La main, le souffle
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  • octobre18th

    Pendant près d’un an, j’ai habité une maison de New York où de jeunes femmes comme moi débarquaient, d’un peu partout à travers le monde, pour quelques mois ou pour une période indéfinie. De temps à autres, au repas du soir, j’entendais une nouvelle venue raconter qu’elle avait été à Ground Zero. Et puis?, demandaient ses compagnes. «Y a rien à voir!» Après un moment, parce que je fréquentais le site depuis assez longtemps, j’ai commencé à conduire certaines de ces femmes à Ground Zero. Ground Zero qui n’est plus le trou qu’il a été, mais un immense chaniter de construction. Pour le comprendre, pour le lire, il faut tout à la fois pouvoir imaginer les tours et l’ensemble du complexe, et leur destruction, les explosions, les effondrements, les gens courant, poursuivis par un nuage de destruction. De Ground Zero, il ne reste finalement rien, aujourd’hui, et je peux comprendre la déception de ces femmes: de l’extérieur de New York, on pourrait croire que New York est restée comme elle l’était le 11 septembre 2001, quand les tours eurent fini de tomber.

    Je travaille présentement sur les images de l’après-11 septembre qui montrent les gens regardant l’absence des tours. Et je me débats avec l’article, parce que s’emmêlent dans ma pensée différents aspects: que cherchaient ces hommes et ces femmes qui, bravant les interdits, les barricades, les odeurs, la fumée, se sont présentés dès le 12 ou le 13 septembre 2001 pour voir de leurs yeux la destruction? Certains photographes (Bubriski, Simon) ont appelé cela un pélerinage. Je comprends. Ground Zero, immense fosse commune, où s’emmêlèrent tout à la fois les victimes, les secouristes et les terroristes, où se retrouvèrent fusionnés les outils de la destruction et ceux de la vie quotidienne, les box cutters et les ordinateurs, les tapis et les cheveux, Ground Zero peut être vu comme «hallowed ground», terre sacrée. Le pélerinage prend donc son sens là, dans ce mouvement d’individus qui, pour appréhender une nouvelle réalité, se rejoignent et forment une communauté silencieuse. Mais était-ce vraiment aussi pure que cela? Car parler de pélerinage, c’est sanctifier tout à la fois le lieu et ses visiteurs, c’est interpréter les gestes posés par ces hommes et ces femmes en leur donnant un sens qui est peut-être loin de leurs véritables motivations. Dès les premiers jours, des bibelots, des souvenirs, des photographies sont apparues dans les rues de New York. Marchandisation de la destruction. Les hommes et les femmes derrière les barricades étaient-ils des pélerins ou des «touristes de l’histoire», comme l’explique si bien Marita Sturken? Et les photographes, que faisaient-ils là? Se réclamant d’un désir de préservation de l’histoire, ils déclarent (Steve Simon, Kevin Bubriski et Olivier Culmann) qu’ils sont là pour préserver les émotions des visiteurs du site. Préserver l’émotion, ou le choc? Après tout, les trois cessent leur entreprise à partir du moment où il n’y a plus grand chose à voir. À partir du moment, donc, où pour comprendre véritablement l’impact du 11 septembre sur le bas Manhattan, il faut faire un effort d’imagination qui «souille» le pélerinage, le rend normal. Quelle différence y a-t-il entre ces hommes et ces femmes et ceux qui, aujourd’hui, arrivent près du site et se font prendre en photo devant des bannières montrant le futur World Trade Center 1? La mission de préservation consiste-t-elle à préserver non pas tant la contemplation que le choc? Car la question, ou l’hypothèse, est la suivante: en montrant celui qui regarde plutôt que ce qu’il regarde, les photographes, même s’ils négocient à la fois avec l’irreprésentable (par manque ou par censure) et l’inaccessible, ne font pas acte innocent en concentrant la représentation sur l’affect plutôt que sur les faits et participent dès lors à la création et au maintien du 11 septembre comme trauma historique.

    Mon problème est le suivant: comment dire tout cela sans nécessairement faire de procès d’intention? Si, comme le suggèrent Sontag, Klein et tant d’autres, le maintien du choc sert à faire accepter des politiques qui seraient normalement rejetées, si autrement dit le choc permet de maintenir un état d’exception, est-il possible d’éviter une réflexion sur le rôle de ces photographies dans l’imaginaire du 11 septembre?

