Au moment de construire le mémorial, le placement des noms des victimes a suscité de grands débats: s’il ne faisait aucun doute que les victimes devaient être nommées, une après l’autre, leur nom gravé dans la pierre, peut-être pour qu’elles soient enfin visibles en tant que personnes distinctes, il reste que l’organisation des noms n’allait pas de soi. Différentes options existaient: par ordre alphabétique, par étage, par compagnie, de manière aléatoire, pour ne nommer que les plus évidentes. Chacune de ces options présentait toutefois des problèmes: l’ordre alphabétique ne permettait pas dans tous les cas de rapprocher des personnes liées (conjoints, mère/fille, etc.). La disposition par étage ne pouvait pas tenir compte des gens visitant les tours, ou se trouvant dans les avions. Le regroupement par compagnie posait le problème des affinités: des gens, par exemple, détestant leur emploi, ou leurs collègues, se seraient ainsi retrouvés liés à jamais à ce qu’ils n’avaient eu de cesse de quitter. L’ordre aléatoire était tout aussi inacceptable, bien évidemment, parce qu’il aurait éliminé les liens entre les gens, et la distinction entre les deux tours. Les représentants des premiers répondants (pompiers, policiers, ambulanciers) tenaient à ce que les leurs soient regroupés, présentés à part, pour souligner leur sacrifice.
Après de multiples rencontres, la décision fut prise de fonctionner par des regroupements: employés d’une même compagnie, collègues, amis, membres d’une même famille. Chaque représentant des familles des victimes pouvait indiquer, le cas échéant, s’il souhaitait que le nom de son défunt soit gravé à côté de celui d’une ou de personnes précises. Il fut décidé de respecter dans la mesure du possible l’emplacement (tour nord et tour sud), et comme il y avait moins de victimes dans la tour sud, de graver sur le parapet de ce bassin les noms des premiers répondants, des passagers des avions, de même que des victimes de l’attentat de 1993.
Mais que faire avec ces victimes qui se sont retrouvées par hasard sur les lieux, qui « traînaient » par là ou sont accourus pour venir en aide aux habitants des tours? Et surtout, que faire avec les « cas problèmes »: ceux pour lesquels on ne dispose que de peu d’informations, ou ceux qui, par leur nom, par leur fonction, présentent un dilemme? C’est le cas de Mohammad Salman Hamdani. Cadet de la police (donc encore en formation), Hamdani s’est précipité sur les lieux des attentats pour venir en aide aux victimes et a été retrouvé sous les débris de la tour nord. Il n’est pas le seul dans ce cas. Mais la situation se complique lorsqu’on considère deux faits: d’une part, toujours en formation, Hamdani n’appartenait à aucun corps policier. Il était un premier répondant civil, un bon samaritain. D’autre part, de par son nom, son origine, Hamdani inquiétait. Il est d’ailleurs à noter que pendant que sa famille le cherchait désespérément, des enquêteurs placardaient dans son quartier des affiches le déclarant suspect: dans le contexte de l’après-11 septembre, alors que les musulmans et toute personne pouvant être à tort ou à raison identifiée comme arabe étaient d’emblée considérés comme des terroristes en puissance, la disparition d’un musulman dans les attentats ne pouvait, croyaient certains, qu’être louches.
Après un moment, pourtant, Hamdani fut salué comme un exemple de l’Amérique: le héros malgré lui, l’Américain sacrifié.
Malgré les pressions, toutefois, le nom d’Hamdani ne fut ni placé sur la tour nord, ni avec les premiers répondants. Son nom, comme l’explique Sharon Otterman dans le New York Times, « appears on the memorial’s last panel for World Trade Center victims, next to a blank space along the south tower perimeter, with the names of others who did not fit into the rubrics the memorial created to give placements meaning ».
Ce qui heurte la famille, dans cette histoire, c’est cette impression qu’après avoir été récupéré comme une figure de l’héroïsme américain, après tous les beaux discours sur son sacrifice, Hamdani est à nouveau rejeté, exclu, tout comme, dans les premières semaines, il n’a pas été considéré comme une victime à part entière (étant soupçonné, par son nom seul, d’être lui aussi terroriste). Ce qui dérange, c’est ce jeu, entre l’appropriation et l’abandon. Pourtant le reconnaître comme un premier répondant lorsque c’est utile, l’enterrer avec les honneurs faits aux secouristes quand ça fait « beau », quand c’est de bon ton, et utiliser son nom dans le Patriot Act pour parler d’Américains musulmans de « qualité », aurait dû donner à Hamdani une petite chance.
Mais la question est aussi ailleurs: il n’y a pas de place, sur le mémorial, pour reconnaître le courage des civils qui, au péril de leur vie, se sont précipités sur les lieux, ou sont restés sur les étages pour porter secours aux gens pris dans les tours. Alors que les pompiers sont salués comme des héros (ce que je ne remets pas en cause), il n’en demeure pas moins que ces quelques hommes et femmes, souvent peu ou pas formés pour la tâche qu’ils ont entrepris, ont permis à plusieurs de s’échapper. Le FDNY et le NYPD ont exercé beaucoup de pressions sur le comité de construction du mémorial. Ils n’ont pas eu trop de problème à être entendus. Mais les familles des gens comme Hamdani, elles, n’étaient pas à la table de discussion: elles n’étaient ni assez puissantes, ni assez importantes pour être entendues, à partir du moment où les officiels ont jugé qu’ils avaient suffisamment récupéré le sacrifice de Hamdani. Et Hamdani a été oublié, rejeté, lorsqu’il n’y a plus eu de caméras pour voir un représentant du gouvernement les larmes aux yeux, ou un représentant du NYPD saluer le courage d’un civil.
Au bout du compte, ce que ce billet essaie de dire sans trop y parvenir, c’est peut-être que tous les beaux discours d’unité, après les attentats, sont disparus aussi vite que le « plus jamais » après la seconde guerre mondiale. Comme le rappelait Semprun, après la fermeture de Buchenwald, de l’autre côté d’une forêt, un autre camp de concentration, cette fois pour des prisonniers de guerre russe, si je me souviens bien, fut construit. Mais tant que personne ne voit ce qui se passe, est-ce que cela arrive vraiment?