La main, le souffle
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  • mai26th

    Le 25 mai 2011, au Preview Site du National September 11 Memorial & Museum, avait lieu une conférence/table ronde avec Kathryn Olmsted et Michael Barkun. Sous le titre « 9/11 Conspiracy Theories : Why They Exist and What Role They Play in Society », l’événement avait pour but non pas de critiquer ou de questionner les théories du complot liées au 11 septembre, mais plutôt de réfléchir au concept même des théories du complet dans l’histoire et la société américaine. Ce n’était pas la première fois que j’assistais à une conférence au Preview Site. Il y a quelques mois, c’est le poète Peter Balakian qui était intervenu pour parler de la création littéraire après le 11 septembre. Dans les deux cas, les intervenants choisis par le Memorial & Museum ont pris garde de n’offenser personne. Dans les deux cas, j’ai senti à quel point ils savaient avancer en terrain miné. La question la plus dérangeante offerte a Balakian portait sur la nécessité même d’écrire sur le 11 septembre, après presque 10 ans. La plupart de ceux se trouvant dans la salle avaient déjà lu Balakian et aimaient et respectaient son œuvre.

    Hier, la soirée ne s’est pas tout à fait déroulée de la même manière. Certes, il y avait dans la salle plusieurs membres du monde académique, la plupart des historiens. Le travail des conférenciers et du modérateur a été impeccable : ils ont retracé certaines des plus importantes théories de la conspiration, expliqué la différence entre théorie de la conspiration et conspiration, nommé certains théories de la conspiration qui ont permis de révéler de véritables conspirations, retracé des éléments propres aux théories de la conspiration du 11 septembre qui se retrouvent également dans d’autres théories de la conspiration. Leur but, très clair, était d’aborder la notion même de théories de la conspiration dans l’histoire américaine. D’expliquer qu’il y a eu de véritables conspirations, et que c’est de là que sont nées les théories de la conspiration. Les théories de la conspiration, selon eux, sont devenus des modèles à travers lesquels sont compris les événements historiques. Les théories de la conspiration permettent de donner un sens, une structure, au monde chaotique. Elles disent qu’il y a un plan, que le gouvernement américain sait tout, qu’il n’y a donc pas de hasard, pas d’arbitraire.

    La discussion était fort intéressante en ce qu’elle permettait d’envisager les théories de la conspiration comme mouvement faisant partie de l’histoire et de la psyché américaine. Je savais, en regardant autour de moi, que cette vision plus académique de la notion ne passerait pas. Des hommes, à côté de moi, trépignaient, papiers en main. Ils n’écoutaient pas. Ils attendaient. Et dès que la discussion a été ouverte au public, ils se sont lancés.

    Ils n’ont pas posé de questions. Ils ont plutôt tenté de piéger les conférenciers, de leur faire admettre que les théories de la conspiration du 11 septembre disent la vérité. Ils ont essayé d’inonder les conférenciers de faits, bribes d’informations qui, selon eux, disent tout. Leur discours était prévisible mais décevant. Ils ont détourné la discussion, utilisé la période de question comme faire-valoir : ils étaient ceux qui devaient être entendus; leur discours est la vérité; et tous autour qui en doutent les jugent. Le plus étonnant, c’était l’agressivité qu’ils démontraient, comme si l’heure de la conférence avait été une atteinte personnelle. Pourtant, aucun des conférenciers n’a porté de jugement sur les théoriciens de la conspiration. Olmstead a même dit, clairement, que le terme n’était pas péjoratif. Mais cela n’a rien donné : fidèles à deux des traits les plus importants des théories de la conspiration — l’art de n’admettre que certains aspects dans leur argumentation (omission et distorsion), la certitude indéfectible qu’ils ont raison —, les quelques hommes venus au Preview Site pour être entendus n’ont rien appris de la conférence.

    C’était à la fois dommage et prévisible. Programmer une réflexion théorique sur la notion de théorie de la conspiration dans un lieu dont la fonction est de commémorer le 11 septembre et s’attendre à ce que la discussion puisse demeurer intellectuelle relève de l’utopie. Balakian, lors de sa visite, s’était empressé d’admettre qu’il se trouvait dans un lieu sacré (hallowed ground) pour se protéger, peut-être, de ceux qui verraient dans sa démarche une appropriation d’un événement qui leur appartient. Les conférenciers d’hier ont, comme Balakian, eut à se débattre contre cette appropriation du discours : ils ont été accusés, au bout du compte, de ne faire que répéter le discours officiel, d’être des pantins au service des pouvoirs établis. Lorsque, après l’annonce de la fin de la période de question, un homme s’est levé pour demander le droit de parole aux familles des victimes, il s’est érigé, par la perte de son oncle, en figure impossible à contester. Jusqu’au moment où, répondant à ses questions sur le WTC7, un homme, lui aussi faisant partie des familles des victimes, a simplement dit que le problème du 7, c’est qu’on avait construit un immeuble de 40 étages sur des fondations qui ne pouvaient soutenir que 20 étages.

