La main, le souffle
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  • décembre18th

    Quand j’étais enfant, à chaque début d’année, les pompiers débarquaient à l’école et testaient notre rapidité à sortir des classes. Je me souviens des chronomètres, des tablettes rigides, du regard des pompiers alors qu’ils nous regardaient marcher-rapidement-sans-courir-en-file-indienne jusqu’au point de rassemblement. À partir d’un certain moment, ces exercices de feu n’étaient plus très effrayants, on s’y attendait, après tout, ils avaient tous lieu durant la semaine de prévention des incendies. Sauf l’année où, pour nous secouer un peu, ils ont décidé de faire passer un peu de fumée dans les tuyaux de l’école. En classe d’anglais, où nous regardions, hasard, un film en anglais sur les incendies, nous avons tous crié qu’il y avait de la fumée. L’enseignante nous a repris, en anglais, faut le dire en anglais, et nous avons crié très fort « smoke, room ». Nous sommes sortis, les enseignants, cette fois, étaient surpris, l’une d’eux s’est même coupée à la main en actionnant l’alarme d’incendie.

    Nous savions qu’en cas de feu, il fallait sortir, rapidement, ne pas se cacher dans un placard, ne pas courir ni pousser les autres. Les consignes étaient claires et logiques.

    En vieillissant, je me suis rendu compte que la menace changeait. J’ai grandi pendant les années où des visages d’enfants disparus ont commencé à apparaître sur les cartons de lait et où on nous a répété qu’il ne fallait pas suivre les hommes quand ils voulaient nous offrir des cadeaux ou des bonbons.

    Il y a eu, j’étais plus vieille, polytechnique, et le prof de la polyvalente qui verrouille la porte de la classe d’histoire le lendemain matin.  Mais c’était loin, tout ça.

    Notre vie était un peu plus simple, plus sûre, peut-être, ou à tout le moins, quelques lieux nous paraissaient sécuritaires: la maison, l’école.

    J’écoutais l’autre soir des témoignages d’enfants et d’adultes survivants de l’école de Newtown. Je m’avoue, sans problème, profondément troublée par ces meurtres d’enfants qui n’en finissent plus, comme si les adultes oubliaient, en cours de route, qu’on ne tue pas des enfants. On ne tue pas, c’est simple, mais si on veut se tuer, on le fait chez soi, pas la peine de répandre autour de soi tant de destruction. Mais je m’égare. J’écoutais les témoignages, donc, de parents d’enfants qui ont survécu. Chacun de ces parents disaient de leur enfant qu’il avait suivi les règles, « the drill »: s’il y a des coups de feu, tu te caches, tu ne fais pas de bruit, tu ne pleures pas. Si quelqu’un entre avec une arme à feu, tu cours très vite et vas avertir un adulte. Je les écoutais, donc, et voyais à quel point ils étaient rassurés parce que leur enfant avait fait ce qu’il fallait et n’était pas mort, même si la corrélation entre les deux est plutôt mince et arbitraire (les tueurs se soucient peu de savoir qu’un enfant fait ce qu’il faut. Ils tirent dans le tas, sans discriminer, ils sont égalitaires dans leur destruction).

    Je les écoutais, et me demandais comme on était passé des règles de prudence (sortir d’un immeuble quand il y a le feu, ne pas suivre des gens qu’on ne connait pas, etc.) à ce point où l’on considère non seulement normal mais souhaitable qu’un enfant de 5 ou 6 ans soit préparé à réagir à une fusillade. Je me disais que vraiment, au fond, cette fabuleuse liberté dont se réclament les Américains, elle n’est pas si fabuleuse que ça. Certes, l’ennemi n’est pas le même: il prend le visage de la folie, du désespoir, du défaut d’empathie, il ne se réclame pas nécessairement d’idées politiques. L’ennemi n’est pas hors des frontières, il est à l’intérieur. Et peut-être est-ce là que se trouve le danger: dans un pays où les enfants savent qu’ils ne sont en sécurité nulle part, même dans une école d’une banlieue cossue, dans un pays où rien ni personne n’est protégé de ce qu’on appellera folie parce qu’on ne peut le comprendre. À tout prendre, ne serait-ce pas « mieux » de vivre honnêtement en zone de guerre, où l’ennemi est connu, où le danger fait clairement partie du quotidien? Ne criez pas. Je me demande seulement comment on peut se targuer de liberté et de progrès quand les enfants sont tués dans leur classe pendant qu’ils écoutent quelqu’un leur raconter une histoire ou leur montrer à attacher leurs souliers.