    Comme les copines qui ne voyaient rien parce que ce qu’il y avait à voir était de l’ordre de l’invisible, de l’imaginaire (de ce qui avait été, de ce qui avait eu lieu), les photographies sur lesquelles je travaille présentement ont besoin d’une légende, et pourtant n’en ont pas. Mais tout est dans la légende, et il serait possible d’interpréter la plupart de ces photographies autrement. Je reviens souvent à la photographie de Thomas Hoepker qui montre un groupe de jeunes adultes avec en arrière-plan les ruines fumantes du World Trade Center. Hoepker a résisté à l’envie de publier l’image pendant longtemps, parce qu’elle n’allait pas avec le sentiment général. Pour dire les choses honnêtement, les hommes et femmes de cette image semblent détendus, comme s’ils ne voyaient pas, ou n’étaient pas touchés par, ce qui continue à fumer derrière eux. La photographie a été interprétée par Rich comme la preuve que les jeunes ne se souciaient pas vraiment de l’événement, que l’événement n’avait pas eu tant d’impact que cela. Et l’un des jeunes de répondre que non, ce n’est pas vrai, qu’ils parlaient justement de l’événement. Ce que cette image et le débat l’entourant révèlent (et ce n’est pas si étonnant), c’est que la photographie sans légende est une surface sur laquelle il est possible d’imposer un sens. Elle est lisible, donc interprétable. Que les jeunes de la photographie de Hoepker aient été profondément troublés par l’événement n’est pas visible, parce que leur disposition ressemble davantage à un moment de détente. Le photographe, l’éditeur, le critique, peuvent dès lors réinterpréter l’image, lui faire dire tout et n’importe quoi.

    Tel est le problème que j’ai avec les photographies sur lesquelles j’essaie sans succès de travailler depuis des mois: sans légende autre qu’un contexte large (elles ont été prises entre septembre 2001 et mars 2002, autour du site appelé Ground Zero, site dont les frontières sont d’ailleurs mouvantes), je peux, comme les photographes, comme les critiques, leur faire dire n’importe quoi. Je peux les interpréter comme la préservation d’un pélerinage autant que comme la trace d’un rapport à l’histoire trouble, où le témoin/spectateur est à la fois pélerin et consommateur d’une histoire dans laquelle il souhaite s’inscrire même si l’événement est clos. Et là se trouve le noeud de l’article. Et son enjeu.

  • octobre6th

    Il ne fait plus aucun doute que les attentats du 11 septembre 2001 aient constitué pour plusieurs un moment de rupture important, certains y voyant la naissance du 21e siècle et du troisième millénaire. Charnière, l’événement ne pouvait faire autrement que de l’être : les États-Unis étaient attaqués sur leur sol, là même où le pouvoir est en jeu, par le commerce dans les tours du World Trade Center et la force militaire au Pentagone. Dix-neuf terroristes, formés dans les écoles d’aviation des États-Unis, réussissaient à détourner quatre avions et à les transformer en missiles, atteignant des symboles de la force des États-Unis sans que ces derniers aient le temps de répliquer. L’attaque, rythmée par l’écrasement des avions et l’effondrement des tours, s’est déroulée en 102 minutes, comme un blockbuster, et a été diffusée en direct à la télévision.

    L’événement ne serait pas le même sans sa diffusion. Dans les jours et les mois qui ont suivi, les médias ont diffusé de manière répétitive des images de l’événement, cristallisant la représentation des événements en une série d’icônes : l’homme qui tombe, les papiers tombant, le nuage de débris, l’explosion de l’avion dans la tour sont autant d’images qui, transformées en tropes, traversent les représentations du 11 septembre, que ce soit en littérature, en arts visuels ou au cinéma. Marianne Hirsch, dans un article de 2003 sur les images iconiques du 11 septembre, demandait : « What elements determine this process of reduction and iconization? And in what ways will this process be in fact determined by aesthetic factors? »

    Dix ans après les attentats, le moment semble tout indiqué pour relancer cette question afin de voir comment les arts ont répondu à l’événement, l’ont intégré ou n’ont pas réussi à le faire de manière satisfaisante, comme c’est le cas avec le cinéma main stream qui, après World Trade Center d’Oliver Stone, s’est contenté d’évoquer l’événement de manière plus ou moins lointaine.

    Ce colloque, qui fait suite aux colloques Fictions et images du 11 septembre 2001 (UQAM-2007) etRegards croisés sur le 11 septembre (Aix-en-Provence, 2010), propose de s’arrêter à l’impact des attentats du 11 septembre en art. Dix ans après, comment le cinéma, le théâtre, les arts visuels et la littérature négocient-ils avec l’événement? Que les œuvres le fassent sur le mode mineur de l’évocation ou en situant les attentats au centre de l’œuvre, quelles images utilisent-elles? Partant de la prémisse que le 11 septembre marque, dans les faits, la naissance d’un mythe d’origine du 21e siècle, comment s’effectue dans la création même ce passage de la fictionnalisation à la mythification? Quelles figures, quelles représentations sont choisies? Quelles figures sont, au contraire, rejetées, négligées, alors qu’on les croyait centrales après les attentats?

    Le colloque, organisé conjointement par ERIC LINT (UQAM) et le LERMA (Aix-en-Provence), aura lieu à l’Université du Québec à Montréal, vendredi 7 octobre et samedi 8 octobre 2011, Salle D-R200, (entrée par le 315, rue Ste-Catherine Est).

