Je n’ai plus la télé depuis le passage au numérique

Le passage au numérique

Le passage au numérique

Je n’ai plus la télé depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus d’oreilles de lapin depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus de bruit de fond depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus toute ma tête depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus de temps libre depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus lu de livre de poche aux pages desséchées depuis le passage au numérique. C’est pas grave, les feuilles acides de ces livres me donnaient de l’urticaire.
Je n’ai plus regardé un film sur cassette VHS depuis le passage au numérique. La dernière cassette que j’ai voulu lire a été avalée par le lecteur et j’ai dû couper le ruban pour dégager la cassette. J’ai coupé le cordon.
Je n’ai plus regardé de postes communautaires où les Jojo Horoscope du monde entier rivalisent avec les adeptes des soucoupes volantes ou du jovialisme expérimental depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus d’insomnie depuis le passage au numérique. Parce que dès que je me réveille, même au milieu de la nuit, je me déplace devant mon écran d’ordinateur et je navigue. Mes insomnies sont devenues des navigations au long cours sur des mers de données. Mes insomnies sont peuplées d’images virtuelles qui passent en diaporamas improvisés. Je vais de révélations en révélations, et je finis par me rendormir, les mains sur le clavier.
Je n’ai plus d’angoisses existentielles  depuis le passage au numérique, parce qu’elles sont toutes en surface, mes angoisses, projetées sur l’écran plat de mon ordinateur portable. Elles sont là, à la vue et au su de tous, maquillées sous la forme d’assertions bénignes de 140 caractères ou moins ou de courtes entrées sur la page d’accueil d’un réseau social. À quoi pensez-vous? me demande-t-on. Dites tout ce qui vous passe par la tête. Et c’est pas grave si c’est nul. L’important est de participer, d’alimenter le réseau. De socialiser.  Mais à quoi est-ce que je pense au juste? Est-ce que je le sais? Ce que j’écris que je pense, est-ce vraiment ce à quoi je pense au moment où je l’écris? Bien sûr que non. Je ne sais jamais ce à quoi je pense.  Cela se passe à mon insu. Ça pense. Ça pense. Et j’en capte des moments. Je transcris des trucs. Mais ça ne veut rien dire. De la fonction phatique. Un bruit de fond. Ah oui, j’oubliais, je n’ai plus de bruit de fond depuis le passage au numérique.
Je ne m’alimente plus que de flux depuis le passage au numérique. Flux d’informations. Flux d’images. Flux de pensées. Mon identité est devenue flux.
Je n’ai plus droit qu’à des informations fragmentaires depuis le passage au numérique. Des titres de nouvelles, des dépêches parcourues du regard, des extraits de vidéoclips, des images dont je ne lis pas les légendes, des figures entr’aperçues, des soupçons de pensées. Je sens que je me disperse. Que je tergiverse. Et ça me bouleverse.
Je n’ai plus grand chose à écrire depuis le passage au numérique. Tout est déjà là de toute façon. Je me rends sur google books, je contemple la masse de données en ligne, et je me dis que Borges serait malheureux, lui qui est devenu aveugle avant l’actualisation de ses rêves les plus fous. Je me dis qu’Homère serait dépassé par les événements. Que Joyce serait aux anges. Que Kafka éteindrait aussitôt son ordinateur, pris d’une violente nausée. Que Pessoa ne s’en rendrait même pas compte. Que Pound se fendrait d’un nouveau canto, explications incluses en liens hypertextuels. Que Proust. Je ne sais pas ce que Proust ferait. Sérieusement. Céline, oui. Il éructerait. Whitman, oui. Il continuerait son poème. Melville, aussi. Il dirait : I would prefer not to.  Mais Proust. Non. Je ne vois pas. Il déplacerait ses oreillers, remonterait les couvertures jusqu’à son menton et regarderait le plafond d’un air songeur, en disant : je ne regarde plus la télé depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus de vie sexuelle fantasmée depuis le passage au numérique. Je me rends sur un site P et je passe ma commande. C’est facile. Je n’ai même pas à le désirer, je n’ai qu’à écrire des mots sur un moteur de recherche et cela m’apparaît à l’écran. Des femmes qui font ceci. Des hommes qui passent par là. Des enchaînements acrobatiques. Des visions fetish. Tout ça au bout des doigts. Sans effort, sans désir, sans rien.
Je n’ai plus de pèse personne depuis le passage au numérique. D’abord, avant on appelait ça une balance. Maintenant, il faut parler d’un pèse personne. C’est politically correct. Mais ça veut rien dire. Et si je mets un chien sur un pèse personne, est-ce que j’ai droit à un résultat? En plus, ce ne sont plus des livres qui sont indiquées mais des kilos. Je ne veux pas savoir ce que je pèse en kilos, je veux mes bonnes vieilles livres. Où sont les livres? Maudite culture de l’écran. Même les livres ont disparu.
Je n’ai plus de rêves violents remplis de sang et de corps désarticulés et d’un nuage blanc, laiteux, comme de la peinture au fond d’un pot, un blanc écru, grumeleux, qui sent quelque chose d’organique, mais je ne saurais dire quoi, non ce n’est pas ce à quoi vous pensez, rien de sexuel là-dedans, ni de maternel, mais comme du plâtre dilué, dans lequel on aurait ajouté des grains de sable, pour en modifier la consistance et je mettrais ma main gauche dans cette matière froide et épaisse, je la ferais pénétrer jusqu’au poignet, et elle disparaitrait complètement, comme si la masse l’avait avalée. Une main en moins. C’est un défaut de fabrication de moins à expliquer. Mais quand même, c’est inquiétant. Et si le liquide m’avalait tout entier? Et si je disparaissais dans cette masse blanchâtre? La masse est-elle une expression du numérique?
Je n’ai plus toute ma tête depuis le passage au numérique.

