La main, le souffle
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  • novembre17th

    La mort est arrivée tôt dans ma vie. J’étais l’enfant qui disparaissait dans les histoires qu’elle se racontait et qu’elle entendait. Candy, Rémi, Esteban : histoires d’orphelins maltraités par leurs gardiens, abandonnés, forcés de vivre en adulte. Seule dans des pièces vides de meubles, une couronne de papier sur la tête et un chien à mes pieds, je me réinventais en princesse libérée de la parole des adultes. Je ne savais rien de plus que ce que mes pas découvraient quand je galopais dans les bois et les champs autour de la maison. J’écoutais les histoires du village, ces pendus, ces enfants morts en jouant, cet abri nucléaire dans l’immense maison près de la voie ferré où je ne mettrais jamais les pieds. Peut-être faut-il des histoires de fantômes dans toutes les communautés, mais chez nous, c’était la peur de l’holocauste nucléaire qui alimentait les murmures et les rumeurs, le long de la grande route. Un trou, dans une cuisine, où un abri se serait révélé. Le train longeant la maison, séparant le village en deux pendant de longues minutes, passant sur le pont de fer, juste en haut des chutes, cliquetant, grinçant, illuminant pendant quelques instants les champs de maïs. Des étrangers s’arrêtaient-ils vraiment à l’hôtel du village? Qui étaient-ils? Et s’il s’agissait de ces hommes enlevant des enfants dans leurs lits, enfants dont on retrouvait ensuite la photo sur une pinte de lait, avant de découvrir leur corps dans un ravin, un fossé, une forêt de broussailles?

    La mort est arrivée sous les traits d’une fillette au sourire lumineux et aux cheveux noirs renaissant en un duvet que j’avais le goût de toucher tant il m’apparaissait doux. Une fillette dont la mort, à 12 ans, m’interdirait de mourir moi-même lorsque, plus tard, la vie me semblerait impossible.

    Manger les rôties du matin, un verre de lait au chocolat tout près, pendant que mon frère, de l’autre côté de la table, lorgne le chien attendant avec impatience les croûtes garnies de beurre d’arachides. Un frère que la mort poursuivra, lui enlevant une douzaine d’amis dans des accidents et des suicides avant l’âge adulte. Un frère qui après des années à la déjouer se fera rattraper par la mort un mercredi soir, à 1 kilomètre de chez lui, dans un désordre de champs de blé et de tôle froissée.

    J’ai arrêté de lire Virginia Woolf parce qu’elle me faisait peur, parce que je lui ressemblais trop et que je ne savais pas où j’aurais pu trouver les cailloux nécessaires pour la suivre et que le sourire de la fillette aux cheveux noirs m’interdisait de les chercher. La mort a trainé dans mon écriture, je n’y pouvais rien, elle m’avait bercée peut-être plus clairement que ne l’avaient fait les adultes autour de moi. Oui, c’est peut-être cela. Dans une vie où la violence se passait autour de moi, à la vue de tous, sans jamais être nommée, dénoncée voire reconnue, la mort était douce. Claire. Pour une fois, je savais à quoi m’en tenir. Dans tout ce qu’elle avait de final, même si je la soupçonnais de n’avoir que dissimulé ceux qui mouraient, les cachant sur une île quelque part pour qu’ils puissent revenir plus tard, la mort ressemblait à une première certitude. Sur elle, je pouvais compter.