    Évidemment, l’autre ne l’a pas cru.

  • mai24th

    Lutte

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    L’homme, debout dans l’entrée du wagon, regarde l’autre qui, assis près de la porte, l’ignore. L’homme debout est vieux, non seulement de corps, mais mentalement. On le sent fatigué. Usé. L’autre n’a pas envie de se faire embêter, pas ce soir, il a fait sa journée, sourit, parlé, travaillé, et maintenant, il veut se reposer, reprendre son souffle pendant les 40 minutes de son trajet quotidien. Ce n’est pas compliqué, se dit David, l’homme qui est assis. J’ai bien mérité ce siège.

    Mais Zvi, l’homme debout, voit les choses différemment. D’abord, il est vieux, alors franchement, ce jeune de 45 ans devrait se lever et lui offrir son siège. Les cheveux blancs, ça compte plus pour rien, dans mon temps, les jeunes avaient du respect pour leurs aînés…

    …et je connais son discours, pense David. Les vieux, et les jeunes, et les 3 kilomètres à marcher pieds nus dans la neige pour se rendre à l’école, et la guerre, et le reste. Et l’hypothèque et les frais de scolarité et les cancers et les tours qui s’effondrent, il en fait quoi, le vieux, ça ne compte pas, je suppose?

    Zvi continue de regarder David qui persiste à l’ignorer. Le regard du vieillard est lourd, chargé de haine, et David semble diminuer sur place, rapetisser à vue d’oeil même s’il résiste, parce que cette fois, ça suffit, toujours céder. Et puis il n’est pas si vieux que cela, probablement 60, 65 ans, il a un bon 20, 30 ans devant lui, alors franchement, il devrait y penser avant de demander déjà d’être traité autrement.

    10, 15, 20 stations, ils en sont encore là. Sauf qu’autour de David, des sièges se sont libérés, et Zvi est resté debout, dominant physiquement David qui a résisté, surtout quand Zvi a rejeté d’autres sièges. Mais c’est ce siège-là que voulait Zvi, pas les autres. Le siège de David. Le siège qui lui est refusé.

    Zvi quitte le train. À la station suivante, David se lève, sort à son tour, puis prend le train dans la direction opposée et revient sur ses pas 5 stations.

  • mai23rd

    À tous les jours, Marcus se dit qu’il y en a qui n’ont pas de chance. Il y a ceux qui en ont. Et ceux qui n’en ont pas. Assis dans son ambulance, Marcus attend, jamais bien longtemps, d’être dépêché sur les lieux d’un accident, d’un meurtre, d’une agression. Il n’a pas beaucoup de pitié pour les criminels qui s’éliminent entre eux, parce que vraiment, ils courent après. Sauf le petit, un jeune de 14 ans qu’il a eu dans son ambulance et qui a eu le temps de pleurer et de le supplier pendant que Marcus l’installait sur la civière. Puis le garçon est mort, dans l’ambulance. Marcus a essuyé les larmes sur les joues du gamin, et entrepris, parce qu’il le fallait bien, des manœuvres de réanimation. En sachant que ça ne donnerait rien, sauf un peu de temps.

    Au moins une fois dans chacun de ses quarts de travail, Marcus est appelé à intervenir à la sortie du Lincoln Tunnel. Chaque fois, son collègue et lui stationnent l’ambulance, exactement au même endroit. Parce que les gros accidents se produisent toujours là. S’il était ingénieur, ou urbaniste, Marcus ferait en sorte que la maudite courbe soit modifiée. Mais il est ambulancier, alors il ne fait que répondre aux appels. Ils le savent tous, à la caserne, que c’est une courbe d’enfer, même s’ils ne comprennent pas pourquoi parce qu’elle n’est pas si pire. Peut-être est-ce seulement qu’après avoir avancé à un mètre à l’heure, les automobilistes s’emballent quand le bouchon se défait soudainement.

    Ce soir, à 23 :10, Marcus est à nouveau là, devant une voiture dont il faudra extirper un homme d’affaires qui rentre chez lui après une journée au boulot. Ou qui voulait rentrer chez lui. L’homme n’ira nulle part ce soir. Avec un peu de chance, il survivra jusqu’à l’hôpital. S’il y a un miracle, l’homme s’en sortira, mais sans ses jambes, Marcus voit bien à quel point elles ont été compressées sous la force de l’impact. L’homme murmure, et Marcus l’apaise doucement, ne s’éloigne que lorsque les pompiers arrivent avec les pinces de désincarcération. C’est pas de chance, mon pote, pense Marcus. Vraiment pas de chance.

