Peter Balakian était au Preview Site du September 11 Memorial and Museum hier, pour lire des extraits de son recueil de poèmes Ziggurat et discuter des enjeux de la création autour du 11 septembre, dans le cadre de la série de conférences intitulée « 9/11, Today and Tomorrow ».
Ziggurat offre, à travers ses poèmes, une approche du 11 septembre qui le met en relation avec d’autres événements de la seconde moitié du vingtième siècle, comme la guerre du Vietnam, par exemple. Le point de vue de Balakian est celui d’un homme qui a « connu » les tours pendant les six années où il était courrier dans le Lower Manhattan. Œuvre nostalgique à ce titre, Ziggurat se propose d’approcher les attentats en considérant les tours comme les grandes disparues. Balakian, expliquant son approche, a dit lors de sa conférence qu’il avait voulu respecter les victimes et leurs familles. En l’écoutant parler, j’ai bien senti à quel point il savait avancer sur un sol fragile, dans ce lieu particulièrement. Comment parler ou approcher le 11 septembre lorsque les familles des victimes et les survivants sont là, tout près, et veulent (à juste titre, par ailleurs) s’assurer que la mémoire est préservée? Comment écrire le 11 septembre librement, lorsque les survivants cherchent dans ce qui est écrit des traces d’eux-mêmes, et une justesse presque scientifique dans les faits?
Il y avait dans la salle des littéraires, mais aussi des membres de ce groupe très fort de survivants et familles de victimes. Une de ces femmes s’est présentée à moi par le syntagme « a 9/11 widow ». Elle m’avait entendue mentionner le Lower Manhattan Project à l’organisateur de la série de conférences, et voulait vérifier ce que la base de données recueillait. Elle n’a pas semblée particulièrement impressionnée par notre travail pour recueillir les représentations des attentats. « Vous nommez les victimes, dans votre base de données? », m’a-t-elle demandé. Non. Non, ai-je répondu, essayant de trouver la bonne manière de dire que les victimes ne nous intéressent pas, pas en elles-mêmes. Y a-t-il une bonne façon d’expliquer à quelqu’un pour qui l’événement est bien réel que nous, à l’université, nous intéressons non pas aux personnes, mais aux personnages, aux représentations de ces personnes? J’ai hésité. J’aurais voulu lui dire que je comprends, je comprends son deuil, je comprends la mission qu’elle s’est donnée d’éveiller les Canadiens (elle est canadienne et vient une fois par mois au Tribute Center raconte son histoire) aux dangers du terrorisme, que je comprends tout cela, et n’approche pas l’événement cavalièrement. Mais j’ai senti que je ne pouvais pas parler, pas lui dire ça, que pour elle, l’événement lui appartenait, même après tout ce temps, et qu’il n’y avait qu’une façon d’en parler et de l’approcher.
J’avais demandé à Balakian si son approche avait eu pour but d’inscrire le 11 septembre 2001 dans une lignée historique, pour le mettre en perspective. Il n’a pas répondu, tournant autour de la question, refusant d’admettre ce que plusieurs auteurs ont fait avant lui, c’est-à-dire considérer l’événement de 2001 non comme un événement hors du commun et incommensurable, mais lié à d’autres. Sur le coup, je n’ai pas trop compris : ses commentaires étaient très intelligents, solides, sa vision du rôle du poème fascinante. Et voilà qu’il évitait de voir le 11 septembre en dehors des critères d’exceptionnalité.
Puis j’ai compris, après avoir parlé à la veuve. Là, dans ces lieux, sur ce qu’il avait lui-même désigné comme « hallow ground », lieu saint, il ne pouvait pas approcher cette question, risquer de blesser les familles, les survivants. Je suis donc repartie, avec une question en tête : comment écrire l’événement sans porter atteinte à ceux qui l’ont vécu, tout en ayant une grande liberté dans notre façon de l’approcher? Comment raconter sans avoir l’impression de danser sur les tombes fraiches? Balakian a peut-être trouvé une réponse : par le détour, sans que cela ne paraisse trop, comme on parlerait tout bas pour ne pas réveiller un enfant qui dort dans la chambre à côté.