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Flânerie villeroise

Free Villeray

Free Villeray

J’habite le même quartier depuis quinze ans. Je m’y suis promené de longues années avec chien et enfant. J’ai sillonné ses rues à vélo et en auto. J’ai mes tracés. La route que je prends pour me rendre au métro. La ruelle que j’emprunte pour rejoindre le dépanneur. Le chemin qui mène au Vidéo 2000. Au Provigo. Au restaurant portugais. Au Pharmaprix. Le bureau de poste est au bout de ma rue, je n’ai qu’à la remonter jusqu’à Crémazie pour le rejoindre.
Au début, j’étais fasciné par un assortiment de vieux commerces. Ils parlaient d’un autre temps, un coiffeur pour homme avec sa devanture d’animaux empaillés, un vieux cordonnier avec ses étagères remplies de souliers oubliés là par leur propriétaire, un luthier, un dépanneur tenu par des algériens, une taverne « bienvenue aux dames », un snack bar.
Je ne pensais pas en parler. C’était, après tout, mon environnement usuel. Et, sauf exception,  on ne cherche pas à décrire son territoire, on se contente de l’habiter.  De le parcourir sans trop y penser. On a ses points de repère et ses habitudes. Une géographie imaginaire s’est peu à peu structurée et elle nous sert d’interface. Nous parcourons ce monde que nous habitons à partir des marques que nous y avons laissées et qui en balisent les contours. Lire le reste de cet article »

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Au Pays des Ha Ha!

Sur la rue Guizot, de l’autre côté du Parc des rêves, un ancien dépanneur tenu par des algériens, fermé depuis le milieu de l’été s’est peu à peu transformé en un véritable mystère urbain. Sa vitrine nord, recouverte de papier, s’est dotée d’une mappemonde imaginaire, une carte dessinée non de main d’homme, mais à la suite de quelque opération secrète, survenue au cœur d’une  nuit pluvieuse. Ce n’est pas un alphabet primordial qui a été dessiné, comme avec le granite, mais le contour de continents uniquement habités par des ombres et des spectres. On reconnaît des pays, une mer, des îles allongées, des isthmes et des baies.

Quel cartographe a tracé ces lignes? Quel géographe en proie à une imagination débordante? Nul ne le sait. Mais il n’est pas rare de voir des hommes, promenant leur chien à la brunante ou menant leur progéniture à l’école par temps frais, s’arrêter devant la vitrine et, pendant quelques instants, se mettre à rêver de voyages imaginaires. Vaines pensées faites d’eau et de papier, marques d’une mémoire improvisée, soumise aux assauts des intempéries. Désirs informes qui provoquent des sourires niais, vite cachés.

