Train, wagon, banquette

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(Texte rédigé dans le cadre de l’Atelier nomade « En train – projections itinérantes » de La Traversée, l’atelier québécois de géopoétique. L’activité a eu lieu entre le 21 et le 23 janvier 2011.)

Je dois faire un effort pour me souvenir de mes voyages.
Le train est un espace bruyant, le cliquetis des roues d’acier sur les rails, les sifflets, les discussions des voisins, les annonces, le grincement de la tôle lors des ralentissements, des décibels de bruits de fond qu’on tente de contrer avec son lecteur de mp3. Il faut rester concentré si l’on veut pouvoir y réfléchir, pouvoir y écrire, pouvoir y rêvasser, sans s’abrutir.
Le train est un espace mécanique. C’est du métal sur du métal. Ce qui ne favorise pas le rappel, mais bien plutôt l’abrutissement, le désengagement, l’identité égarée dans le flux des bruits et des mouvements. Corps instables, membres dépareillés, uniformes vieillis.

Train, wagon, banquette,
Train, wagon, banquette.

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Un défaut de fabrication 9 : l’ultime troc

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Bienvenue dans ma boutique de souvenirs, Maroc 2011.

Sorti hagard du Land Cruiser, Olivier prend une grande respiration, les mains nouées derrière la tête. La route en lacets de la montagne lui a donné la nausée. Le col dépasse les trois mille mètres. Inspire, expire. La pierre des falaises est un désordre d’ocre et de gris. D’interminables virages. Inspire. Nausée et vomissements.

Olivier s’élance vers le parapet, se plie en deux, ouvre la bouche et émet un long cri. Un cri aveuglant. Un cri qui réduit le langage à sa fonction première. Essentielle.

S’il le pouvait, il s’épongerait le front. Il regarde ses mains, la gauche, puis l’autre gauche, incapable de se décider. Tout est brouillé. Il ne peut en être autrement.

Du coin de l’œil, il aperçoit un homme s’approcher. Un homme grand et maigre, aux cheveux gris non coiffés. Son dos est voûté, son pantalon, élimé, et ses jambes s’arquent légèrement.

Ce qui survient alors au flanc de la falaise défie toute explication. Car l’homme qui s’avance et qui ouvre les bras en signe d’accueil, Olivier en est certain, est son propre sosie. Son visage est la réplique exacte du sien. Sa posture, une version appauvrie et fatiguée de la sienne, une variation définie par une vie de cols enneigés et de bourrasques de vent. Lire le reste de cet article »

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Un défaut de fabrication 8 : francisques

francisque

Une amie m’a raconté qu’un des grands neurochirurgiens québécois avec lequel elle avait étudié aimait bien faire rougir son public quand il donnait des conférences dans des amphithéâtres. Sa renommée lui attirait une clientèle de gens aisés et âgés, des dames et des messieurs en tenue de soirée qui venaient l’écouter ressasser ses souvenirs d’enfance et narrer ses principaux faits d’armes. Il était une célébrité et on écoutait ses paroles avec révérence. Très tôt dans la soirée, il expliquait un truc très simple pour savoir si on est gaucher ou droitier. Avec quelle main, demandait-il, vous masturbez-vous? Les femmes rougissaient et les hommes baissaient la tête. Il n’y avait pas de façon plus simple de le déterminer. Et si vous prenez l’autre main, vous verrez, continuait-il, ce sera comme si quelqu’un d’autre le faisait.

