La machine à lire de Bob Brown

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Craig Saper, The Reading Machine

Robert Carlton Brown a fait paraître en 1929 ses « readies », décrivant une étrange machine à lire.

Cette machine à lire ne devait rien aux développements de la cybernétique et de l’intelligence artificielle (qui n’existaient pas à l’époque), elle ne posait pas la lecture comme interface, computation, calcul, cognition, elle ne participait pas de cette génération de métaphores influencée par la technologie contemporaine (moteurs de recherche, etc.). Son principe fondamental était l’écran, mais pas celui de l’ordinateur. Non, il s’agissait plutôt l’écran de la salle de cinéma, de cette pellicule qui défile devant nos yeux, à vingt-quatre images par seconde.

readies-catalogLa machine à lire a été créée il y a presque quatre-vingt ans, avant l’invention de l’ordinateur et la commercialisation de la télévision. Bob Brown en a présenté le tout premier modèle en 1930. Son invention était d’ailleurs liée à un constat, le faible développement des techniques de lecture. Brown était de cet avis que tous les arts sauf la lecture avaient connu un développement important lors des deux premières décades du vingtième siècle. La peinture, avec le cubisme et Picasso, la sculpture avec Brancusi, l’écriture avec Stein et les modernistes, la musique, l’architecture, le théâtre, la danse, le cinéma; tous avaient connu une sorte de révolution moderne, qui en avait accéléré le renouvellement. Seule la lecture traînait de la patte, attachée qu’elle était au livre et au papier, à l’encre et aux lignes qui se suivent et qui doivent être parcourues des yeux d’une façon archaïque, de haut en bas, de gauche à droite, dans un mouvement inutilement compliqué. Il décide donc d’en repenser la pratique et de mettre au rancart le livre comme support du lire. C’est l’invention des « readies », ou des petites lues, ainsi nommées à l’instar des « talkies », des petites vues.

Je me suis déjà amusé à décrire cette machine lors d’un colloque en 1992 consacré aux pratiques de lecture (le texte a été repris sous le titre de « Les machines à lire: des petites lues à la littérature de grande consommation », dans L’acte de lecture, Denis St-Jacques, éd., Québec, Nuit blanche, 1994). Mais je viens d’en trouver une version numérique qui est tout à fait amusante. Elle est dû à Craig Saper et sa simulation de la machine à lire de Brown est tout à fait stimulante. Elle permet du moins d’en reproduire l’expérience.

Cette machine m’a intéressé parce que, de par son existence même, elle appelait une transformation de l’écriture. Brown croyait, dans les années 20, que la nouvelle lecture, rapide, efficace, économique nécessitait, pour son développement, la formation de nouveaux mots, l’élimination de vieux mots usés, la disparition des articles, par exemple, et des copules, de tous ces mots qui ne sont pas essentiels, et leur remplacement par des tirets ou des espaces. Comme le disait Brown, « Let’s see words machinewise, let useless ones drop out and fresh spring pansy winking ones pop up. » (The Readies, Cagne-sur-mer, Roving Eye Press, 1930, p. 37)

Le texte de sa machine se donnant sur une seule ligne, dont le défilement est continu jusqu’à la fin, non seulement de nouvelles phrases et structures syntaxiques, mais de nouvelles organisations discursives étaient à prévoir, de nouveaux textes. Bob Brown a fait appel à une quarantaine d’écrivains, dont Gertrude Stein, Paul Bowles, Ezra Pound, William Carlos Williams, pour constituer un premier corpus de ces petites lues (Brown, ed., Readies for Bob Brown’s Machine, Cagnes-sur-mer, Roving Eye Press. 1931). Il ne s’est pas limité à la production de quelques textes modernes, une première machine à lire a même été construite, un modèle expérimental, développé par Ross Sanders à Cagnes-sur-mer, et qui permetait de tester ces écritures exploratoires. Un industriel américain, un dénommé Albert Stoll, travaillant à la National Machine Products Compagny de Detroit, a même tenté de perfectionner l’instrument. Rien de tout cela n’a abouti, et le projet a été abandonné.

Le site de C. Saper lui donne une nouvelle vie.

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Pratiques illicites 2 – 5

Josée lambert, Pratiques illicites 2, 1989

Josée Lambert, Pratiques illicites 2, 1989.

Josée lambert, Pratiques illicites 3, 1989

Josée Lambert, Pratiques illicites 3, 1989.

Josée lambert, Pratiques illicites 4, 1989

Josée Lambert, Pratiques illicites 4, 1989.

Josée lambert, Pratiques illicites 5, 1989

Josée Lambert, Pratiques illicites 5, 1989.

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Pratiques illicites – 1

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Pratiques illicites-1, Josée Lambert, photographe, 1989.

