La vie des livres: une sélection naturelle

viedesl-selnat1

(Merci  à Carlos et Jason Sanchez)

Publié dans Un défaut de fabrication | Mots-clefs : , , | Laisser un commentaire

Ameryville: prolégomènes

P1000828

L'usine d'Ameryville

Je veux écrire en français un roman qui se donne à lire comme s’il avait été pensé en anglais. Le lecteur lit du québécois, mais c’est de l’américain qu’il absorbe, une façon américaine d’agencer les idées, de représenter les sensations, de mettre ensemble les événements. C’est de l’imaginaire américain. Pas celui bon marché auquel on consent sans trop y penser, tous ces spectacles télévisuels, cinématographiques et musicaux qui carburent au vedettariat, mais celui, plus restreint peut-être, mais tout aussi amusant quand on s’y arrête, de l’imaginaire littéraire américain. Une littérature marquée par un rapport singulier au territoire, encore dynamique, même plus de cent ans après la clôture de la frontière; un goût constant pour le récit, les grands récits; un exploration débridée des formes narratives; un sens de l’humour et du sarcasme, qui mène parfois à du vaudeville; une inventivité, surtout depuis les débuts du postmodernisme littéraire; un caractère gamin aussi, qui ne refuse pas les coups de gueule ni les enfantillages; une urbanité, héritée du film noir et du hard boiled, une urbanité assumée et parfois tragique; un sens de la démesure, des romans qui dépassent les bornes, tant physiques qu’imaginaires, des livres mondes.  Des livres mondes.
Lire le reste de cet article »

Publié dans Ameryville | Mots-clefs : , | Laisser un commentaire

Délire (9/9 – Un défaut de fabrication)

viedeslivres

J’ai fui par le boulevard industriel, transi, les index rigides dans le creux de mon pantalon. Personne ne faisait le guet à l’appartement. L’édifice avait son air usé de tous les jours. Le salon était dans un désordre important, comme si les accélecteurs avaient voulu le saccager. Des livres jonchaient le sol.
J’ai tout de suite pensé à Teth. Mon premier geste a été de la libérer. De la mettre hors de portée de Menem.
J’ai ramassé une importante pile de livres et les ai déposés sur la table. Il devait y en avoir quelques centaines et j’ai entrepris de vilire. Tout simplement. Livres après livres, je les ai passés à l’index. Je ne retenais rien et contemplais à peine les univers dégagés par ma dialise, mon esprit uniquement attentif aux mouvements d’abord saccadés de Teth.
Je suis resté immobile durant des heures à ma table, dans un silence à peine rompu  par le mouvement de mes bras et de mes doigts glissant sur les surfaces encrées des pages. Notre échange était fait d’ondes sans substance, une mélodie d’images acoustiques, jamais proférées.
Lire le reste de cet article »

Publié dans Un défaut de fabrication | Mots-clefs : , | Laisser un commentaire

Délire (8/9 – Un défaut de fabrication)

Laissez-moi sortir! 2

Laissez-moi sortir! 2

Assisté d’Ada, qui ne disait plus rien, Menem me faisait pratiquer la réunion des index, l’ouverture de la porte et le dépôt de la masse. J’aimais toucher la texture froide et vitrée de la pyramide. Elle me rapprochait de Gnung, dont je comprenais de mieux en mieux l’obsession. Il avait mis le doigt sur quelque chose d’inouï. Mais comment avait-il pu croire qu’un écrin servirait à contenir le Liraal?
Je passais de plus en plus de temps en état de Teth. Menem n’était jamais loin, mais il ne devinait rien. Les gestes qu’il recherchait étaient superflus. Je n’avais qu’à tendre les mains, paumes ouvertes, et Teth s’y déposait délicatement.
Un jour, Menem a dit que j’étais enfin prêt à capturer l’énergie. Mes mains ne mentaient pas. Il pouvait le sentir. Solennellement, il a ouvert la porte de la pyramide. J’ai fait tout ce qu’il a ordonné, pincé les doigts, fermé les yeux, mais la pyramide est restée inoccupée.
Ada est partie d’un air dépité. Il n’est pas un Gnung, a-t-elle lancé. J’ai été renvoyé à ma chambre. On m’a retiré tous mes livres. Karl m’a apporté mon souper, le sourire aux lèvres.

Lire le reste de cet article »

Publié dans Un défaut de fabrication | Mots-clefs : , | Laisser un commentaire

Délire (7/9 – Un défaut de fabrication)

vie des livres-5

Give me the right to read you

J’étais chez moi en pleine surlecture, les index badigeonnés de blanc, l’esprit préoccupé par cette masse d’énergie qui ne semblait plus vouloir me quitter, quand la porte s’est ouverte, sans même qu’on ait sonné. Menem est entré. Il portait son éternel habit de coton rouge. Il a posé ses mains sur les pages de mon livre, a inspiré profondément, puis a couvert ses yeux de ses deux paumes. Je l’ai regardé sans réagir. Des livres traînaient sur le sol.