    Organisation scientifique : Annie Dulong, Bertrand Gervais et Alice van der Klei


    Programme du colloque

    vendredi 7 octobre 2011
    D-R200 (UQAM)
    8h45     [accueil]

    9h15     Bertrand Gervais [mot de bienvenue]
    9h20     Annie Dulong [introduction]

    Séance 1
    Présidente de séance : Annie Dulong (New School, New York)

    9h30   Sylvie Mathé (Université de Provence, LERMA ): « La figure du terroriste comme l’Autre »

    10h00 Lambert Barthélémy (Université de Poitiers) : « La question volée »

    10h30 [pause café]

    11h00 Julien Fragnon (Université de Lyon – Laboratoire Triangle (UMR 5206 CNRS)) : « Le 11 septembre 2001 dans les œuvres de fiction : la construction d’un nouveau monde »

    11h30 Carolina Ferrer (Université du Québec à Montréal) : « Le 11 septembre 1973 : raconter l’indicible, fictionnaliser les faits »

    12h00 [dîner]

    Séance 2
    Président de séance : Bertrand Gervais (Université du Québec à Montréal)

    14h00 Mélanie Gélinas (Université du Québec à Montréal) : « Philippe Petit funambule : tour à tour, le 11 septembre 2001 »

    14h30 Lucie Roy (Université Laval) : « Sur le 11 septembre et l’enveloppement mutuel de la fictionnalisation de l’Histoire et de l’Historicisation de la fiction »

    15h00 Mathieu Duplay (Université Paris 7) : « He Was The Apple of My Father’s Eye » : poétique de l’élégie dans On the Transmigration of Souls de John Adams »

    15h30 [pause café]

    16h00 Anne-Marie Auger  (Université de Montréal) : « Esthétique et  »culture populaire du désastre » dans le Falling man de Richard Drew »

    16h30 Richard Phelan (Université de Provence, LERMA) : « Performing Man : création visuelle dansFalling Man de Don DeLilllo »

    17h30 [Cocktail]

    samedi 8 octobre 2011
    D-R200 (UQAM)
    Séance 3
    Présidente de séance : Joanne Lalonde (Université du Québec à Montréal)

    9h30 Sophie Vallas (Université de Provence, LERMA) : « A Tale of Two Towers »: les tours jumelles et et leur pérénité littéraire et iconographique »

    10h00 Gabriel Tremblay-Gaudette (Université du Québec à Montréal) : « Illustrer l’indicible »

    10h30 Elizabeth Zahnd (Francis Marion University) : « Le 11 septembre sous les feux de la rampe : un one man show sur la terreur »

    11h00    [pause café]

    11h30 Alexandre Manuel (Université de Franche-Comté) : « L’image-événement ou la prééminence des vidéos d’amateurs »

    12h00 Thomas Schmidtgall (Université de la Saare) : « Entre catharsis classique et film de propagande nationaliste » – Hollywood et le 11 septembre dans la critique européenne.

    12h30 [dîner]

    Séance 4
    Présidente de séance : Alice van der Klei (Université du Québec à Montréal)

    14h00 Katharina Niemeyer (Université de Genève) : « De la fiction au réel et du réel à la fiction : les facettes télévisuelles du 11 septembre 2001 »

    14h30 Julien Bringuier (Université d’Avignon/Columbia University) : « Le sujet assailli : logique du traumatisme dans le roman américain sur le 11 septembre »

    15h00 Vanessa Besand (Université de Bourgogne) : « Art de l’ellipse et de l’allusion dans les nouvelles et romans américains contemporains : vers une re-sémantisation du 11 septembre »

    15h30 [pause café]

    16h00 Bertrand Gervais (Université du Québec à Montréal) [Synthèse et clôture du colloque]

    Liste des conférenciers et des participants
    Anne-Marie AUGER  (Université de Montréal)
    Lambert BARTHELEMY (Université de Poitiers)
    Vanessa BESAND (Université de Bourgogne)
    Julien BRINGUIER (Université d’Avignon/Columbia University)
    Annie DULONG (New School, New York)
    Mathieu DUPLAY (Université Paris 7)
    Carolina FERRER (Université du Québec à Montréal)
    Julien FRAGNON (Université de Lyon)
    Mélanie GELINAS (Université du Québec à Montréal)
    Bertrand GERVAIS (Université du Québec à Montréal)
    Joanne LALONDE (Université du Québec à Montréal)
    Alexandre MANUEL (Université de Franche-Comté)
    Sylvie MATHÉ (Université de Provence, LERMA )
    Katharina NIEMEYER (Université de Genève)
    Richard PHELAN (Université de Provence, LERMA)
    Lucie ROY (Université Laval)
    Thomas SCHMIDTGALL (Université de la Saare)
    Gabriel TREMBLAY-GAUDETTE (Université du Québec à Montréal)
    Sophie VALLAS (Université de Provence, LERMA)
    Alice VAN DER KLEI (Université du Québec à Montréal)
    Elizabeth ZAHND (Francis Marion University)

    Pour lire les résumés et voir le communiqué de presse et l’affiche, visitez le site web du Lower Manhattan Project.