La main, le souffle

juillet20th

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Peu de temps après mon arrivée à Montréal, au tout début des années 1990, j’ai commencé à travailler dans un restaurant. J’avais 18 ans, c’était mon premier « vrai » emploi, et j’aimais le fait que, tout l’été, mon cerveau prenait une pause, sortait des livres, et se concentrait sur la fabrication des bloody cesars, espresso et shirley temples. J’y ai travaillé 3 ou 4 ans, je ne me souviens plus très bien. Mais je me rappelle, par contre, de ce matin où, à mon arrivée, j’ai appris qu’un serveur que j’aimais bien venait de mourir. Il n’était pas bien vieux, peut-être 30-35 ans, mais le sida venait de l’emporter. Je me souviens avoir parlé à un vieil ami de cette mort qui m’avait surprise et peinée. Lorsque je lui ai dit la cause du décès, il a répondu: « Il était gai? » Je m’en veux encore d’avoir répondu oui, comme si cela expliquait et justifiait tout, comme si la mort de cet homme aux prises avec une maladie comme le sida était moins grave parce qu’il avait « vécu sa vie », autrement dit avait peut-être été imprudent. Aujourd’hui, je rappellerais à mon vieil ami qu’il est difficile de se protéger quand on ne connait pas la menace, quand la menace commence à peine à être comprise. Je lui dirais aussi que peu importe, au fait, le genre de vie qu’avait mené ce collègue: il était mort, emporté par une maladie qui ne pardonne pas.

J’ai repensé à cela, ce matin, en lisant des articles sur la tuerie au Colorado et en lisant les commentaires sur les réseaux sociaux. Je suis bien évidemment toujours choquée par la facilité avec laquelle il est possible, aux États-Unis mais aussi de plus en plus ici, de se procurer une arme à feu. Mais au-delà de l’horreur et de l’arbitraire d’un tel acte, c’est autre chose qui me frappe ce matin, autre chose que les multiples noyades d’enfants, cet été, ne peuvent faire autrement que d’aviver: au Colorado, des enfants sont morts dans cette fusillade. Mais que faisaient des enfants (dont un nourrisson) dans une salle de cinéma après minuit devant un film violent?, s’empresse-t-on de demander sur Facebook. Je ne sais pas, au fond, pourquoi des enfants y étaient. Mais est-ce vraiment ce qui compte? La chose la plus importante, dans tout ceci, est-elle vraiment la raison qui aurait poussé des parents à faire voir un film violent à des enfants, si tard le soir?

Il me semble que non. Il me semble aussi qu’il est extrêmement facile de juger la mort, surtout des enfants, en questionnant le mérite ou les aptitudes des parents.

Je le fais moi-aussi: mes parents n’ont jamais déplacé les produits ménagers dangereux pour éviter que nous y ayons accès. nous avons eu une piscine, chez moi, quand j’étais assez petite, et jamais nous ne nous en sommes approchés quand il n’y avait pas d’adulte.  Nous savions ce que nous n’avions pas le droit de toucher, où nous n’avions pas le droit d’aller. C’était, bien sûr, bien avant les barrières de sécurité, les bloque-toilettes et prises de courant, l’industrie du « baby-proofing ». Ni mon frère, ni moi (la fouilleuse et la téméraire) n’avons été blessés, empoisonnés, électrocutés. Alors oui, parfois, je m’étonne et m’insurge quand je vois qu’un autre enfant a échappé à la surveillance de ses parents. Puis je me rappelle qu’il faut à peine une ou deux secondes d’inattention. Que les parents n’ont pas besoin qu’on ajoute à la culpabilité bien naturelle qu’ils doivent ressentir devant une mort aussi absurde et cruelle.

Juger de la mort, de la catastrophe, est un réflexe maintenant. « Moi, si j’avais été dans l’avion, j’aurais arraché le couteau aux terroristes et l’avion ne se serait pas écrasé », de dire une femme après les attentats de 2001. Peut-être est-ce notre peur devant la mort qui parle et nous fait dire n’importe quoi plutôt que d’admettre que les morts bêtes existent. Que la mort, quand elle frappe, et surtout quand elle est décidée par quelqu’un qui a mis la main sur une arme et se fout de la vie des autres, n’y va pas au mérite, ne punit pas, est entièrement, totalement, et d’une manière tellement terrifiante, aveugle.

Dire « à quoi pensaient les parents d’amener des enfants voir un film à minuit », dire « voyons, surveiller un enfant, ce n’est pas si difficile, les parents auraient pu faire mieux », c’est la même chose, au fond, que de dire qu’une fille s’est fait violer parce qu’elle portait une jupe trop courte, ou qu’elle rentrait trop tard, ou qu’elle était trop belle, ou qu’elle était « facile ». C’est oublier qu’une femme, même nue, même soule, ne perd jamais le droit de dire non.

C’est aussi, et surtout, penser que la mort et la violence ne touchent pas ceux qui font tout comme il faut. Ce serait rassurant, de penser ainsi. Mais la mort se fout des convenances et des règles, des bonnes intentions et des essais de perfection.  Les humains sont cons quand ils se rendent compte qu’ils peuvent tuer.

Je mets un casque à vélo. Je m’attache en voiture. Je ne bois pas si je conduis. Je me tiens loin des drogues. Je protégerai mes petits avec la prudence d’une louve, leur mettrai des gilets de sauvetage, ferai tout pour éviter un accident. Mais je sais aussi qu’un accident arrive.

On peut essayer de se rassurer comme on le peut, mais quand elle décide que c’est le temps, la mort se foutra toujours des barrières de sécurité, des règles de vie, des bonnes manières. Elle se mettra les coudes sur la table, rotera, et fera ce qu’elle veut. Parce que la mort est une salope.

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