La main, le souffle
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  • novembre20th

    Le cinquantième anniversaire de l’assassinat du président John F. Kennedy est l’occasion pour plusieurs médias de revenir sur les théories entourant cet assassinat. Oswald était-il seul? Y avait-il ce deuxième tireur? Qui payait Oswald? La survie de ces questions, 50 ans après les faits, et malgré plusieurs enquêtes, analyses et expertises médico-légales permet de réfléchir à la prégnance des théories du complot dans l’imaginaire américain.

    Dans un article pour Slate Magazine, William Saletan démontre que croire à l’une des théories du complot du 20e siècle (Roswell, l’assassinat de Kennedy, les attentats du 11 septembre 2001, etc.) conduit à croire à d’autres théories, en une sorte d’effet d’entraînement du doute.  »The more you see the world this way—full of malice and planning instead of circumstance and coincidence—the more likely you are to accept conspiracy theories of all kinds. Once you buy into the first theory, with its premises of coordination, efficacy, and secrecy, the next seems that much more plausible. »

    Dans les faits, les théories du complot séduisent parce qu’elles proposent un récit organisateur qui simplifie certains événements en leur donnant une agentivité claire: le grand méchant loup, le méchant Big Man.  »Conspiracy believers are the ultimate motivated skeptics. Their curse is that they apply this selective scrutiny not to the left or right, but to the mainstream. They tell themselves that they’re the ones who see the lies, and the rest of us are sheep. But believing that everybody’s lying is just another kind of gullibility », écrit Saletan.

    Tel est le motif principal des théories du complot: poser des questions qui, en réduisant les contradictions inhérentes à l’explication d’un événement historique complexe, proposent non pas des réponses, mais un doute. Car les théoriciens du complot sont beaucoup moins intéressés par les réponses qu’ils le sont par les questions.

    Pour lire l’article de Saletan, cliquez ici.

    Pour découvrir les travaux d’une équipe de psychologues sur les complots, The Psychology of Conspiracy Theorists, cliquez ici.

    Pour lire un article publié sur ce blogue à l’occasion de la visite du maître des conspirateurs, David Ray Griffin, cliquez ici.

  • août30th

    La question est arrivée par un mardi après-midi chaud et ensoleillé. Si elle était étrange, c’est surtout parce qu’elle est surgie de la bouche d’un homme en culottes courtes que je ne connaissais pas. Appelons-le André. J’arrivais à peine dans le quartier, j’étais sur la terrasse, à classer des boites vides pour les ranger. André s’est présenté, d’en bas, et m’a demandé s’il pouvait me parler. Oui, bien sûr.

    J’ai refermé la porte, pour éviter que le chat ne fasse une fugue, même si les risques étaient encore plus faibles que ceux d’imaginer un autre déménagement avant au moins 3 ans. André est monté, fringant, me rejoindre au deuxième étage. Il s’est présenté. André est mon voisin, celui d’en bas, de l’autre maison. Mon propriétaire lui a parlé de moi, avant mon emménagement. Il lui a dit que j’écris. André a retenu l’information, c’est probablement son genre, retenir des informations sur les voisins, pas méchamment, simplement pour savoir qui ils sont, et comment entrer en contact avec eux.

    Il est allé droit au but.

    —   Vous écrivez, n’est-ce pas?

    —   Oui. (J’étais surprise. J’avais pendant l’ascension d’André imaginé qu’il voudrait me parler des boites, des gens venus m’aider à peinturer, voire du piano qui, un dimanche matin, avait valsé doucement jusqu’au balcon du deuxième étage, pendant que mon cœur tressautait en suivant les mouvements de la grue.)

    —   Des livres?

    —   Oui, des livres. Des romans.

    —   Pourquoi les livres ne parlent jamais du destin?

     

    Si j’avais eu un dentier, je l’aurais avalé, là, comme ça.

    C’était le mardi après Lac-Mégantic. Les pompiers essayaient de se rendre jusqu’au Musi-café pour atteindre les corps des jeunes qui se trouvaient au moment de l’explosion. Mais la zone était rouge, inaccessible, ça flambait encore, les pompiers avaient les pieds dans le liquide verdâtre. On attendait, devant le téléviseur, que des noms apparaissent, des visages, autre que ceux des gens qui regardaient le temps passer en essayant de ne pas trop penser à ce qui venait de se produire dans leur cour arrière. Un homme, une soixantaine d’années environ, m’avait particulièrement impressionnée : à l’écran, il avait raconté comment ses fils et leurs épouses avaient passé la soirée au Musi-café pour fêter un anniversaire; comment un de ses fils et deux de ses belles-filles ne reviendraient jamais.

    —   Le destin, là. Celui qui fait que des gens ne reviennent pas par hasard. Ou sont sauvés par une cigarette ou un retard?

    J’avais envie de répondre que je ne savais pas. Que plus souvent qu’autrement, la vie ne fait pas de cadeau, que tout y est arbitraire. Qu’un matin, on est en retard, et cela nous sauve d’un Boeing. Qu’un autre matin, on est en avance, et on échappe à une catastrophe. Que la vie est une salope, finalement. Mais il y avait de l’anxiété dans la voix d’André.

    —   Presque tous les livres parlent du destin, vous savez. D’une manière ou d’une autre, on est tous hantés par cela, par les hasards, le côté arbitraire de la vie.

    —   Ok, mais ils sont où?

    —   Les livres?

