La main, le souffle
  • Le retour

J’ai pris une pause. Une très longue pause. Je pourrais vous faire croire que c’était pour décanter, pour réfléchir, mais dans les faits, c’était, tout simplement, pour vivre. Pendant très longtemps, toute ma vie a tourné autour du travail. C’était merveilleux, sentir mon cerveau vibrer ainsi, disparaître dans mes recherches, voir fourmiller tous les liens entre ma recherche et ma création. C’était merveilleux, oui, et enivrant. Mais aussi solitaire. Désincarné.

Je m’étais fixé des objectifs. C’est rassurant, un objectif. Cela donne l’impression qu’on s’en va quelque part. Mais tard la nuit, tôt le matin, l’objectif me semblait de plus en plus inutile. Non. Futile. Insuffisant. Je ne vivais qu’à moitié. En attendant. J’attendais le poste pour que ma vie se fixe. Mais il me fallait admettre que le poste n’arrivait pas, et que je n’avais somme toute aucun contrôle sur la situation.

J’attendais le poste, donc. Je me disais qu’après, je commencerais ma vie d’adulte. Peut-être un condo. Sûrement un enfant. Le condo était secondaire, c’était après tout pour que l’enfant y soit bien, y ait sa chambre, de l’espace pour jouer, et moi, de l’espace pour lire et écrire et aimer. Les années passaient, le poste ne venait pas, et je me suis dit que je pouvais peut-être cesser de mener cette vie de parenthèses, d’attente.

Alors j’ai eu un enfant. Au terme de deux ans de préparation, une année de tests et d’attente, 38 semaines de grossesse et un long travail. Ce n’était donc pas un coup de tête ou un accident. Le projet bébé, pour se mettre en branle, a nécessité une profonde réflexion. J’allais faire un enfant seule puisque je ne pouvais lui offrir un bon père. Puisque « mon » homme, comme le fuyant poste de professeure, ne s’était jamais présenté dans ma vie.

Je me suis imaginé que j’utiliserais ma session de congé (les joies des profs précaires du réseau collégial) pour écrire. Je voulais qu’au moment d’accoucher, au moins l’un des deux grands projets, l’essai ou le roman, soit terminé, en route vers l’éditeur. Mais voilà. Je n’ai pas écrit. Je ne suis pas, apparemment, de ces femmes qui écrivent enceinte, chez qui la création de l’enfant vient avec une hausse de la créativité en écriture. Dès la conception, je suis, comme m’en accuserais un peu une amie, disparue dans la maternité, dans cette conversation silencieuse qui s’installait entre mon pensionnaire et moi.

Pour la première fois de ma vie, j’ai été toute à mon corps. Satisfaite, pleine, entière, parce qu’il faisait ce qu’il devait faire, parce qu’en moi je sentais grandir mon petit. En groupe, je n’arrivais pas à parler parce qu’il me semblait entendre à peine ce qui se passait autour. Parce que j’étais ailleurs, absorbée, enivrée de bonheur. Seule, je passais des heures à préparer l’arrivée.

Je n’ai donc pas écrit. Après, pendant les siestes, me disais-je, je reprendrai le temps perdu. J’écrirai. Je lirai plus. J’avancerai le projet, l’essai sur le 11 septembre.

Sauf que mon fils, fils d’insomniaque chronique, n’était évidemment pas un gros dormeur. Dès la naissance, il a fait fi du bébé idéal faisant des siestes de 2h et a développé sa version des siestes disco et des réveils nocturnes multiples. Mais ce n’était pas grave. Je l’allaitais, me rendormais, et tant que je n’ai pas essayé de reprendre ma vie, tant que je n’ai pas voulu écrire, cela m’allait, cette vie au diapason des exigences de mon petit ogre.

Je pourrais dire que je regrette un peu ce 18 mois sans écrire. C’est un peu vrai. Tout ce temps potentiel que j’aurais pu passer à écrire. Mais voilà : non. J’ai consenti, j’ai voulu même disparaître ainsi. Prendre une pause de tout ce qui avait guidé ma vie pendant si longtemps, cette exigence de performance, cette pression de la publication scientifique, cette constante obligation de mousser mon cv, toujours dans l’attente du fameux poste qui n’arrive pas, qui n’arrivera peut-être jamais. Pendant ce 18 mois, j’ai replacé un peu mon focus. Écrire, oui, sans aucun doute. Mais la vie, elle? Vivre, aimer, écrire, enseigner. Vivre et aimer d’abord, mais si ce n’est peut-être pas socialement acceptable dans mon milieu, même si ce n’est pas assez féministe. Vivre à plein cette maternité qui sera peut-être la seule, même si je recommencerais, parce que je suis seule, et que je n’ai plus 30 ans. Je me suis offert ce bonheur sans partage, sans réserve, sans regret et sans culpabilité. Et maintenant que mon petit bout d’homme marche presque, jase sans que je ne comprenne ce qu’il me dit, maintenant que je reconnais son humour, maintenant qu’il me confirme chaque jour que pour lui, là, maintenant, je suis assez, je suis sa maman, dans mes bras, il est heureux, maintenant, donc, je sais que j’ai bien fait de profiter d’une manière aussi jouissive de mon bonheur. Que la jachère contre laquelle je n’ai même jamais eu l’idée de lutter, sauf quand les collègues et amis me demandaient si je prenais le temps de lire et d’écrire pendant que j’allaitais mon petit ogre 12h par jour,  que cette jachère m’a fait un bien immense, m’a donné de l’espace pour recadrer ma vie et considérer mon temps de manière différente.

Ne soyez pas surpris si je souris. L’ogre et moi, malgré la fatigue, malgré les mauvaises nuits, sommes très, très heureux ensemble. C’est presque indécent, autant de bonheur. Mais vous savez-quoi? Je pense que je ne l’ai pas volé.

Alors j’ai pris une pause. Et maintenant, je reviens, tout doucement.