La main, le souffle

août30th

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La question est arrivée par un mardi après-midi chaud et ensoleillé. Si elle était étrange, c’est surtout parce qu’elle est surgie de la bouche d’un homme en culottes courtes que je ne connaissais pas. Appelons-le André. J’arrivais à peine dans le quartier, j’étais sur la terrasse, à classer des boites vides pour les ranger. André s’est présenté, d’en bas, et m’a demandé s’il pouvait me parler. Oui, bien sûr.

J’ai refermé la porte, pour éviter que le chat ne fasse une fugue, même si les risques étaient encore plus faibles que ceux d’imaginer un autre déménagement avant au moins 3 ans. André est monté, fringant, me rejoindre au deuxième étage. Il s’est présenté. André est mon voisin, celui d’en bas, de l’autre maison. Mon propriétaire lui a parlé de moi, avant mon emménagement. Il lui a dit que j’écris. André a retenu l’information, c’est probablement son genre, retenir des informations sur les voisins, pas méchamment, simplement pour savoir qui ils sont, et comment entrer en contact avec eux.

Il est allé droit au but.

—   Vous écrivez, n’est-ce pas?

—   Oui. (J’étais surprise. J’avais pendant l’ascension d’André imaginé qu’il voudrait me parler des boites, des gens venus m’aider à peinturer, voire du piano qui, un dimanche matin, avait valsé doucement jusqu’au balcon du deuxième étage, pendant que mon cœur tressautait en suivant les mouvements de la grue.)

—   Des livres?

—   Oui, des livres. Des romans.

—   Pourquoi les livres ne parlent jamais du destin?

 

Si j’avais eu un dentier, je l’aurais avalé, là, comme ça.

C’était le mardi après Lac-Mégantic. Les pompiers essayaient de se rendre jusqu’au Musi-café pour atteindre les corps des jeunes qui se trouvaient au moment de l’explosion. Mais la zone était rouge, inaccessible, ça flambait encore, les pompiers avaient les pieds dans le liquide verdâtre. On attendait, devant le téléviseur, que des noms apparaissent, des visages, autre que ceux des gens qui regardaient le temps passer en essayant de ne pas trop penser à ce qui venait de se produire dans leur cour arrière. Un homme, une soixantaine d’années environ, m’avait particulièrement impressionnée : à l’écran, il avait raconté comment ses fils et leurs épouses avaient passé la soirée au Musi-café pour fêter un anniversaire; comment un de ses fils et deux de ses belles-filles ne reviendraient jamais.

—   Le destin, là. Celui qui fait que des gens ne reviennent pas par hasard. Ou sont sauvés par une cigarette ou un retard?

J’avais envie de répondre que je ne savais pas. Que plus souvent qu’autrement, la vie ne fait pas de cadeau, que tout y est arbitraire. Qu’un matin, on est en retard, et cela nous sauve d’un Boeing. Qu’un autre matin, on est en avance, et on échappe à une catastrophe. Que la vie est une salope, finalement. Mais il y avait de l’anxiété dans la voix d’André.

—   Presque tous les livres parlent du destin, vous savez. D’une manière ou d’une autre, on est tous hantés par cela, par les hasards, le côté arbitraire de la vie.

—   Ok, mais ils sont où?

—   Les livres?

—   Oui.

—   Vous voulez des titres?

—   Non, je veux que ça soit là, clairement indiqué.

J’ai baragouiné qu’il y a beaucoup de livres qui parlaient du destin, que c’était une préoccupation presque constante des écrivains. J’ai même mentionné un ou deux titres, dont le mien, dans lesquels le destin, le hasard de la survie et de la mort, jouaient un rôle. Mais André avait besoin de réponses, des réponses claires, précises, aux images du feu rageant sur Lac-Mégantic, au grondement sifflant de l’incendie. J’aurais aimé avoir des réponses pour André. Et ma première réponse, quand il est parti et que la personne qui m’aidait avec les boîtes m’a demandé qui était l’homme, fut de rire un peu, devant cette conversation tellement surréaliste pour un mardi après-midi de canicule.

Je repense à André, depuis. À sa question. Je sais que ma réponse était juste : presque tous les auteurs parlent du destin, d’une façon ou d’une autre. Mais je sais aussi que ma réponse était entièrement insuffisante. J’aimerais avoir eu le courage de le faire asseoir, de lui servir un café et de lui parler d’Heidegger, de son « Pourquoi des poètes en temps de détresse? », pourtant, je n’y ai pas pensé sur le moment. J’aimerais aussi avoir su quoi répondre, une fois le choc de la question passée.

Parce que les mots du récit ne suffisent pas, pas toujours, pas à tous les coups. Et parce que parfois, on a besoin des écrivains pour compenser pour ce que les images, qu’elles soient réelles ou imaginées, nous laissent entrevoir d’horreur et d’arbitraire.

Un homme a été sauvé parce qu’il est sorti fumer une cigarette. Un « cancer stick », comme disent les Américains. Imaginez s’il avait cédé aux pressions de son médecin et arrêté de fumer?

La vie est une salope, parfois.

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