    —   Oui.

    —   Vous voulez des titres?

    —   Non, je veux que ça soit là, clairement indiqué.

    J’ai baragouiné qu’il y a beaucoup de livres qui parlaient du destin, que c’était une préoccupation presque constante des écrivains. J’ai même mentionné un ou deux titres, dont le mien, dans lesquels le destin, le hasard de la survie et de la mort, jouaient un rôle. Mais André avait besoin de réponses, des réponses claires, précises, aux images du feu rageant sur Lac-Mégantic, au grondement sifflant de l’incendie. J’aurais aimé avoir des réponses pour André. Et ma première réponse, quand il est parti et que la personne qui m’aidait avec les boîtes m’a demandé qui était l’homme, fut de rire un peu, devant cette conversation tellement surréaliste pour un mardi après-midi de canicule.

    Je repense à André, depuis. À sa question. Je sais que ma réponse était juste : presque tous les auteurs parlent du destin, d’une façon ou d’une autre. Mais je sais aussi que ma réponse était entièrement insuffisante. J’aimerais avoir eu le courage de le faire asseoir, de lui servir un café et de lui parler d’Heidegger, de son « Pourquoi des poètes en temps de détresse? », pourtant, je n’y ai pas pensé sur le moment. J’aimerais aussi avoir su quoi répondre, une fois le choc de la question passée.

    Parce que les mots du récit ne suffisent pas, pas toujours, pas à tous les coups. Et parce que parfois, on a besoin des écrivains pour compenser pour ce que les images, qu’elles soient réelles ou imaginées, nous laissent entrevoir d’horreur et d’arbitraire.

    Un homme a été sauvé parce qu’il est sorti fumer une cigarette. Un « cancer stick », comme disent les Américains. Imaginez s’il avait cédé aux pressions de son médecin et arrêté de fumer?

    La vie est une salope, parfois.

  • décembre18th

    Quand j’étais enfant, à chaque début d’année, les pompiers débarquaient à l’école et testaient notre rapidité à sortir des classes. Je me souviens des chronomètres, des tablettes rigides, du regard des pompiers alors qu’ils nous regardaient marcher-rapidement-sans-courir-en-file-indienne jusqu’au point de rassemblement. À partir d’un certain moment, ces exercices de feu n’étaient plus très effrayants, on s’y attendait, après tout, ils avaient tous lieu durant la semaine de prévention des incendies. Sauf l’année où, pour nous secouer un peu, ils ont décidé de faire passer un peu de fumée dans les tuyaux de l’école. En classe d’anglais, où nous regardions, hasard, un film en anglais sur les incendies, nous avons tous crié qu’il y avait de la fumée. L’enseignante nous a repris, en anglais, faut le dire en anglais, et nous avons crié très fort « smoke, room ». Nous sommes sortis, les enseignants, cette fois, étaient surpris, l’une d’eux s’est même coupée à la main en actionnant l’alarme d’incendie.

    Nous savions qu’en cas de feu, il fallait sortir, rapidement, ne pas se cacher dans un placard, ne pas courir ni pousser les autres. Les consignes étaient claires et logiques.

    En vieillissant, je me suis rendu compte que la menace changeait. J’ai grandi pendant les années où des visages d’enfants disparus ont commencé à apparaître sur les cartons de lait et où on nous a répété qu’il ne fallait pas suivre les hommes quand ils voulaient nous offrir des cadeaux ou des bonbons.

    Il y a eu, j’étais plus vieille, polytechnique, et le prof de la polyvalente qui verrouille la porte de la classe d’histoire le lendemain matin.  Mais c’était loin, tout ça.

    Notre vie était un peu plus simple, plus sûre, peut-être, ou à tout le moins, quelques lieux nous paraissaient sécuritaires: la maison, l’école.

    J’écoutais l’autre soir des témoignages d’enfants et d’adultes survivants de l’école de Newtown. Je m’avoue, sans problème, profondément troublée par ces meurtres d’enfants qui n’en finissent plus, comme si les adultes oubliaient, en cours de route, qu’on ne tue pas des enfants. On ne tue pas, c’est simple, mais si on veut se tuer, on le fait chez soi, pas la peine de répandre autour de soi tant de destruction. Mais je m’égare. J’écoutais les témoignages, donc, de parents d’enfants qui ont survécu. Chacun de ces parents disaient de leur enfant qu’il avait suivi les règles, « the drill »: s’il y a des coups de feu, tu te caches, tu ne fais pas de bruit, tu ne pleures pas. Si quelqu’un entre avec une arme à feu, tu cours très vite et vas avertir un adulte. Je les écoutais, donc, et voyais à quel point ils étaient rassurés parce que leur enfant avait fait ce qu’il fallait et n’était pas mort, même si la corrélation entre les deux est plutôt mince et arbitraire (les tueurs se soucient peu de savoir qu’un enfant fait ce qu’il faut. Ils tirent dans le tas, sans discriminer, ils sont égalitaires dans leur destruction).