C’est bon à savoir quand on s’ennuie…

Je comprends très bien ce que son exemple engageait. Toute ma vie, je me suis senti comme si quelqu’un d’autre me faisait des choses. Et chez moi, l’oscillation est constante. Quelqu’un d’autre est toujours présent. Ce n’est pas un mouvement d’humeur qui me fait subitement changer de main, pour renouveler le contact et faire neuf, cette présence est constante. Lire le reste de cet article »

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Un défaut de fabrication 7: Personne ici n’a de charme 7

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Le labyrinthe du devenir droitier

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Un défaut de fabrication 6 : la bifurcation

Marrakech. Un mur de chiffres (janvier 2011)

Marrakech. Un mur de chiffres (janvier 2011)


La main gauche, utilisée dans la toilette intime, est taboue. On ne doit pas s’en servir pour manger, boire de l’eau, tendre de l’argent, ni lors d’un contact avec d’autres personnes, comme une poignée de main ou pour caresser la tête d’un enfant.
Marie-Pascale Rauzier, Maroc. 365 us et coutumes

Si l’écriture était une corvée, un exercice imposé et peu valorisant, elle est devenue, par un surprenant retournement, un objet de fierté. À la faveur d’un déchirement des ligaments du pouce droit, je me suis rendu compte que je savais écrire à l’envers, comme Pierre Alechinsky (et d’autres). Cela s’est passé un jeudi après-midi. J’avais un examen d’histoire et, la main enrubannée, j’espérais obtenir une dérogation.
Le professeur, un jésuite obèse formé au ratio studiorum et à la torture psychologique, a refusé de m’en attribuer une par pure méchanceté, déclarant que je n’avais qu’à écrire de la main gauche… J’ai été sur le coup sidéré. Il me demandait d’aller à l’encontre de ce que j’étais, de ce qui m’avait fait. Écrire de la main gauche.
Pas un seul instant, avant cet ordre, je n’avais pensé le faire. J’avais accepté mon devenir droitier sans songer à me rebeller. Un moule avait été préparé à mon intention et je n’avais eu qu’un projet : m’y couler le plus exactement possible. Lire le reste de cet article »

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Un défaut de fabrication 5 : inclure le tiers?

Alechinsky, "Pierre spirale"

Alechinsky, "Pierre spirale"

Dans Le tiers-Instruit, Michel Serres réfléchit à sa propre contrariété et aux formes diverses de l’apprentissage. Il en vient à adopter une attitude renversante face au devenir droitier des gauchers. Il affirme ainsi ne conseiller à personne « de laisser un enfant gaucher libre de sa main, surtout pour écrire » » (Éditions François Bourin, 1991, p. 35). Il le fait, non pas parce qu’il tient à refouler sadiquement cette frange de la population, mais parce que cette rééducation est un apprentissage de la complexité. Elle fait des gauchers des êtres uniques, qui connaissent la troisième rive.

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Le blogue littéraire: le vilain petit canard

En septembre 2007, sans autre intention que de me distraire d’un roman en cours d’écriture, j’ai ouvert un blog, quel vilain mot, j’ai donc ouvert un vilain blog et je lui ai donné un vilain titre, plutôt par dérision envers le genre complaisant de l’autofiction qui excite depuis longtemps ma mauvaise ironie.
Éric Chevillard

Supposons qu’on veuille rendre compte des  modalités de la création littéraire dans le cyberespace. Non pas de la présence de la littérature sur Internet (librairies virtuelles, sites de maisons d’édition, bibliothèques), mais bien des entreprises ou des projets personnels à caractère littéraire qui se déploient actuellement sur le réseau (je précise littéraire plutôt qu’hypermédiatique, qui est au cœur du projet du NT2). On commencera par s’intéresser à la situation des blogues. Pourquoi les blogues ? Simplement parce que les logiciels sont faciles d’utilisation, qu’ils ne requièrent aucune expertise en informatique et peuvent être téléchargés gratuitement. Ils permettent à des internautes, tout comme le papier l’a longtemps fait (sous forme de feuilles volantes, de carnets et de cahiers), de se mettre à écrire sans autre souci que celui d’enligner des mots et des idées. Il permet à des projets d’écriture de voir le jour et de connaître une première diffusion.
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Un défaut de fabrication 4 : éloge de la confusion

P. Alechinsky, Statue de la liberté

P. Alechinsky, Statue de la liberté

Devenu droitier, je suis resté malgré tout gaucher.