C’est le monde des Ha Ha!

On le visite sans préavis.

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La vitrine du Pays des Ha Ha!

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Pays des Ha Ha!

Pays des Ha Ha!

Pays des Ha Ha!

Pays des Ha Ha!

Pays des Ha Ha!

On ne rit pas dans le monde des Ha Ha!, même si les formes prêtent à confusion. On cherche sa voie avec circonspection. On ouvre les yeux, on prend de grandes respirations, on laisse mourir cette voix intérieure qui nous dicte de continuer notre chemin, et on plonge.

Sous la surface, les locaux sont insalubres. Dans le monde des Ha Ha!, le linoléum est déchiré, du papier journal souillé attend d’être ramassé, les murs sont recouverts d’affiches périmées de bière et de tablettes de chocolat. Ça sent la charogne. On imagine derrière les cloisons des carcasses d’animaux morts. On se frappe le visage pour se dire qu’on ne rêve pas. On échappe un soupir.

On voudrait continuer sa route, mais on reste suspendu aux lignes légèrement brouillées de la mappemonde. On se met à rêver de routes et de galions, de voiles frémissant au vent, d’une eau salée et chaude.

Dans le monde des Ha Ha! sommeille un monstre qui attend qu’on le réveille. Il faut marcher sur la pointe des pieds pour ne pas le faire sursauter et longer les murs pour éviter que l’ombre de son corps ne l’atteigne. C’est le contact des masses sombres qui provoque les crises.

Je me suis arrêté devant la vitrine du Pays des Ha Ha!, un matin de décembre froid, mais ensoleillé. J’avais le cœur lourd, un grondement informe brouillait mes pensées, je ne savais plus si la direction prise était la bonne. J’ai suivi du regard les formes naïves de la mappemonde, imaginant des continents entiers et des îles aux rivages torturés. J’avais déjà rêvé d’une île aux Pas perdus, projet qui n’avait réussi qu’à me plonger encore plus profondément dans une aporie. Je me méfiais donc de ces contours dessinés par inadvertance. Mais j’avais oublié jusqu’à quel point la géographie est une poésie en action. Jusqu’à quel point quelques traits suffisent à générer un monde. Et une fuite intérieure.

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« Your Brother Called »

(Texte paru initialement dans Contrejour. Cahiers littéraires, no 22, automne 2010, pp. 55-56.)

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J’ai conservé peu de photos de la fin des années soixante-dix, époque où je faisais mes études en lettres, et c’est par hasard que j’ai découvert celle-ci dans une boîte au sous-sol.

La photographie était cachée dans un lot de lettres reçues, de cartes de souhait périmées et de brouillons de toutes sortes, jetés pêle-mêle dans une enveloppe brune au rabat déchiré. J’allais tout remettre sagement dans la boîte, quand mon attention a été attirée par un billet, rédigé d’une écriture enfantine. Le message, transcrit sur un papillon à l’entête du Dan Panorama Haifa, était adressé à Gervis Bertron, chambre 1009 : « your brother called. Your mother very sick. She’s been in the hospital St. Luc. No 2812121. » Le message était daté du 17 août 1998, à 15h30. Cela faisait  douze ans.

danpanoramaHélène est morte un mois plus tard d’un cancer du foie. Après une vie de malentendus et de silences, nous nous sommes réconciliés dans les couloirs de l’hôpital. J’attendais que tu reviennes, m’a-t-elle dit.

Glissée derrière le billet de l’hôtel, collée là par quelque magie sympathique, il y avait cette photographie en noir et blanc. J’ai dû y penser à deux fois avant d’en retrouver les circonstances. Elle avait été prise aux environs de Ste Marguerite du lac Masson et datait de la fin de l’automne 1978, lors d’un rare moment d’accalmie. Déjà, à cette époque, je ne parlais plus à ma mère, qui ne comprenait rien à mes choix. Ma rébellion était lourde et entière. J’en retrouve des échos dans ce visage barbu qui n’est plus le mien depuis longtemps.