    Je les écoutais, et me demandais comme on était passé des règles de prudence (sortir d’un immeuble quand il y a le feu, ne pas suivre des gens qu’on ne connait pas, etc.) à ce point où l’on considère non seulement normal mais souhaitable qu’un enfant de 5 ou 6 ans soit préparé à réagir à une fusillade. Je me disais que vraiment, au fond, cette fabuleuse liberté dont se réclament les Américains, elle n’est pas si fabuleuse que ça. Certes, l’ennemi n’est pas le même: il prend le visage de la folie, du désespoir, du défaut d’empathie, il ne se réclame pas nécessairement d’idées politiques. L’ennemi n’est pas hors des frontières, il est à l’intérieur. Et peut-être est-ce là que se trouve le danger: dans un pays où les enfants savent qu’ils ne sont en sécurité nulle part, même dans une école d’une banlieue cossue, dans un pays où rien ni personne n’est protégé de ce qu’on appellera folie parce qu’on ne peut le comprendre. À tout prendre, ne serait-ce pas « mieux » de vivre honnêtement en zone de guerre, où l’ennemi est connu, où le danger fait clairement partie du quotidien? Ne criez pas. Je me demande seulement comment on peut se targuer de liberté et de progrès quand les enfants sont tués dans leur classe pendant qu’ils écoutent quelqu’un leur raconter une histoire ou leur montrer à attacher leurs souliers.

    La fin du monde, celle dont avait peur la mère du tueur, n’arrivera peut-être pas. Mais ce qui se passe en ce moment, alors que les plus vulnérables sont les premiers atteints par la folie des autres, n’est-ce pas pire qu’une catastrophe nucléaire? Je ne sais pas. Je sais juste qu’il faut qu’on arrête de les enfants. De tuer. Je ne veux pas mettre un enfant au monde en sachant d’avance que je devrai lui apprendre que même en temps de paix, il doit savoir comment fuir les coups de feu, quitte à faire le mort en se couvrant du sang de ceux qui sont déjà atteints par les projectiles. Je ne veux pas que mon enfant, à 5 ans, soit déjà capables de concevoir cela.

  • décembre6th

    De la mort, je ne sais que peu de choses, et trop à la fois. Elle est privée. Solitaire. Personnelle. Peut-être n’y a-t-il pas de geste plus intime que de se tenir près du lit d’une personne décédée.

    Devant le même corps abandonné, nous réagissons différemment, en fonction tant de notre relation avec le mort lui-même que de notre rapport à la mort. Je l’ai vue après qu’elle ait agi sur le visage d’une grand-mère, après les tentatives de réanimation, les faux espoirs. Je l’ai vue douce sur le corps inerte de mon grand-frère mort pourtant violemment, homme qui bougeait sans cesse, et soudainement, il m’a semblé, même si la mort remontait déjà à une heure ou deux, soudainement immobile. Je l’ai vue arriver doucement dans le corps de ma douce grand-maman. D’abord les yeux, voilés dès le matin, comme s’ils voyaient déjà autre chose. Puis la parole, qui s’efface doucement. La respiration de plus de plus lente et difficile. Le regard qui disparaît sans disparaître, comme si même après la mort, alors que je tenais sa main dans la mienne pour la garder aussi longtemps que possible, elle avait continué à être présente.

    La mort du corps est une chose. Ce n’est que le tout début, et cela ne dit rien de ce qui suivra, ces heures, ces jours, ces mois puis ces années à redécouvrir chaque fois comme si c’était nouveau la réalité de la disparition. Ne pas prendre le téléphone pour appeler quelqu’un. Ne pas penser à des cadeaux à acheter. Ne pas se dire qu’elle aimera cette recette. Ne pas rêver de lui présenter son enfant. C’est cela, le deuil. Les livres vous diront que le deuil prend 3 mois, et pourtant, 3 mois, ce n’est que le plus gros, le défrichage, ce qui paraît le plus. 3 mois, c’est le temps qu’il faut pour recommencer à dormir, pour éclater moins souvent en sanglots devant un objet, en écoutant une chanson. Mais 3 mois, ce n’est rien. Il faut encore les étapes de la première année pour marquer, confirmer, l’absence. Il faut encore le dur passage des années pour marteler la permanence de cette disparition, son caractère maintenant inéluctable, incontournable, ça ne sert à rien de résister, de lutter, la mort est sans merci.

    Le deuil est privé. Intime. Parce que c’est la fin d’une conversation interrompue trop vite. Parce qu’il reste tant à dire à celui qui est parti, tant à partager, et qu’on se retrouve au milieu d’une phrase, seule devant le vide. À ceux qui voulaient « m’aider » en me disant comment je devais vivre mon deuil, je ne pouvais que sourire, d’un air distant. En « aidant », on veut souvent apaiser le deuil, le rendre moins visible, moins difficile à vivre pour nous, les non-endeuillés, qui sommes coincés à l’extérieur.

    Il y a des gradations dans le deuil. Une sorte d’étiquette qui dicte à qui l’expérience appartient, et qui est affecté le plus par la perte. Une étiquette au nom de laquelle on devrait se rappeler de s’éloigner du cercueil quand s’avancent les proches, pour leur laisser l’espace dont ils ont besoin. À la mort de mon frère, c’est une partie de moi, entièrement physique, biologique, que j’ai perdue. Cette partie qui venait des mêmes parents, avait vécu la même enfance (mais si différemment), cette partie à qui j’aurais pu donner un rein. C’est étrange, n’est-ce pas, et je sais que la proximité ne se mesure pas qu’à ce critère « biologique ». Pourtant, il y avait, il y a toujours de cela dans le manque que je ressens. Un trou. On sait que les parents mourront, c’est écrit, on le craint mais cela fait partie de l’ordre des choses. On se dit qu’on aura toujours son frère comme famille. Sauf qu’arrive un mercredi, un coup de vent, puis plus rien.

