La main, le souffle

décembre6th

No Comments

De la mort, je ne sais que peu de choses, et trop à la fois. Elle est privée. Solitaire. Personnelle. Peut-être n’y a-t-il pas de geste plus intime que de se tenir près du lit d’une personne décédée.

Devant le même corps abandonné, nous réagissons différemment, en fonction tant de notre relation avec le mort lui-même que de notre rapport à la mort. Je l’ai vue après qu’elle ait agi sur le visage d’une grand-mère, après les tentatives de réanimation, les faux espoirs. Je l’ai vue douce sur le corps inerte de mon grand-frère mort pourtant violemment, homme qui bougeait sans cesse, et soudainement, il m’a semblé, même si la mort remontait déjà à une heure ou deux, soudainement immobile. Je l’ai vue arriver doucement dans le corps de ma douce grand-maman. D’abord les yeux, voilés dès le matin, comme s’ils voyaient déjà autre chose. Puis la parole, qui s’efface doucement. La respiration de plus de plus lente et difficile. Le regard qui disparaît sans disparaître, comme si même après la mort, alors que je tenais sa main dans la mienne pour la garder aussi longtemps que possible, elle avait continué à être présente.

La mort du corps est une chose. Ce n’est que le tout début, et cela ne dit rien de ce qui suivra, ces heures, ces jours, ces mois puis ces années à redécouvrir chaque fois comme si c’était nouveau la réalité de la disparition. Ne pas prendre le téléphone pour appeler quelqu’un. Ne pas penser à des cadeaux à acheter. Ne pas se dire qu’elle aimera cette recette. Ne pas rêver de lui présenter son enfant. C’est cela, le deuil. Les livres vous diront que le deuil prend 3 mois, et pourtant, 3 mois, ce n’est que le plus gros, le défrichage, ce qui paraît le plus. 3 mois, c’est le temps qu’il faut pour recommencer à dormir, pour éclater moins souvent en sanglots devant un objet, en écoutant une chanson. Mais 3 mois, ce n’est rien. Il faut encore les étapes de la première année pour marquer, confirmer, l’absence. Il faut encore le dur passage des années pour marteler la permanence de cette disparition, son caractère maintenant inéluctable, incontournable, ça ne sert à rien de résister, de lutter, la mort est sans merci.

Le deuil est privé. Intime. Parce que c’est la fin d’une conversation interrompue trop vite. Parce qu’il reste tant à dire à celui qui est parti, tant à partager, et qu’on se retrouve au milieu d’une phrase, seule devant le vide. À ceux qui voulaient « m’aider » en me disant comment je devais vivre mon deuil, je ne pouvais que sourire, d’un air distant. En « aidant », on veut souvent apaiser le deuil, le rendre moins visible, moins difficile à vivre pour nous, les non-endeuillés, qui sommes coincés à l’extérieur.

Il y a des gradations dans le deuil. Une sorte d’étiquette qui dicte à qui l’expérience appartient, et qui est affecté le plus par la perte. Une étiquette au nom de laquelle on devrait se rappeler de s’éloigner du cercueil quand s’avancent les proches, pour leur laisser l’espace dont ils ont besoin. À la mort de mon frère, c’est une partie de moi, entièrement physique, biologique, que j’ai perdue. Cette partie qui venait des mêmes parents, avait vécu la même enfance (mais si différemment), cette partie à qui j’aurais pu donner un rein. C’est étrange, n’est-ce pas, et je sais que la proximité ne se mesure pas qu’à ce critère « biologique ». Pourtant, il y avait, il y a toujours de cela dans le manque que je ressens. Un trou. On sait que les parents mourront, c’est écrit, on le craint mais cela fait partie de l’ordre des choses. On se dit qu’on aura toujours son frère comme famille. Sauf qu’arrive un mercredi, un coup de vent, puis plus rien.

Je savais tout cela, et pourtant, je savais, intimement, douloureusement, que mon deuil n’était pas ce qui comptait le plus. Il y avait une femme et un petit garçon pour qui le quotidien ne serait plus jamais le même. Il y avait nos parents, secoués par une mort en dehors du cours normal des choses. On ne met pas des enfants au monde pour les enterrer, a, il me semble, crié l’un de mes parents un soir. Peut-être l’ai-je imaginé. Mais je l’ai entendu dans chacun de leur silence.

Où vais-je avec tout ceci? À cette idée : que la mort demande plus de délicatesse que ce que nous semblons capables de montrer. Que ce n’est pas parce qu’elle devient fait divers que nous avons le droit de revendiquer une parole, une histoire, une expérience qui n’est pas la nôtre.

Parlant à R., je lui ai dit que j’en avais assez des vautours des bons sentiments. Ils s’agitent, dès que les journalistes sont présents, ils vont porter des toutous, des fleurs, pour être vus, c’est bien évident, le petit regard à la caméra, tu m’as bien vu, t’es sûr? Alors qu’on devrait tous se taire, tout doucement, pour laisser ceux pour qui le deuil, ce désastre de vies interrompues trop vite, de futurs qui n’existeront pas, de lits et de jouets d’enfants abandonnés, est le plus bruyant, le plus violent, les voix s’élèvent pour donner leur opinion. Nous exprimer est notre nouvelle religion, notre unique certitude : si je m’exprime, si je donne mon opinion, répète-t-on sans cesse, je ne peux pas avoir tort. Derrière, le fameux « les goûts sont dans la nature ». Comme si le deuil était un goût. Comme si le devoir de réserve, la nécessité d’une empathie tranquille, n’existaient pas. Les Romains, dans les Colisées, criaient pour qu’il y ait plus de sang, plus de violence, plus de têtes coupées. Les spectateurs de corrida ne veulent que cela, voir le taureau s’effondrer après la lutte. Nous ne sommes pas différents, sauf que le goût du sang, de la violence, est remplacé par l’empire des bons sentiments. On ne crie plus pour la mort des gens (enfin, moins), on crie pour revendiquer une parenté sentimentale. On veut être VUS en train d’exprimer une opinion ou d’éprouver une émotion parce que ce sont les seules réalités qui existent. Parce que cela nous distrait des vies de ces personnages de téléromans et de téléréalités que l’on suit et connaît plus que celles des gens qui nous entourent. C’est une compétition pour établir celui qui ressent le plus. Et c’est aussi une lutte pour départager les bons et les méchants. Dans ces histoires, celui qui s’interroge sur la pertinence des bons sentiments, sur le devoir de réserve, celui qui ose dire aux vautours des bons sentiments que peut-être ils devraient se garder une petite gêne, celui-là se retrouve dans le camp des méchants, avec la mère filicide.

J’en ai assez des vautours qui encerclent les endeuillés, les victimes et mêmes les coupables. J’en ai assez de ce culte de l’émotion au nom duquel on se croit tout permis. J’aimerais qu’on les supporte en silence, ceux dont la vie vient de s’arrêter catastrophiquement. J’aimerais, comme on sourit à quelqu’un de l’autre côté d’une pièce pour l’encourager, qu’on se rappelle que parfois, aimer, c’est aussi savoir se taire et être présent sans attendre quoi que ce soit en échange.

Pas de commentaire

Pas encore de commentaire.

Flux RSS des commentaires de cet article. TrackBack URL

Laisser un commentaire

RSS