Depuis combien de temps?

- Assez pour ne plus reculer.

Ada m’avait informé.
Elle l’avait deviné dès votre première rencontre.
Et puis, les journées passées à faire le guet à tes fenêtres n’ont pas été inutiles.
Tu as fait d’immenses progrès.

Je suis resté muet. Ada à mes fenêtres…

Quelquefois, j’avais pratiqué nu. Je vilisais et des corps apparaissaient, dans leur plus simple appareil, des seins ronds comme des voyelles, des cuisses ouvertes, un pubis aussi sombre qu’une lettre muette.  On aurait dit une pièce d’orfèvrerie, un ove entouré de feuillage. J’avais des érections qui me ralentissaient, mon âme égarée dans les replis d’un désir incommunicable. Et Ada à ma fenêtre.

Ce que tu fais contrevient à tout ce que nous enseignons.
C’est aussi la seule façon d’atteindre le Liraal.
Pour le capter, il faut ses deux mains.
Gnung le savait bien.
Il souffrait lui-même de dysdextrie.
Et chez lui, les effets de la maladie étaient encore plus importants que chez toi.
Les deux parties de son corps allaient et venaient dans le désordre.
Au début, il croyait souffrir du mal de Conty.
Mais ses symptômes n’étaient pas les bons.
Trop de régularités dans les gestes, une bilatéralisation prononcée.
Pour contrôler sa maladie, il prenait des drogues.
Il a expérimenté avec des psychotropes.
Le vilire est né ainsi.

- Dysdextrique, Gnung

Lire le reste de cet article »

Publié dans Un défaut de fabrication | Mots-clefs : , | 1 commentaire

Délire (6/9 – Un défaut de fabrication)

vie des livres-test

À la Société, je fuyais la présence d’Ada, dont je craignais le regard. J’évitais la bibliothèque et préférais vilire seul dans ma salle de travail, le bras gauche en partie caché par le mur. Je gardais la porte fermée, je retenais mon poignet par une corde.
Ada s’expliquait mal mon refus de vilire en présence d’autrui. Puisque je devenais autonome, suggérait-elle, il était correct que je veuille m’affranchir de sa tutelle, mais rien ne justifiait un tel isolement. Elle venait frapper à ma porte sans arrêt, me donnait des conseils, mettait sa main sur mon épaule. Elle s’inquiétait de mes performances qui étaient à la baisse.
Un jour, j’ai même eu droit à la visite de Menem. Il avait maigri, ses traits étaient différents. Il m’a examiné de son regard généreux, les deux mains à plat sur la table.  Il m’a incité à ne pas lâcher prise. Puis, il a fait une chose surprenante. Il a saisi ma main gauche, l’a serrée longuement, comme pour en trouver le pouls, et s’est levé sans rien dire.
Lire le reste de cet article »

Publié dans Un défaut de fabrication | Mots-clefs : , , | Laisser un commentaire

Délire (5/9 – Un défaut de fabrication)

viedesivres

Je suis retourné le lendemain à la Société, anxieux de commencer mon apprentissage.  Le vilire changerait ma vie. Ada me redonnait un sentiment d’appartenance que je n’avais plus connu depuis ma tendre enfance. Mais, ma dysdextrie a failli tout interrompre dès la deuxième séance.
Parmi les rituels de la Société, l’un des premiers était la peintulire. Avant d’amorcer tout exercice, il fallait se rendre à la table recouverte d’une nappe rouge, et placée sous le signe de la SAL, faire un salut, les mains jointes placées sous le menton, puis porter son index directeur à son œil et presser légèrement sur sa paupière, avant de le tremper délicatement dans un bol. Il y en avait six, remplis de peinture de couleurs différentes, du jaune au rouge. C’était la peintulire.
J’ai présenté, comme les autres, ma main directrice et trempé mon index gauche dans le premier bol. La peintulire avait été chauffée. Elle a séché rapidement, mais j’ai dû tout de même attendre cinq minutes la main contre mon cœur, l’index bien rigide, gêné par le caractère païen du rituel. Ada nous a donné l’autorisation de nous asseoir et j’ai ouvert un livre.  Le premier exercice consistait à suivre son doigt dans un déplacement simple, la figure du « T ».
Lire le reste de cet article »

Publié dans Un défaut de fabrication | Mots-clefs : , | Laisser un commentaire

Délire (4/9 – Un défaut de fabrication)

La vie des livres est un enfer

La vie des livres est un enfer

Depuis l’arrivée d’Ada et de Karl, les choses n’avaient cessé de se bousculer. Menem avait raison, ma vie avait déjà commencé à changer. J’étais à la porte d’un monde nouveau. Je m’étais toujours tenu loin de ces mouvements spécialisés avec leurs promesses. Mais celui-ci m’attirait, contre toute raison.