    Je savais tout cela, et pourtant, je savais, intimement, douloureusement, que mon deuil n’était pas ce qui comptait le plus. Il y avait une femme et un petit garçon pour qui le quotidien ne serait plus jamais le même. Il y avait nos parents, secoués par une mort en dehors du cours normal des choses. On ne met pas des enfants au monde pour les enterrer, a, il me semble, crié l’un de mes parents un soir. Peut-être l’ai-je imaginé. Mais je l’ai entendu dans chacun de leur silence.

    Où vais-je avec tout ceci? À cette idée : que la mort demande plus de délicatesse que ce que nous semblons capables de montrer. Que ce n’est pas parce qu’elle devient fait divers que nous avons le droit de revendiquer une parole, une histoire, une expérience qui n’est pas la nôtre.

    Parlant à R., je lui ai dit que j’en avais assez des vautours des bons sentiments. Ils s’agitent, dès que les journalistes sont présents, ils vont porter des toutous, des fleurs, pour être vus, c’est bien évident, le petit regard à la caméra, tu m’as bien vu, t’es sûr? Alors qu’on devrait tous se taire, tout doucement, pour laisser ceux pour qui le deuil, ce désastre de vies interrompues trop vite, de futurs qui n’existeront pas, de lits et de jouets d’enfants abandonnés, est le plus bruyant, le plus violent, les voix s’élèvent pour donner leur opinion. Nous exprimer est notre nouvelle religion, notre unique certitude : si je m’exprime, si je donne mon opinion, répète-t-on sans cesse, je ne peux pas avoir tort. Derrière, le fameux « les goûts sont dans la nature ». Comme si le deuil était un goût. Comme si le devoir de réserve, la nécessité d’une empathie tranquille, n’existaient pas. Les Romains, dans les Colisées, criaient pour qu’il y ait plus de sang, plus de violence, plus de têtes coupées. Les spectateurs de corrida ne veulent que cela, voir le taureau s’effondrer après la lutte. Nous ne sommes pas différents, sauf que le goût du sang, de la violence, est remplacé par l’empire des bons sentiments. On ne crie plus pour la mort des gens (enfin, moins), on crie pour revendiquer une parenté sentimentale. On veut être VUS en train d’exprimer une opinion ou d’éprouver une émotion parce que ce sont les seules réalités qui existent. Parce que cela nous distrait des vies de ces personnages de téléromans et de téléréalités que l’on suit et connaît plus que celles des gens qui nous entourent. C’est une compétition pour établir celui qui ressent le plus. Et c’est aussi une lutte pour départager les bons et les méchants. Dans ces histoires, celui qui s’interroge sur la pertinence des bons sentiments, sur le devoir de réserve, celui qui ose dire aux vautours des bons sentiments que peut-être ils devraient se garder une petite gêne, celui-là se retrouve dans le camp des méchants, avec la mère filicide.

    J’en ai assez des vautours qui encerclent les endeuillés, les victimes et mêmes les coupables. J’en ai assez de ce culte de l’émotion au nom duquel on se croit tout permis. J’aimerais qu’on les supporte en silence, ceux dont la vie vient de s’arrêter catastrophiquement. J’aimerais, comme on sourit à quelqu’un de l’autre côté d’une pièce pour l’encourager, qu’on se rappelle que parfois, aimer, c’est aussi savoir se taire et être présent sans attendre quoi que ce soit en échange.

  • novembre17th

    La mort est arrivée tôt dans ma vie. J’étais l’enfant qui disparaissait dans les histoires qu’elle se racontait et qu’elle entendait. Candy, Rémi, Esteban : histoires d’orphelins maltraités par leurs gardiens, abandonnés, forcés de vivre en adulte. Seule dans des pièces vides de meubles, une couronne de papier sur la tête et un chien à mes pieds, je me réinventais en princesse libérée de la parole des adultes. Je ne savais rien de plus que ce que mes pas découvraient quand je galopais dans les bois et les champs autour de la maison. J’écoutais les histoires du village, ces pendus, ces enfants morts en jouant, cet abri nucléaire dans l’immense maison près de la voie ferré où je ne mettrais jamais les pieds. Peut-être faut-il des histoires de fantômes dans toutes les communautés, mais chez nous, c’était la peur de l’holocauste nucléaire qui alimentait les murmures et les rumeurs, le long de la grande route. Un trou, dans une cuisine, où un abri se serait révélé. Le train longeant la maison, séparant le village en deux pendant de longues minutes, passant sur le pont de fer, juste en haut des chutes, cliquetant, grinçant, illuminant pendant quelques instants les champs de maïs. Des étrangers s’arrêtaient-ils vraiment à l’hôtel du village? Qui étaient-ils? Et s’il s’agissait de ces hommes enlevant des enfants dans leurs lits, enfants dont on retrouvait ensuite la photo sur une pinte de lait, avant de découvrir leur corps dans un ravin, un fossé, une forêt de broussailles?

    La mort est arrivée sous les traits d’une fillette au sourire lumineux et aux cheveux noirs renaissant en un duvet que j’avais le goût de toucher tant il m’apparaissait doux. Une fillette dont la mort, à 12 ans, m’interdirait de mourir moi-même lorsque, plus tard, la vie me semblerait impossible.