Dès mon plus jeune âge, mon écriture s’est imposée pour son inélégance, pour ne pas dire qu’elle était carrément illisible. Je faisais des pattes de mouches que je ne parvenais pas moi-même à relire par après… J’avais l’écriture d’un médecin, même si je n’étais qu’un malade sans avenir. Et en mathématiques, je ne faisais jamais mes chiffres de la même façon, ce qui rendait l’évaluation de mes résultats hautement périlleux. Les deux et les cinq se ressemblaient à s’y méprendre, les sept et les un, les trois et les neuf. J’ai eu un emploi d’été comme commis comptable, affecté aux écritures des ventes et des revenus, et la comptable n’a eu d’autre choix que de me limoger après mon troisième mois, parce que jamais mes chiffres ne balançaient. Je me forçais pour tout écrire de la façon la plus lisible possible, mais il n’y avait rien à faire, les chiffres se ressemblaient, et je ne parvenais pas moi-même à les interpréter correctement. Lire le reste de cet article »

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Une claque derrière la tête : technique d’interrogatoire no 43

Un poing frappe une surface. Des structures métalliques s’entrechoquent. Des tissus se froissent. On retient son souffle.
Gian-Carlo: Réponds!
Le silence de Dédé est imperturbable. Les néons vibrent. Dans les moments de silence embarrassé, c’est la première chose qu’on entend. Les néons. Ça et le bruit des doigts qui pianotent sur les claviers du poste. On a soif. Ça reprend.
Gian-Carlo: C’est pas sorcier, t’es retourné à la bibliothèque…
Dédé : Ça me donne quoi de répondre?
Gian-Carlo: Des points. Combien? Ça dépend de la réponse.
Dédé : J’y suis allé pour faire un vol, tiens.
Gian-Carlo: Tu viens d’en perdre une centaine d’un coup.
Dédé : Un vol de BAnQ.
Gian-Carlo: Attends que je te cravate.
Dédé s’en fout. Il a toujours aimé faire Tilt! Il met ses running, ses running blancs, blancs comme du sucre en poudre, blancs comme la Vierge Marie, sur la table en formica verdâtre, puis détache ostensiblement sa veste marron, afin de réajuster sa cravate au nœud ratatiné. Sa copie du Monde diplomatique, pliée en deux, menace de tomber de sa poche.
Gian-Carlo: Pensais-tu qu’on ne te suivrait pas? Les filatures aux heures de pointe, se cacher dans la foule, prendre des photos, c’est l’enfance… Hé! Alors, même si tu t’es faufilé au dernier instant dans le wagon, on était là pareil. À Berri-UQAM, on était là. On les a vues les portes se refermer sur ta cravate… Ha! ha! du grand guignol… Juste à côté de la fille au ipod. Oui, celle qui a ri de ta déconvenue. Ta cravate prise dans les portes! Ç’aurait été tellement facile de t’étrangler. Il suffisait de tirer.
Dédé : Qu’attendiez-vous?
Gian-Carlo: On a tout filmé, c’est pareil. Pis, c’est pas toi qu’on veut, minus, c’est ton sponsor. Savoir qui a commandé le coup. On s’en sacre du menu fretin.
Dédé : Et si j’agissais seul?
Gian-Carlo: On veut ton boss. Pas perdre notre temps. On est sorti avec toi à Sherbrooke. On t’a suivi au carré Saint-Louis. Sur la Main. Pis Ontario. T’avais rien à faire?
Dédé : C’est mon jour de congé. Je flâne.
Gian-Carlo: Ouais. Pour crâner, tu crânes. On t’a vu redescendre vers Maisonneuve. Bifurquer vers la bibliothèque. T’asseoir. Planer. Faire semblant de lire. Pis ton cellulaire a sonné.
Dédé : J’en ai même pas!
Gian-Carlo se rassoit. Il joue au gaucher contrarié un bref instant, avant de sortir de sa poche un sac en plastique fermé hermétiquement dans lequel on discerne sans peine un téléphone cellulaire qui n’a plus rien d’intelligent.
Gian-Carlo: Tu l’aurais toujours, si tu ne l’avais pas remis à ta complice.
Dédé : Rions noir!
Gian-Carlo: T’es beau, tu sais, en crétin! C’est émouvant. Je te parle de la femme. Miss Sunshine en personne. Coréenne. Sud. Seoul. Superbe.
Dédé : J’en connais pas…
Gian-Carlo: Mais si. Fais un effort. Je peux t’aider, s’il le faut. Et cesse de ricaner!
Il se lève, fait le tour de la table et, sans prévenir, assène une claque retentissante derrière la tête de Dédé. Il en remet même deux autres.
Dédé se crispe, sa cravate tressaute.
Gian-Carlo: Ça ne te rappelle rien? Une belle claque derrière la tête assénée par une asiatique aux mains gantées? Pas de quoi pavaner, hein! Tu nous prends vraiment pour des cols de chemise. Belle diversion… Pendant qu’on regarde la claque, tu glisses discrètement le téléphone dans la poche de son manteau. De vrais magiciens. Mais c’est plus le matin, mon petit. Pis des vers comme toi, on les enfile à des hameçons. Alors, on recommence.
Dédé (silence, mais un silence moins convaincant que le premier)
Gian-Carlo: Qui voulait faire tuer Perec? La gang des Lyonnais? Le gros Raymond? Harry? Les ouvreurs de chez Little Pots? Qui? Tu vas répondre!
Un poing refrappe une surface. Un nœud se comprime. Des tissus se froissent. On en perd le souffle.
(Texte rédigé à la suggestion de Clarence L’inspecteur, dans le cadre du projet « On est toujours trop bon« , une version remixée des Exercices de style de Raymond Queneau.)
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Le blogue littéraire: Baudelaire aurait eu le sien… Et Nabokov aussi.

