La main, le souffle
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  • janvier26th

    Régulièrement, j’entends des copines du Webster qui, à peine arrivées, se rendent au World Trade Center, de la même manière qu’elles vont voir le taureau de Wall Street et la statue de la Liberté. Elles reviennent inévitablement déçues, parce que le chantier du World Trade Center n’a rien à voir avec le Ground Zero dont toutes ont entendu parler. Il n’y a rien à voir, la destruction a été effacée, remplacée par des grues, des bennes, des matériaux, une fourmilière d’hommes et de femmes qui construisent tout à la fois le mémorial, le musée, la tour 1 (Freedom Tower) de même que la tour 4 et le Transportation Hub.

    Il m’arrive de les conduire sur le site, ses copines fatiguées de leur voyage, excitées d’être à New York, et de tenter de leur permettre de voir ce qui n’est plus là. J’essaie de leur faire comprendre que pour voir le 11 septembre 2001 sur ce lieu, il faut parvenir à voir non pas cette plénitude qui emplit l’espace de sons mais l’absence qu’elle désigne: il n’y a construction que parce qu’il y a eu destruction. Le vide, là où les tours se trouvaient, ne se comprend que comme vide. La tour 1, en s’élevant lentement, étage après étage, permet d’imaginer les tours du World Trade Center, comme si elle en était la trace.

    23 janvier 2011

    Il a fallu si peu de temps pour tout détruire, si longtemps pour déblayer, et encore plus longtemps pour reconstruire. La monumentalité du World Trade Center se trouve là aussi, dans cette démesure temporelle: 6 ans pour construire, 10 secondes pour s’effondrer, près d’un an pour déblayer, 7 ans pour construire la tour 1, 10 ans pour les autres tours.

    J’essaie de leur expliquer cela. Mais ce n’est pas simple. Car il faut tant d’effort pour faire abstraction de ce qui se trouve devant soi, et voir l’absence de ce qui devrait y être.

    23 janvier 2011

  • janvier14th

    Lorna marmonne sans cesse « Je suis trop vieille pour ça, je suis trop vieille pour ça ». Elle voudrait s’arrêter, là, maintenant, mais sent la pression des autres. Ils l’encerclent, devant, derrière, même à côté d’elle, comme s’ils savaient que ce n’est qu’ainsi, en retirant tout autre possibilité, qu’elle pourrait continuer. Ce chemin, en continuant à descendre au coeur de la tour, est incontournable. « Nous sommes des boeufs allant à l’abattoir », pense-t-elle.

    Barthes n’avait pas tout à fait tort: qu’est-ce qui fait qu’une image nous retient, sinon cette chose, ce détail qui nous appelle? Les yeux. Un reflet.

    Je pensais à cela au MOMA, devant des photographies de Dorothea Lange qui me rappelaient celles prises au moment des attentats du World Trade Center et du tremblement de terre d’Haïti. Les images qui restent, qui deviennent icônes, ne sont pas tant celles qui donnent une vue d’ensemble d’un événement que celles qui le ramènent à son impact humain. C’est un peu la même chose pour les personnages: ceux qui « existent » vraiment sont ceux qui me retiennent par de minuscules particularités, idiosyncrasies qui les font sortir du calme plat de la page. Ce détail m’empêche de regarder au-delà d’eux sans les voir, demande que je m’arrête et accepte d’aller plus loin avec eux. Ces petits morceaux d’humanité font qu’un personnage sort du lot des multiples visages possibles. Il cesse d’être une idée, unidimensionnelle même si elle est intéressante, et devient Leah, Lorna, Mark et les autres.

    À tous les jours, je m’installe à mon minuscule bureau dans ma petite chambre new-yorkaise et je me débats avec mes personnages. Contre eux, il me semble souvent. J’arrive à ce point du roman où le danger est le plus grand: pour mes personnages, juste avant la chute de la tour sud, le temps presse. Et pour moi, le temps presse aussi, puisque Marie-Pierre attend le livre pour février, d’abord, et ensuite, surtout, parce que j’avance à tout petits pas sur un sol extrêmement fragile. Jusqu’où puis-je aller? Comment éviter de faire ce que les autres ont (mal) fait? Comment faire taire cette voix qui me dit que je devrais arrêter tout cela, ne pas aller plus loin, écrire sur quelque chose de plus facile? J’ai tué Mabel cette semaine. Je savais qu’elle n’y passerait pas, c’était écrit d’avance. Mais elle a résisté. Ou j’ai résisté. M’entravaient non seulement des questions de véracité, mais également un certain attachement au personnage.

    J’ai choisi d’écrire sur cela. Et je repense à Ed Kosner, éditeur du Daily News, justifiant une photographie de main coupée: « You can’t do the story without doing the story. It’s no time to be squeamish »

    Je me le répète, parce que je dois continuer.