    Manger les rôties du matin, un verre de lait au chocolat tout près, pendant que mon frère, de l’autre côté de la table, lorgne le chien attendant avec impatience les croûtes garnies de beurre d’arachides. Un frère que la mort poursuivra, lui enlevant une douzaine d’amis dans des accidents et des suicides avant l’âge adulte. Un frère qui après des années à la déjouer se fera rattraper par la mort un mercredi soir, à 1 kilomètre de chez lui, dans un désordre de champs de blé et de tôle froissée.

    J’ai arrêté de lire Virginia Woolf parce qu’elle me faisait peur, parce que je lui ressemblais trop et que je ne savais pas où j’aurais pu trouver les cailloux nécessaires pour la suivre et que le sourire de la fillette aux cheveux noirs m’interdisait de les chercher. La mort a trainé dans mon écriture, je n’y pouvais rien, elle m’avait bercée peut-être plus clairement que ne l’avaient fait les adultes autour de moi. Oui, c’est peut-être cela. Dans une vie où la violence se passait autour de moi, à la vue de tous, sans jamais être nommée, dénoncée voire reconnue, la mort était douce. Claire. Pour une fois, je savais à quoi m’en tenir. Dans tout ce qu’elle avait de final, même si je la soupçonnais de n’avoir que dissimulé ceux qui mouraient, les cachant sur une île quelque part pour qu’ils puissent revenir plus tard, la mort ressemblait à une première certitude. Sur elle, je pouvais compter.

  • juillet20th

    Peu de temps après mon arrivée à Montréal, au tout début des années 1990, j’ai commencé à travailler dans un restaurant. J’avais 18 ans, c’était mon premier « vrai » emploi, et j’aimais le fait que, tout l’été, mon cerveau prenait une pause, sortait des livres, et se concentrait sur la fabrication des bloody cesars, espresso et shirley temples. J’y ai travaillé 3 ou 4 ans, je ne me souviens plus très bien. Mais je me rappelle, par contre, de ce matin où, à mon arrivée, j’ai appris qu’un serveur que j’aimais bien venait de mourir. Il n’était pas bien vieux, peut-être 30-35 ans, mais le sida venait de l’emporter. Je me souviens avoir parlé à un vieil ami de cette mort qui m’avait surprise et peinée. Lorsque je lui ai dit la cause du décès, il a répondu: « Il était gai? » Je m’en veux encore d’avoir répondu oui, comme si cela expliquait et justifiait tout, comme si la mort de cet homme aux prises avec une maladie comme le sida était moins grave parce qu’il avait « vécu sa vie », autrement dit avait peut-être été imprudent. Aujourd’hui, je rappellerais à mon vieil ami qu’il est difficile de se protéger quand on ne connait pas la menace, quand la menace commence à peine à être comprise. Je lui dirais aussi que peu importe, au fait, le genre de vie qu’avait mené ce collègue: il était mort, emporté par une maladie qui ne pardonne pas.

    J’ai repensé à cela, ce matin, en lisant des articles sur la tuerie au Colorado et en lisant les commentaires sur les réseaux sociaux. Je suis bien évidemment toujours choquée par la facilité avec laquelle il est possible, aux États-Unis mais aussi de plus en plus ici, de se procurer une arme à feu. Mais au-delà de l’horreur et de l’arbitraire d’un tel acte, c’est autre chose qui me frappe ce matin, autre chose que les multiples noyades d’enfants, cet été, ne peuvent faire autrement que d’aviver: au Colorado, des enfants sont morts dans cette fusillade. Mais que faisaient des enfants (dont un nourrisson) dans une salle de cinéma après minuit devant un film violent?, s’empresse-t-on de demander sur Facebook. Je ne sais pas, au fond, pourquoi des enfants y étaient. Mais est-ce vraiment ce qui compte? La chose la plus importante, dans tout ceci, est-elle vraiment la raison qui aurait poussé des parents à faire voir un film violent à des enfants, si tard le soir?

    Il me semble que non. Il me semble aussi qu’il est extrêmement facile de juger la mort, surtout des enfants, en questionnant le mérite ou les aptitudes des parents.

    Je le fais moi-aussi: mes parents n’ont jamais déplacé les produits ménagers dangereux pour éviter que nous y ayons accès. nous avons eu une piscine, chez moi, quand j’étais assez petite, et jamais nous ne nous en sommes approchés quand il n’y avait pas d’adulte.  Nous savions ce que nous n’avions pas le droit de toucher, où nous n’avions pas le droit d’aller. C’était, bien sûr, bien avant les barrières de sécurité, les bloque-toilettes et prises de courant, l’industrie du « baby-proofing ». Ni mon frère, ni moi (la fouilleuse et la téméraire) n’avons été blessés, empoisonnés, électrocutés. Alors oui, parfois, je m’étonne et m’insurge quand je vois qu’un autre enfant a échappé à la surveillance de ses parents. Puis je me rappelle qu’il faut à peine une ou deux secondes d’inattention. Que les parents n’ont pas besoin qu’on ajoute à la culpabilité bien naturelle qu’ils doivent ressentir devant une mort aussi absurde et cruelle.

