sur la poignée de la porte et, sans faire le moindre effort, je l’ouvre. La porte qui tantôt résistait à toutes les tentatives s’ouvre maintenant sans effort. La preuve est faite, le maitre sait ouvrir la porte que l’élève ne parvient pas à faire bouger. Son autorité est complète.
La scène connait quelques variations à partir de cet instant. Les plus timides s’éloignent, sans se retourner, honteux de leur déconvenue. Ils ne connaitront pas le secret derrière le prodige. Certains autres restent dans le bureau ou, plus souvent qu’autrement, dans le couloir face au bureau. Une fois sortis et en sécurité, ils veulent comprendre et ne partiront pas sans avoir la réponse. Quelques-uns demandent même de refermer la porte. Ils veulent réessayer de l’ouvrir. Je les aime bien ceux-là. J’obtempère de bon gré, referme la porte et me retire. Mais les résultats sont identiques. Ils ne parviennent pas plus à l’ouvrir qu’auparavant. Parfois la porte bronche, et il lui est arrivé de céder, mais non sans grand effort. Le mystère demeure entier. Car, à la demande, je répète le prodige, en refermant et en ouvrant la porte sans aucune difficulté.
L’explication est toujours un moment amusant. La dialectique du maitre et de l’élève repose sur un truc, un savoir non partagé, qui fait que le maitre a beau jeu de paraitre intelligent. Dans ce cas-ci, le truc, c’est la main. Le haut de la porte frotte discrètement contre son cadre du côté de la poignée, surtout en période d’humidité. Il faut donc opérer une très légère pression vers le bas pour la libérer. En mettant de la pression vers le haut, c’est tout le contraire qui se produit, la porte ne s’ouvre plus, elle coince encore plus fortement. Les étudiants, droitiers, qui s’emparent de la poignée et qui entreprennent de la tourner dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, tirent sans s’en rendre compte vers le haut. La rotation de la main les conduit à mettre plus de pression vers le haut, immobilisant ainsi la porte dans son cadre. Ce sont eux qui l’empêchent de s’ouvrir. En tant que gaucher, au moment de la demi rotation de la poignée, je mets de la pression vers le bas et dégage automatiquement la porte.
J’ai ainsi hérité par le plus grand des hasards d’un bureau fait pour un gaucher, ce qui me procure un avantage certain sur les droitiers qui ne connaissent vraiment rien aux contrariétés… Habitué aux becs verseurs et aux outils désajustés, je ne peux que m’amuser des effets d’un monde réfractaire aux gestes usuels. L’opacité n’est jamais confortable, elle force à revoir nos habitudes et c’est notre rapport au monde qui doit être renégocié.

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Paul Auster et la vie secrète des événements

Gervais, Bertrand. 2011. « Paul Auster et la vie secrète des événements ». Dans Poétiques et imaginaires de l’événement. Montréal : Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. coll. Figura, vol. 28, p. 97-110.

 

Les événements prennent une place prépondérante dans la poétique de Paul Auster. Dans son écriture, l’anecdote prend le dessus sur la phrase; la logique des événements, les coïncidences et les contingences l’emportent sur les effets de style et les constructions savantes. Le mot se conçoit chez Auster toujours dans sa relation au monde. Et c’est une relation complexe. Le monde n’existe pas sans les mots, nous-mêmes ne pensons pas sans le langage, mais en même temps, les mots n’existent pas sans le monde et leur fonction est non pas de s’en dégager, créant leur propre réalité, uniquement langagière, mais de révéler le monde dans sa complexité. Or, celle-ci est exprimée de façon imagée dans cette assertion nichée au cœur de L’invention de la solitude, selon laquelle « les événements d’une vie peuvent rimer entre eux. » C’est dire que, pour Auster, les événements se comportent comme des mots et peuvent être organisés en fonction de ressemblances ou de correspondances à la manière des homophonies recherchées en poésie. La relation habituelle entre les mots et les choses est, ici, renversée. Ce sont non pas les mots qui ressemblent aux choses qu’ils désignent, mais au contraire, les événements qui s’agencent tels des mots.
C’est à comprendre une telle esthétique que je m’arrêterai ici. Je poserai, d’entrée de jeu, que l’esthétique de Paul Auster implique un style minimaliste et dépouillé, où l’écriture cède volontairement le pas aux événements, et en montrerai certaines caractéristiques. J’explorerai ensuite la logique surprenante des événements qui a cours dans ses premiers romans et récits et l’importance démesurée qu’y prend l’anecdote. Et je terminerai sur une définition en trois composantes de l’esthétique de l’auteur.

Pour lire la suite, voir l’article mis en ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain.

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