J’avais depuis longtemps remarqué cette vitalité des mots quand je lisais. Cela dansait aux confins du texte, pantomime à peine perceptible, vibrations ténues qui s’évanouissaient dès que mon regard y était déporté. J’avais attribué ces épiphénomènes à de la fatigue ou à de la distraction, et parfois même, lors d’une angoisse à peine camouflée, à une manifestation de ma maladie. Je n’avais jamais pensé que le mouvement venait des pages elles-mêmes.

C’était une révélation. Je m’étais toujours cru déficient. Et ces perceptions périphériques, un symptôme de ma dysdextrie.

Lire le reste de cet article »

Publié dans Un défaut de fabrication | Mots-clefs : , | Laisser un commentaire

Délire (3/9 – Un défaut de fabrication)

P1020174

La vie des livres est un enfer

Ada, Karl et moi, nous avons marché dans la neige, attentif aux autres piétons qui pouvaient ralentir notre route. Mes guides étaient devenus silencieux. Nous avons pris l’autobus, le métro, un autobus encore. Je découvrais des lieux nouveaux, des boulevards aux noms étrangers, des architectures somnolentes. C’était le secteur industriel, un quartier de rues sans trottoirs ni lampadaires et de noms de compagnies inconnues.

Ada marchait à vive allure. Elle avait pris les devants. Un édifice brun nous attendait au bout de la rue. Une masse anonyme, avec pour seule identification les lettres de la société, en noir sur un fond blanc.

À peine entrés, Ada m’a fait asseoir dans une salle où douze personnes m’avaient précédé. Nous avions tous le même écusson jaune des novices. Des dépliants vantaient les mérites de la société et décrivaient sa courte histoire.

Lire le reste de cet article »

Publié dans Un défaut de fabrication | Mots-clefs : , , | Laisser un commentaire

Délire (2/9 – Un défaut de fabrication)

délire-08

Tout a commencé un jeudi matin, à la lecture du journal.

Quelques lignes, une gorgée de café, un soupir. Je prenais mon temps. En bas d’une page, j’ai trouvé un article au titre amusant, « Le temps appartient à ceux qui lisent vite ».  Je l’ai lu sans grande conviction. Quelques pages plus loin, une annonce pour un cours de lecture rapide m’a fait de l’œil. Je devais me sentir vulnérable.

Disciplinez vos yeux, disait-on. Au centre d’un triangle isocèle, un œil était dessiné, accompagné d’un index, détaché de toute main. De minces traits entouraient le dessin, comme un soleil d’enfant. Lisez vite et mieux, continuait le texte.

Ne perdez plus votre temps.
Changez votre vie.
Venez rejoindre vos pairs.

L’annonce m’intriguait, d’autant plus que je me sentais seul et, par le fait même, un peu ridicule.

On m’offrait de lire avec l’intelligence des yeux. J’ai téléphoné au numéro indiqué. Un système informatisé a recueilli mon numéro de téléphone et mon adresse, mon âge, mon statut, mon revenu annuel, et toutes ces choses qui devaient permettre aux analystes de la Société pour l’accélération du lire d’évaluer mes besoins. La voix était agréable, j’ai répondu sans arrière-pensée. J’avais affaire à des professionnels.

Le lendemain matin, un couple s’est présenté à ma porte. L’homme était grand, blond et rasé de près; la femme était une rousse aux cheveux coupés à l’anglaise, vêtue d’un tailleur à la ligne claire et de souliers plats. J’ai d’abord pensé à des témoins de Jéhovah, à cause de la rigidité de leur dos, mais j’ai vite reconnu des membres de la Société pour l’accélération du lire. Ils portaient un écusson qui reprenait le dessin de l’annonce.

- Voici Ada, mon nom est Karl.
- Vous nous avez contactés.
- Pouvons-nous entrer?

Ils tenaient chacun une mallette de cuir noir. Leurs mains étaient protégées par des gants. Je me suis retiré pour les laisser passer. Ils se sont assis sur le sofa, bien droits, les mains sur les cuisses. Ils ont refusé un café, mais accepté de l’eau bouillante. Ada a même sorti des sachets de sa mallette.
- C’est du Métasal. Un mélange précis d’herbes, de ginseng et d’agrumes.
- Pour les yeux. Leur flexibilité.

Lire le reste de cet article »

Publié dans Un défaut de fabrication | Mots-clefs : , , | Laisser un commentaire