Que ces deux moments de mon passé aient réussi à se lier dans le fouillis d’une boîte depuis longtemps abandonnée m’a grandement étonné, comme si la vie secrète des souvenirs répondait à une logique indépendante de toute volonté, mais j’en ai accepté sans broncher le verdict. Derrière toute réconciliation se cache une rupture. Le passé est fait de cordes qui tendent à se nouer dans l’obscurité.

J’ai pris la photo et le billet, incapable de me résigner à les séparer.

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Atelier nomade des quatre saisons – automne

Textes écrits et photos prises à l’occasion de l’atelier nomade  de La traversée, qui s’est déroulé le 5 novembre au mont St-Hilaire. Le thème en était le dépouillement. La saison s’y prêtait. Seules cinq photos étaient permises. Elles sont accompagnées de textes courts.

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Une ombre déposée sur la pierre par un soleil d’automne
Deux troncs, l’un mort, l’autre absent
Et mes pensées se déplient, éperdues

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Qu’est-ce qui fend la pierre
Et se cache dans la crevasse entrouverte
Que je  n’y ai pas déjà mis moi-même…

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Un boulder en forêt comme une pensée arrondie
Immobilisée entre les arbres nus
Un songe au milieu des tiges dressées

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Je ne regarde jamais les cimes
Sauf quand elles menacent de m’écraser
Et que le moindre vent me fait frémir

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D’une lave organique aux formes arrondies
Suspendue à l’écorce d’un arbre engourdi
S’écoule une paix dépouillée de tout

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Trois souvenirs d’Éric Lint, de la Chaire de recherche en littérature transgénique

à Jean-Marie Privat

C’est lors de mon premier séjour à Montréal, en février 2011, que je connus Éric Lint. Un petit problème d’ordre littéraire me préoccupait; il voulut bien dessiner lui-même et me donner un schéma montrant la forme de transgènes mentionnés dans ses écrits, que je n’arrivais pas à établir malgré l’immense base de données de mon Google Books. J’eus ainsi la révélation de la richesse et de la précision de son savoir, et du sentiment concret qu’il avait des moindres détails. Ces qualités sont déjà manifestes dans son ancien travail sur Les romans dont vous êtes le lecteur, que je n’avais pas encore lu, et dont il me donna un exemplaire; je n’ai pas cessé de m’en servir depuis.
À la même époque, il m’invita à un séminaire qu’il réunissait chez lui pour un petit groupe de collègues et d’étudiants. S’aidant de diapositives, il parla longuement du protocole Translit et des gènes Argyle Lite A et D. Sa profonde admiration pour les arcanes textuels ressortait de tous ses propos, en même temps que ce besoin anxieux et jamais satisfait qu’il éprouvait d’en pénétrer la signification la plus secrète, fut-ce au delà de ce que les auteurs avaient su ou voulu exprimer. Pourtant, de manière intuitive, il en avait parfaitement saisi l’esprit : quand je le questionnai sur la provenance d’un beau paragraphe accroché au mur de la Chaire, il me répondit qu’il l’avait écrit lui-même du temps qu’il travaillait sur John Dos Passos. Lire le reste de cet article »

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La vie des livres: traces de loup à Oslo

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Traces norvégiennes

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La vie des livres: version norvégienne

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Oslo et la vie des livres (natural selection)

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La vie des livres est en charpie

La vie des livre est en charpie

La vie des livre est en charpie

Qu’est-ce qui m’attire autant dans les livres en lambeaux, les livres défaits, transformés, démolis, mis en déroute, attaqués de toutes parts?

J’ai passé le plus clair de ma vie adulte dans les livres. Je les ai lus, enseignés, étudiés; j’en ai écrits et édités plus d’une vingtaine. Je vis entouré de livres rangés dans plus d’une quinzaine d’étagères, les unes réparties à la maison, dans ma salle de travail, le salon ou le sous-sol, et les autres, distribuées à l’université, dans mon bureau et des locaux de recherche. Je les achète, je les prête, je les donne à lire.

C’est une vie de livres, une vie dans les livres, à tourner des pages, à sauter des lignes, à consigner des coquilles, à prendre des notes dans les marges, à souligner, à relire, à citer, à commenter et à reprendre.

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La vie des livres: harassante

viedeslivreshachure

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