    La fin du monde, celle dont avait peur la mère du tueur, n’arrivera peut-être pas. Mais ce qui se passe en ce moment, alors que les plus vulnérables sont les premiers atteints par la folie des autres, n’est-ce pas pire qu’une catastrophe nucléaire? Je ne sais pas. Je sais juste qu’il faut qu’on arrête de les enfants. De tuer. Je ne veux pas mettre un enfant au monde en sachant d’avance que je devrai lui apprendre que même en temps de paix, il doit savoir comment fuir les coups de feu, quitte à faire le mort en se couvrant du sang de ceux qui sont déjà atteints par les projectiles. Je ne veux pas que mon enfant, à 5 ans, soit déjà capables de concevoir cela.

  • décembre6th

    De la mort, je ne sais que peu de choses, et trop à la fois. Elle est privée. Solitaire. Personnelle. Peut-être n’y a-t-il pas de geste plus intime que de se tenir près du lit d’une personne décédée.

    Devant le même corps abandonné, nous réagissons différemment, en fonction tant de notre relation avec le mort lui-même que de notre rapport à la mort. Je l’ai vue après qu’elle ait agi sur le visage d’une grand-mère, après les tentatives de réanimation, les faux espoirs. Je l’ai vue douce sur le corps inerte de mon grand-frère mort pourtant violemment, homme qui bougeait sans cesse, et soudainement, il m’a semblé, même si la mort remontait déjà à une heure ou deux, soudainement immobile. Je l’ai vue arriver doucement dans le corps de ma douce grand-maman. D’abord les yeux, voilés dès le matin, comme s’ils voyaient déjà autre chose. Puis la parole, qui s’efface doucement. La respiration de plus de plus lente et difficile. Le regard qui disparaît sans disparaître, comme si même après la mort, alors que je tenais sa main dans la mienne pour la garder aussi longtemps que possible, elle avait continué à être présente.

    La mort du corps est une chose. Ce n’est que le tout début, et cela ne dit rien de ce qui suivra, ces heures, ces jours, ces mois puis ces années à redécouvrir chaque fois comme si c’était nouveau la réalité de la disparition. Ne pas prendre le téléphone pour appeler quelqu’un. Ne pas penser à des cadeaux à acheter. Ne pas se dire qu’elle aimera cette recette. Ne pas rêver de lui présenter son enfant. C’est cela, le deuil. Les livres vous diront que le deuil prend 3 mois, et pourtant, 3 mois, ce n’est que le plus gros, le défrichage, ce qui paraît le plus. 3 mois, c’est le temps qu’il faut pour recommencer à dormir, pour éclater moins souvent en sanglots devant un objet, en écoutant une chanson. Mais 3 mois, ce n’est rien. Il faut encore les étapes de la première année pour marquer, confirmer, l’absence. Il faut encore le dur passage des années pour marteler la permanence de cette disparition, son caractère maintenant inéluctable, incontournable, ça ne sert à rien de résister, de lutter, la mort est sans merci.

    Le deuil est privé. Intime. Parce que c’est la fin d’une conversation interrompue trop vite. Parce qu’il reste tant à dire à celui qui est parti, tant à partager, et qu’on se retrouve au milieu d’une phrase, seule devant le vide. À ceux qui voulaient « m’aider » en me disant comment je devais vivre mon deuil, je ne pouvais que sourire, d’un air distant. En « aidant », on veut souvent apaiser le deuil, le rendre moins visible, moins difficile à vivre pour nous, les non-endeuillés, qui sommes coincés à l’extérieur.