    Juger de la mort, de la catastrophe, est un réflexe maintenant. « Moi, si j’avais été dans l’avion, j’aurais arraché le couteau aux terroristes et l’avion ne se serait pas écrasé », de dire une femme après les attentats de 2001. Peut-être est-ce notre peur devant la mort qui parle et nous fait dire n’importe quoi plutôt que d’admettre que les morts bêtes existent. Que la mort, quand elle frappe, et surtout quand elle est décidée par quelqu’un qui a mis la main sur une arme et se fout de la vie des autres, n’y va pas au mérite, ne punit pas, est entièrement, totalement, et d’une manière tellement terrifiante, aveugle.

    Dire « à quoi pensaient les parents d’amener des enfants voir un film à minuit », dire « voyons, surveiller un enfant, ce n’est pas si difficile, les parents auraient pu faire mieux », c’est la même chose, au fond, que de dire qu’une fille s’est fait violer parce qu’elle portait une jupe trop courte, ou qu’elle rentrait trop tard, ou qu’elle était trop belle, ou qu’elle était « facile ». C’est oublier qu’une femme, même nue, même soule, ne perd jamais le droit de dire non.

    C’est aussi, et surtout, penser que la mort et la violence ne touchent pas ceux qui font tout comme il faut. Ce serait rassurant, de penser ainsi. Mais la mort se fout des convenances et des règles, des bonnes intentions et des essais de perfection.  Les humains sont cons quand ils se rendent compte qu’ils peuvent tuer.

    Je mets un casque à vélo. Je m’attache en voiture. Je ne bois pas si je conduis. Je me tiens loin des drogues. Je protégerai mes petits avec la prudence d’une louve, leur mettrai des gilets de sauvetage, ferai tout pour éviter un accident. Mais je sais aussi qu’un accident arrive.

    On peut essayer de se rassurer comme on le peut, mais quand elle décide que c’est le temps, la mort se foutra toujours des barrières de sécurité, des règles de vie, des bonnes manières. Elle se mettra les coudes sur la table, rotera, et fera ce qu’elle veut. Parce que la mort est une salope.

  • mai6th

    Je suis femme, rêve d’être enceinte, mais si une grossesse inattendue me surprenait, je sais que j’aurais le choix de mettre ou non au monde cet enfant, parce que des femmes se sont battues avant moi pour que je demeure la seule “propriétaire” de mon corps, n’en déplaise aux Conservateurs.

    J’oublie parfois, en allant voter, les sacrifices qui ont été faits par des générations pour que les Québécois, puis les femmes, aient le droit de vote. Mais chaque X tracé dans un isoloir est un geste fort des possibles.

    Vous trouverez peut-être que je compare des poires et de ciseaux. Mais il me semble que l’accessibilité aux études, c’est un peu comme le droit de vote ou le droit à l’avortement: on peut ne pas en vouloir pour soi, on peut avoir envie d’oublier à quel point les luttes pour obtenir ces droits ont été difficiles, il reste que porter atteinte à l’un ou à l’autre, c’est porter un coup fatal à la liberté de choix.

    Soyez pour ou contre la hausse. Mais n’oubliez pas ceci: quand vient le moment de choisir entre étudier ou non, ce qui compte, c’est justement d’avoir le choix. Il n’y a pas de sots métiers. J’ai été aussi fière de mon frère mécanicien, de ma belle-soeur secrétaire, de ma mère infirmière que de mes propres études. Parce que tous, nous avons eu le choix de la carrière que nous voulions, et qui correspondait le  mieux à ce que nous étions et voulions faire. Nous avons eu, à 15, 16, 20 ans, à faire ce choix vertigineux de notre avenir, et nous avons eu le choix des études qui nous voulions et étions prêts à faire. Le choix.

    Et c’est ce choix qu’il s’agit de préserver pour mon neveu, les enfants de mes cousins, et mes enfants à venir.

  • mai4th

    La mort me poursuit. Elle se retrouve toujours au centre. Elle se dessine derrière ce que je fais. Elle travaille, me travaille, me force à aller plus loin, à descendre dans un espace d’après les mots.

    Que dit-on quand s’éteint le regard de quelqu’un qu’on aime?

    Il n’y a rien à dire.

    On ne sait pas, au début, que c’est cela qui arrive. Ce pourrait être un moment comme les autres d’une agonie douce. Ce pourrait n’être que le sommeil qui guette. Alors on reste là, à tenir, flatter la main de celle qu’on aime depuis toujours. Son amour nous porte, depuis longtemps, sa force tranquille nous inspire. Alors on ne bouge pas, concentrée sur cet espace où nos regards se rejoignent, sans savoir si elle nous voit vraiment.

    Quand soudain on comprend que c’est en train d’arriver, on reste là, un sourire aux lèvres pendant que les larmes coulent malgré soi, avec cette tristesse, cet amour, unis sur son visage, pour que la personne qui part sache qu’elle peut le faire. Qu’on l’accompagnera, qu’on la laissera partir, qu’on la remercie d’exister, qu’on lui promet que ça ira.

    Ne pas détourner les yeux. Surtout, ne pas faillir à ce qui nous est demandé avec douceur : accompagner, c’est aussi cela, laisser partir, sourire de tristesse, savoir que ce n’est pas du courage, seulement de l’amour.

  • avril29th

    J’ai négligé ce blog, depuis mon retour de New York, parce que la vie se faisait compliquée, et qu’il y avait plus important que les mots du 11 septembre. Ils étaient toujours là, en toile de fond, mais s’agitaient, devant, le deuil et la perte. Et puis il y a cette grève, qui ravage mon Québec étudiant, et qui donne lieu à des excès, des idioties, des violences, de la manipulation.