J’aimerais revenir un bref instant sur le statut du blogue, et surtout sur sa place dans la pratique littéraire contemporaine. Je restreins mon propos à la dimension littéraire de la chose, non pas pour exclure ou spécialiser la pratique du blogue, mais pour réduire la portée de mes propos et surtout viser la communauté littéraire.

Le blogue est dénigré dans le milieu littéraire. Les vieilles croutes, qui ne s’y reconnaissent pas, en fustigent la pratique. Ce qui se comprend parfaitement. C’est le rôle des vieilles croutes de. La situation rappelle en fait le vieux débat sur la mort du roman aux Etats-Unis dans les années soixante. Confrontés à l’épuisement (littéral) des romanciers qui avaient fait la fortune littéraire des Etats-Unis (Faulkner, Fitzgerald, Hemingway, Dos Passos, Steinbeck, etc.), de nombreux critiques  déclaraient que le roman était mort, que la littérature s’en allait à vau-l’eau, etc. Quand on leur fit remarquer qu’il y avait une nouvelle génération d’écrivains qui étaient en train de remplacer les décédés, renouvelant le genre et ouvrant de nouvelles voies avant tout métafictionnelles, lesdits critiques préférèrent faire la sourde oreille, affirmant que ces nouveaux romans n’étaient pas des romans comme ils aimaient en lire, qu’ils n’allaient pas à la cheville des anciennes formes, etc. Et tant pis pour les Nabokov, Gaddis, Barth, Pynchon et consorts qui commençaient à s’imposer. Ce qui comptait, pour ces critiques, c’était que le roman était en train de mourir. Point à la ligne.

On assiste à la même situation maintenant. Pour les critiques attachés au livre et à ses possibilités (à son modèle d’affaires), les blogues ne donneront jamais des œuvres accomplies. De toute façon, ils préfèrent ne pas en lire pour ne pas être contaminés. Et ils n’ont pas de temps à perdre. Dans ce modèle d’affaires, time is money.

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