  • mai22nd

    Les deux hommes sont entrés dans le train à la 23e rue. L’un, vêtu de blanc des pieds à la tête. Les seuls traits de couleur étaient le CK sur ses chaussettes, et ses chaussures, gris foncé. L’autre, poilu, barbe folle, cheveux désordonnés, lunettes sales. Chemise à carreaux. L’air du type qui prend congé de sa famille pour aller faire un tour avec un vieil ami, un samedi après-midi. L’homme en blanc, lui, était chauve. Ce n’était pas l’absence de cheveux d’un homme qui décide de se raser la tête parce qu’il perd ses cheveux. L’homme en blanc était chauve, sans sourcils, et son visage était presque aussi blanc que ses vêtements.

    Les deux hommes se sont assis l’un à côté de l’autre et ont continué leur conversation. Le poilu écoutait, surtout. L’homme en blanc, lui, parlait, avec un sourire un peu fatigué. Résultats d’examen. Évidemment, on ne veut pas un mauvais résultat. Le poilu de rétorquer: tout va bien, les résultats sont bons. Mais l’homme en blanc, lui, hoche la tête, l’air de dire à son compagnon « oui, là, maintenant, à la seconde, les résultats ne sont pas mauvais. Mais cela ne durera pas, et tu le sais. »

    Le poilu a soupiré. Le chauve a regardé ailleurs. Entre eux, il y avait des certitudes qui ne se rejoignaient pas. La peur d’admettre le danger, la peur d’espérer la guérison.

    Ils sont restés là, longtemps, alternant entre silence et parole. Ce qu’ils disaient ne comptait pas vraiment. Il s’agissait seulement pour eux de passer ce temps ensemble, dans le métro, en oubliant les enfants et les médecins et les médicaments et les comptes à payer. Après, lorsqu’ils se seraient rendu jusqu’à Brooklyn et que l’homme en blanc se serait assis avec les enfants de son ami, les deux hommes repartiraient, et l’homme poilu laisserait son ami à l’entrée de l’hôpital. Mais c’était samedi. Ils avaient encore le temps de faire comme si c’était un jour normal, un jour d’avant les médecins et les enfants et les comptes à payer et les médicaments.

  • mai21st

    Un personnage par jour. C’est la contrainte que j’essaie de m’imposer : créer un personnage par jour. En observant les gens dans la rue, à la maison, à l’université, et en leur inventant un bout d’histoire, un bout de conversation. La voix des personnages, elle surgit souvent de quelques mots, d’un soupir, du bruit de leurs souliers sur le sol. Je me dis qu’il n’y a pas là beaucoup de différences avec la photographie : saisir un moment, un seul, arrêter une figure en mouvement, la suspendre, même si on sait que dans une minuscule fraction de seconde, elle se remettra à bouger et risque de faire s’écrouler la minuscule certitude qu’elle a fait naître en soi. Je repense à cette infirmière, aperçue un jour que j’accompagnais une copine à l’urgence. L’infirmière marchait, d’un point A à un point B, lentement mais sûrement, avec la patience et l’épuisement de celle qui devrait peut-être prendre sa retraite. En 4 secondes, je l’ai vue, l’ai entendue, dire « I’m too old for this », deux, trois fois, même si elle n’a rien dit, même s’il était impossible de l’entendre à travers les bruits de la salle d’urgence, les voix, les murmures, les plaintes, les sonneries d’alarmes et autres sons reliés au maintien de la vie. La vie devient si électronique, lorsqu’elle est menacée. Elle clignote, sonne, résonne, comme si ce n’était qu’ainsi, en accordant les battements de cœur à un instrument électronique, qu’il était possible d’éloigner la mort. Bref, cette femme, son pas lourd, fatigué, je l’ai entendue. Très vite, elle est devenue Lorna, comme ça, ce n’était sûrement pas son nom, elle devait s’appeler Sue ou Jean, Rhonda ou Christina, mais pour moi, elle était Lorna. En quatre ou cinq phrases, je l’ai racontée pour la copine qui avait bien besoin d’être distraite.

    Un personnage par jour, donc. Pour maintenir une certaine activité créatrice maintenant que le roman est fini. L’éditrice aime le roman, il sera publié comme prévu en septembre. Excellente nouvelle. Je lui ai remis la chose que je ne retrouverai que lorsqu’il s’agira d’en corriger les épreuves. J’accepte qu’elle ne m’appartient plus. Du moins j’essaie. Pourtant, je ne peux toujours pas enlever les post-it roses et bleus sur lesquels j’ai inscrit les parties de Onze pour le transformer en roman. Mon mur sera si vide. Alors je pourrais tenter de remplacer les post-its du mur par des personnages, ici, des fragments, comme des souvenirs de voyage, des photos. Cela serait peut-être une bonne façon de revenir lentement à la maison, puisque mon séjour new-yorkais achève. Mais je ne garantie rien. Les contraintes et moi, nous ne nous entendons pas tellement bien. Cela fait maintenant deux mois que je joue avec l’idée d’un personnage par jour. Jusqu’à maintenant, je peux les compter sur les doigts de la main. Disons de deux mains. Guère plus. Mais vous m’aiderez peut-être à être plus disciplinée.