    Des étudiants ont mis sur pied Fermaille, un “expiratoire de création”, un journal de grève. Je vous encourage à aller y jeter un coup d’oeil, ça vaut le détour. J’y publie tout juste un article, né de l’insomnie, que je reproduis ici:

    Je suis inquiète. Tous les matins, j’ouvre les yeux et espère une résolution. Tous les matins, je crains de lire qu’un étudiant a été tué. Je ne dors plus. La nuit dernière, après une autre émeute fomentée non par vous, mes amis étudiants, mais bien par des fauteurs de trouble qui utilisent tous les prétextes pour « s’amuser » — en serions-nous là si le Canadien avait fait les séries? C’est une question idiote, je sais, mais imaginez, les émeutes quand le Canadien perd, quand il gagne, c’est peut-être quelque chose comme une soupape dont ont besoin les Black Bloc, qui expliquerait qu’ils se tournent maintenant vers les manifestations étudiantes? —, la nuit dernière, donc, je n’ai pas dormi. J’ai lu. Je suis retournée voir mon cher René, lire ses mots, parce qu’il a dit, avant que cela me paraisse évident, il a dit ce qui nous arrive à tous. René Lapierre, dans ses essais/poèmes, nous regarde tous nous débattre et lucidement, tendrement, nous dit :

    « il n’y a pas trente-six moyens. Il ne s’agit plus de tenir, ni de lâcher. Quels sont vos commandements, d’où viennent vos ordres : faites attention, prenez soin, veuillez croire, et agréer, et recevoir, et cetera.
    Il faut les lire pour ce qu’ils sont.
    Les verbes chuchotent en secret des prières, raides de peur.
    Les temps ne sont pas des temps mais des mondes : l’évidence des passés, la tendresse des futurs.
    Tenir est un infinitif, il n’a rien dit de votre amour. » (Aimée soit la honte)

    On parle de vous, dans les médias, et les mots me heurtent, à chaque instant, parce qu’ils disent à quel point on méprise le savoir, le futur. Vous êtes le futur, vous tous, que vous soyez pour ou contre la grève, vous qui travaillez 30, 40 heures pour survivre pendant vos études, vous qui, après 11 semaines de grève, êtes cernés, fatigués, usés par ces mêmes mots qui répètent à chaque jour, de toutes les façons possibles, que vos sacrifices ne comptent pas. Nous sommes un drôle de peuple, qui craint ses richesses, a honte de ses succès, préfère le statu quo au changement. Nous avons honte, oui, de demander mieux. Ce n’est pas nouveau : il fait si froid dehors que nous préférons encore vivre pétrifiés à l’intérieur, dans notre petit confort, de crainte que ce ne soit pire. Mais vous, étudiants, n’avez pas honte. On vous a dit gâtés, enfants-rois, profiteurs, riches. Vous répondez sagement, simplement, non. Vous expliquez la réalité de ce que vous êtes, vous tournez vers les politiques vos regards critiques, et vous dites Non. Non, nous n’accepterons pas le sabotage complet des gains du passé. Non, nous ne retournerons pas dans la noirceur où seuls les plus riches avaient accès à l’éducation. Non, nous ne vous croirons pas quand vous nous direz que nous devrions avoir honte de demander, d’exiger de vous qui êtes au pouvoir transparence, cohérence, respect.

    J’ai, il n’y a pas si longtemps, fait parvenir à tous ceux qui se trouvaient dans mon carnet d’adresse un message accompagnant un document où avaient été colligés des témoignages de gens qui, comme moi, se sont endettés pour leurs études et qui, comme moi, payent le prix d’un système qui n’enrichit que les banques. Je signais : Annie Dulong, PhD, endettée et fière de l’être. On m’a demandé : pourquoi, fière de l’être? J’ai hésité. Et puis non, me suis-je dit. C’est bien là le nœud du problème. On veut que j’aie honte. On veut que je pense qu’il n’y a rien de pire que de croire qu’on peut, avec son savoir, ses connaissances, son éducation, apporter quelque chose à une société qui a plus que jamais besoin de gens capables de la penser. On veut que j’aie honte des années de vache maigre où la vache coutait franchement trop cher pour se trouver une place dans mon frigo. On veut que j’aie honte de cette pauvreté qui me poursuit depuis, à grands coups d’endettement et d’insécurité, parce que l’avenir des emplois permanents dont ont bénéficié les deux générations précédentes n’existe pas pour ma génération, pour la vôtre. Ils pouvaient réussir avec peu, se frayer un chemin à grand coup de travail, même sans éducation. Pas nous. La mobilité sociale n’existe plus vraiment pour nous, même avec une bonne éducation, nous sommes de la génération des précaires. Je suis endettée parce que j’y ai cru, à mon rôle dans cette société. Je suis endettée, et je me ré-endetterais demain matin, parce que je sais que nous tous qui nous battons aujourd’hui avons une voix. Je suis endettée, je n’en ai pas honte, mais je me demande, avec vous, s’il n’y aurait pas moyen de faire autrement.