    Il y a des gradations dans le deuil. Une sorte d’étiquette qui dicte à qui l’expérience appartient, et qui est affecté le plus par la perte. Une étiquette au nom de laquelle on devrait se rappeler de s’éloigner du cercueil quand s’avancent les proches, pour leur laisser l’espace dont ils ont besoin. À la mort de mon frère, c’est une partie de moi, entièrement physique, biologique, que j’ai perdue. Cette partie qui venait des mêmes parents, avait vécu la même enfance (mais si différemment), cette partie à qui j’aurais pu donner un rein. C’est étrange, n’est-ce pas, et je sais que la proximité ne se mesure pas qu’à ce critère « biologique ». Pourtant, il y avait, il y a toujours de cela dans le manque que je ressens. Un trou. On sait que les parents mourront, c’est écrit, on le craint mais cela fait partie de l’ordre des choses. On se dit qu’on aura toujours son frère comme famille. Sauf qu’arrive un mercredi, un coup de vent, puis plus rien.

    Je savais tout cela, et pourtant, je savais, intimement, douloureusement, que mon deuil n’était pas ce qui comptait le plus. Il y avait une femme et un petit garçon pour qui le quotidien ne serait plus jamais le même. Il y avait nos parents, secoués par une mort en dehors du cours normal des choses. On ne met pas des enfants au monde pour les enterrer, a, il me semble, crié l’un de mes parents un soir. Peut-être l’ai-je imaginé. Mais je l’ai entendu dans chacun de leur silence.

    Où vais-je avec tout ceci? À cette idée : que la mort demande plus de délicatesse que ce que nous semblons capables de montrer. Que ce n’est pas parce qu’elle devient fait divers que nous avons le droit de revendiquer une parole, une histoire, une expérience qui n’est pas la nôtre.

    Parlant à R., je lui ai dit que j’en avais assez des vautours des bons sentiments. Ils s’agitent, dès que les journalistes sont présents, ils vont porter des toutous, des fleurs, pour être vus, c’est bien évident, le petit regard à la caméra, tu m’as bien vu, t’es sûr? Alors qu’on devrait tous se taire, tout doucement, pour laisser ceux pour qui le deuil, ce désastre de vies interrompues trop vite, de futurs qui n’existeront pas, de lits et de jouets d’enfants abandonnés, est le plus bruyant, le plus violent, les voix s’élèvent pour donner leur opinion. Nous exprimer est notre nouvelle religion, notre unique certitude : si je m’exprime, si je donne mon opinion, répète-t-on sans cesse, je ne peux pas avoir tort. Derrière, le fameux « les goûts sont dans la nature ». Comme si le deuil était un goût. Comme si le devoir de réserve, la nécessité d’une empathie tranquille, n’existaient pas. Les Romains, dans les Colisées, criaient pour qu’il y ait plus de sang, plus de violence, plus de têtes coupées. Les spectateurs de corrida ne veulent que cela, voir le taureau s’effondrer après la lutte. Nous ne sommes pas différents, sauf que le goût du sang, de la violence, est remplacé par l’empire des bons sentiments. On ne crie plus pour la mort des gens (enfin, moins), on crie pour revendiquer une parenté sentimentale. On veut être VUS en train d’exprimer une opinion ou d’éprouver une émotion parce que ce sont les seules réalités qui existent. Parce que cela nous distrait des vies de ces personnages de téléromans et de téléréalités que l’on suit et connaît plus que celles des gens qui nous entourent. C’est une compétition pour établir celui qui ressent le plus. Et c’est aussi une lutte pour départager les bons et les méchants. Dans ces histoires, celui qui s’interroge sur la pertinence des bons sentiments, sur le devoir de réserve, celui qui ose dire aux vautours des bons sentiments que peut-être ils devraient se garder une petite gêne, celui-là se retrouve dans le camp des méchants, avec la mère filicide.

    J’en ai assez des vautours qui encerclent les endeuillés, les victimes et mêmes les coupables. J’en ai assez de ce culte de l’émotion au nom duquel on se croit tout permis. J’aimerais qu’on les supporte en silence, ceux dont la vie vient de s’arrêter catastrophiquement. J’aimerais, comme on sourit à quelqu’un de l’autre côté d’une pièce pour l’encourager, qu’on se rappelle que parfois, aimer, c’est aussi savoir se taire et être présent sans attendre quoi que ce soit en échange.