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L’écriture au risque de l’oubli

Série "Les Carnets" (1989-1990) Charlotte Gingras

Série "Les Carnets" (1989-1990) Charlotte Gingras

(Ce texte est issu d’une conférence prononcée lors de la Rencontre québécoise internationale des écrivains, de l’Académie des lettres du Québec, Montréal,  avril 2009)

Dans ses Apocalypses de 1999, sa très belle série de révélations, Daniel Oster raconte :

Un homme qui avait tout oublié à force d’application s’avisa qu’il avait encore un souvenir. C’était un souvenir qui le torturait jour et nuit mais il n’en connaissait que la forme, la musique, le fantôme. Il n’aurait su lui donner un nom ni un visage. C’était pourtant ce souvenir-là qu’il aurait dû oublier, et pas les autres. Il décida de le graver dans sa mémoire et se dit qu’un jour on finirait bien par le graver sur sa tombe. (Paris, P.O.L., 1999, p. 31)

Le récit d’Oster révèle un paradoxe de la mémoire :  ce qu’on veut oublier, on le retient; et ce qu’on veut retenir, on l’oublie. Il n’y a pas une mémoire qui serait comme un roc, que les eaux de l’oubli viendraient éroder. Il y a une mémoire et un oubli, unis comme les deux faces d’une pièce, les deux noms d’une même réalité de l’esprit. D’ailleurs, le souvenir qui n’est que cela, un souvenir, un ensemble structuré mais statique d’informations, devient vite une épitaphe, une inscription funéraire, et n’a plus rien d’une pensée vivante, capable d’imaginer et de créer.

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Réflexions sur le contemporain III. L’écume du contemporain

Le philosophre moderne en plein musement (désolé Sam!)

Le philosophre moderne en plein musement (désolé Sam!)

(Cette entrée a paru initialement sur Salon double, le 14  septembre 2009)

Le contemporain est un objet difficile à cerner.

Ce n’est pas un territoire, simple à circonscrire et à baliser, c’est un temps, et plus précisément le temps présent. Or, le présent, notre présent, n’est pas un temps homogène; il est fait de temporalités différentes, de tensions multiples et de vecteurs pluriels. Pour Paul Zawadzki, «Les temps sociaux se structurent dans la multiplicité, l’hétérogénéité et la conflictualité1». Et il a raison d’affirmer que Chronos obsède notre époque. Nous ne sommes pas seulement dans le temps, nous sommes fascinés par le temps et sa perception, par notre place dans le temps, par la place de notre temps dans l’histoire humaine, par le jeu des temps qui se croisent et s’interpénètrent. Lire le reste de cet article »

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Réflexions sur le contemporain II. Le contemporain et l’actuel

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(Cette entrée a paru initialement sur Salon double, le 11 septembre 2009)

Le contemporain est-il l’actuel?

La question mérite d’être posée car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant à son compte une déclaration de Roland Barthes tirée d’une note de ses cours au Collège de France, «Le contemporain est l’inactuel».

Agamben, dans cette brève introduction à un séminaire donné à l’université de Venise et publié sous le titre de Qu’est-ce que le contemporain? (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme à la suite de Barthes et de Nietzsche l’inactualité du contemporain: «Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps» (p.9-10). Lire le reste de cet article »

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Réflexions sur le contemporain I. Prolégomènes terminologiques

Villages abandonnés de Gaspésie
(cette entrée  fait partie d’une série de réflexions sur le contemporain. Il a paru sur le site du Salon double, le 9 septembre 2009.)

Le terme «contemporain» est d’une grande malléabilité, et il convient de l’étudier dans ses utilisations non seulement historiques, mais phénoménologiques et langagières. Le terme est tout aussi élastique dans sa portée que peut l’être le temps dans l’expérience subjective que nous pouvons en faire et, au-delà de l’assertion préliminaire que le contemporain, c’est le présent, sa véritable portée est soumise à de multiples torsions et interprétations. Pour bien en comprendre la signification du terme, commençons par le plus simple, c’est-à-dire par une brève exploration de ses usages langagiers. Les réflexions qui suivront exploreront d’autres aspects de la question, que ce soit le rapport au temps et au présentisme qui caractérise notre époque, la distance critique requise pour rendre compte du contemporain, ses manifestations culturelles et médiatiques, etc.
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Mirage. Ultime mouvement

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Le mont Uluru, la nuit, est une masse indistincte.
Déjà peu loquace, il se tait quand la terre poursuit sa rotation et que notre regard, n’ayant plus à se protéger de ce soleil qui donne vie et lumière, se perd dans l’infinité de l’univers.
Il nous rappelle que le Temps du rêve est un mythe, que son ère est ancienne et que ses figures ne nous apparaissent plus qu’à travers d’innombrables distorsions qui en brouillent les traits, peut-être même jusqu’à l’anamorphose.
Le mont Uluru est un mirage qui, la nuit, retourne là où se terrent les illusions.
Et le savoir auquel il semblait donner accès, cette révélation d’une relation nécessaire entre des termes issus de cultures et de philosophies différentes, se retrouve fragilisé.
Mais la fragilité est le propre de l’existence.

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Mirage. Cinquième mouvement

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Le Temps du rêve souffle où il veut.
Les chants de pistes qui lui sont liés découlent de cette conception de l’imagination et du rapport au territoire. Il semble que les Ancêtres, quand ils ont exploré à l’occasion du Temps du rêve le continent australien, aient laissé dans leur sillage une suite de mots et de notes de musique qui constituent des pistes, véritables voies de communication entre les tribus.
Le territoire est marqué par une écriture illisible, voire invisible pour les non-initiés, mais qui lui donne une forme, qui le fait exister.

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Mirage. Quatrième mouvement

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Le mont Uluru a été chanté avant d’exister, il a été imaginé, dessiné, projeté sur la surface rouge de la terre. Il est issu du Temps du rêve, et ses pentes lisses comme de la pâte, ses formes arrondies et ses blessures qui laissent transparaître des ruches constellées d’alvéoles vides parlent d’un temps autre, d’un temps maintenant dépassé, quand tout émergeait, frais à l’esprit et tout à la fois scintillant et effrayant.
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