    Ici, on continue à avoir honte. Elle vient de si loin, la honte, des prêtres qui nous disaient que nous étions nés pour un petit pain, que vouloir mieux, que vouloir plus, était un péché. Ils voulaient que nous soyons tous sages, des prisonniers modèles d’un système qui ne pouvait se maintenir qu’en nous affaiblissant. Leur survie en dépendait, eux, les plus riches, qui collectionnaient églises et richesses sur le dos de leurs « brebis ». Vous, mes amis étudiants, êtes les enfants de ceux qui, pour la première fois, ont dit non. Ils ne s’en souviennent plus, le confort rend amnésique, mais ce sont eux qui ont dit aux prêtres, à la manière de Bartleby, « I would prefer not to ». Je préfèrerais ne pas travailler toute ma vie dans la peur. Je préfèrerais ne pas les croire quand ils me disent qu’une femme qui choisit ce qu’elle veut pour elle-même, pour son corps, commet un meurtre. Je préfèrerais ne pas les croire quand ils essaient de me faire taire, de me retirer ma voix, sous prétexte que je devrais écouter les « grands ». Je préfèrerais ne pas les laisser me retirer la possibilité d’avoir le choix, pour tout ce que je serai, plutôt que de devoir me reposer sur le déterminisme social.

    Depuis le début, je suis inquiète, donc, parce que je les entends parler de vous comme si vous étiez encore des enfants, biberons à la bouche, alors qu’ils vous en demandent toujours plus, pour vous faire taire, vous ruiner de dettes, vous rendre dociles. Je suis inquiète, mais rassurée de vous voir aller, sans honte, carré rouge porté fièrement pour montrer que vous savez, d’une connaissance ancienne, que vous méritez mieux que l’îlot voyageur, les voyages en première classe des recteurs, les frais de fonctionnement qui ne paient que des cadres, rarement de nouveaux professeurs pour vous accompagner. Je m’inquiète des débordements, j’ai peur pour votre sécurité, et me rends compte que je ne crains pas de vous voir déborder, mais bien que ceux qui prétendent vouloir vous protéger réussissent à vous matraquer jusqu’au silence. Alors je me prends à espérer, en vous regardant, que vous saurez vous battre là où ma génération a baissé les bras trop vite. Que vous continuerez à utiliser les médias sociaux pour vous protéger des médias qui se disent objectifs mais ne voient que ce qu’ils veulent voir, n’entendent que ce qu’ils veulent entendre. J’espère, aussi, bien humblement, que vous savez à quel point vous êtes beaux dans cette force qui vous unit, dans cet avenir que vous nous donnez à voir.

    Et j’espère que vous continuerez à vous bâtir un monde où nous dépasserons enfin le « I would prefer not to » de la honte et commencerons à dire « Nous méritons ceci ».

  • janvier20th

    J’ai consacré les 4 dernières années à travailler de manière intensive sur l’imaginaire du 11 septembre 2001. J’ai vécu à New York, lu des romans et des essais, regardé des films, observé un nombre incalculable de photographies, et écrit des conférences et un roman. Je ne sais pas pourquoi le 11 septembre est devenu un objet de recherche, mais c’est ce qui s’est produit. Et cela l’est encore.

    Je suis allée plusieurs fois visiter le nouveau mémorial à Ground Zero. Chaque fois, j’ai l’impression de visiter des gens que j’ai aimé: je reconnais leurs noms, sans les avoir vraiment rencontrés, je m’arrête et réfléchis. La disposition du mémorial, avec ses deux immenses bassins, me rappelle inévitablement ce qui était là, le matin du 11 septembre, et il me semble pouvoir voir tout à la fois l’avant et l’après, comme s’ils coexistaient sur le site.

    Je voulais voir le site la nuit. J’y suis allée un mardi soir, comme ça, même s’il faisait froid. Le vent était particulièrement violent. Tellement, qu’ils ont dû arrêter les trombes d’eau du bassin nord. Cela m’a semblé approprié, surtout lorsqu’on sait à quel point le vent a été un enjeu lors de la construction des tours: parce que le vent enroulerait les surfaces carrées des tours, créant de véritables vortex, ils ont conçu les tours pour qu’elles puissent tanguer, jusqu’à 2 mètres (si je ne me trompe pas dans la mesure), tout en haut, sans se briser.

    Je me suis promenée sur la plaza, la main glissant sur les noms. Autour de moi, des touristes se faisaient prendre en photo devant le mémorial, souriant. Je me suis rappelé cet homme, pris en photo alors qu’il tenait fièrement un morceau de débris le 11 septembre, son rire venant nier la destruction s’agitant derrière lui.

    Puis, j’ai aperçu l’intérieur du futur musée. Je savais qu’il y aurait deux tridents tirés des débris, je les avais vus être installés avant que la structure du musée soit érigée. Depuis, je les attendais.

    Même ainsi, extraits de ce qui les entourait jusqu’au matin du 11 septembre, ils étaient imposants. Je me suis approchée, jusqu’à presque toucher le verre de la façade, pour pouvoir les voir entièrement. L’appareil était pour une fois un obstacle. Tournant autour du musée pour voir les tridents sous tous les angles possibles, j’ai découvert, sur la face extérieure de l’un d’eux, identifié par « North Tower, 1), le mot « SAVE », peint à l’aérosol. Soudainement, ce qui avait donné à la tour nord son caractère imposant, ligne de fuite partant du sol pour se rendre tout en haut de la tour, révélait sa fragilité. Même l’acier ne peut survivre à tout.

    Comme tous ces gens que je n’ai jamais rencontrés, comme les personnages que j’ai créés sans qu’ils ne soient de vraies personnes dans les tours, ces tridents sont de vieux amis. Et ce soir-là, j’étais venue leur rendre visite.