La main, le souffle
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  • juin25th

    Les trois fillettes avançaient en formation, bras liés, démarche pratiquement militaire. 1, 2, 3, et 1, 2, 3. Leurs souliers ne claquaient pas, mais c’est tout juste. À elles seules, elles prenaient presque toute l’allée, forçant les autres marcheurs à s’écarter sur leur passage. Elles devaient avoir 13 ou 14 ans. Pas vraiment plus. Elles se ressemblaient, visages presque identiques, cheveux ramassés en une queue de cheval qui, guillerette, trônait presque sur le sommet de leur tête, leur donnant un petit air de cheval de parade. La comparaison n’était pas tout à fait mauvaise. Après tout, elles étaient vêtues de manière totalement identique. Je sais ce que vous penserez, que les jeunes suivent les modes, qu’elles s’achètent des vêtements dans les mêmes magasins et qu’il est inévitable qu’elles se ressemblent. Effet de proximité. Mais ce n’était pas seulement un effet de mode: de la jupe, blanche à minuscule pois roses, à la blouse, blanche à petits plis, jusqu’aux chaussures, blanches évidemment et la boucle autour de la queue de cheval, les trois fillettes avaient choisi d’être entièrement, totalement et sans compromis identiques.

    Un moment, il me vint à l’idée qu’elles étaient peut-être triplettes. Cela aurait expliqué certaines choses. Mais aucun parent devant ou derrière. Les fillettes s’arrêtèrent en bloc devant la balustrade, le dos à la statue de la Liberté, souriant de manière égale à la caméra que celle du milieu produisit et tourna vers elles.

    Il me troublait de penser que ces fillettes choisissaient volontairement de ressembler à une pieuvre à trois têtes. Que se passait-il derrière cette uniformité? L’une d’elles rêvait-elle parfois de se séparer des deux autres, de se défaire d’elles comme d’une entrave? Se brimaient-elles pour être si identiques? Ou alors étaient-elles privées à tel point d’une personnalité qu’il leur semblait n’exister qu’ainsi, en groupe de trois? Que se passait-il le soir lorsqu’elles rentraient chez elles et retrouvaient leurs vies disparates?

    Je les regardais, incapable de ne pas les voir, de ne pas les imaginer. Je les enviais un tout petit peu, pour la certitude de leurs pas dans la ville, pour cet effet de groupe rassurant que je n’avais pas connu, moi la fillette seule perdue dans ses livres et tous les secrets que je devais garder. Puis, l’instant d’après, je me disais que le moment où l’une d’elles se déferait de l’emprise des autres serait comme un divorce. De quoi auraient-elles l’air, sinon, à 30, 40, 50 ans, marchant toujours bras dessus bras dessous, triplettes niant leurs personnalités propres?

    Je n’avais pas de réponse, sinon qu’il était temps de rentrer.

  • juin16th

    Sur la rue Sherbrooke, en plein milieu de journée, le soleil brille et assomme un peu. La circulation est hasardeuse, les camions et autobus poussent dans le dos du cycliste. Heureusement qu’à l’ouest, vers la rue Atwater, la pression des automobilistes n’est pas aussi imposante que vers les grandes artères, comme St-Denis et St-Laurent. En bon cycliste, l’homme pédale avec ardeur, sac au dos, il a un objectif en tête, c’est clair. À la lumière, il s’arrête, souffle un peu. Il sue, beaucoup, mais ce n’est pas ce qui pourrait le ralentir. De toute façon, il fait toujours plus chaud une fois arrêté. C’est un des désavantages certains du vélo: cette bouffée de chaleur qui le prend, quelques minutes après qu’il ait cadenassé son vélo. Cela le surprend toujours, même s’il devrait s’y attendre maintenant, mais il la trouve embêtante, cette bouffée, surtout quand elle se produit au moment précis où il tend la main à un nouveau client. Il voudrait avoir l’air toujours frais, comme si pédaler au centre-ville à un rythme moyen de 35km/heure n’était rien de plus qu’une promenade peinarde au parc Lafontaine.

    En attendant, la lumière vient de changer, et le cycliste repart. De l’autre côté de la rue, une jeune femme attend pour traverser, elle a manqué le feu, ce qui la dérange, surtout qu’elle y était presque. Elle savait qu’elle n’arriverait pas à temps, mais a tout de même couru. C’est un détail inutile.

    Donc, d’un côté, le cycliste, déjà sur ses pédales, son vélo bien engagé dans l’intersection. De l’autre, la piétonne, qui s’arrête dans son élan. Et elle tourne la tête pour suivre le cycliste. Tourne lentement. Et quand il lui fait dos, elle voit sortir, de son sac à dos, une tête de mannequin, avec le torse. Pas de bras. La tête et le torse sont bien logés dans le sac. Le cycliste pédale, et rien ne bouge.

    Il y a des moments où s’arrêter à une lumière rouge donne des résultats intrigants.

  • juin15th

    Elle revient d’un long voyage. Ou de faire les courses à l’épicerie. Je l’imagine d’une autre période, quand les voyages ne pouvaient faire autrement que d’être longs: traverser un océan, un continent. Des heures, des jours, sur des routes défoncées ou dans un wagon de train brinquebalant. Ce n’est pas son cas, bien sûr. Elle se promène dans une autre sorte de bateau, une grosse Cadillac blanche qui détone dans un quartier comme celui-ci. Elle a économisé longtemps pour sa voiture, toutes ces années passées dans un minuscule 4 1/2 au troisième étage, un appartement certainement trop petit pour elle et son mari, mais qu’ils ont gardé tout ce temps parce qu’ils voulaient économiser, justement. La grosse Cadillac blanche est venue remplacer une vieille Oldsmobile brune dont les ressorts avaient depuis longtemps cédé. Elle était aussi remarquable que la Cadillac, cette vieille voiture, mais d’une autre façon: on l’entendait arriver de très loin, son moteur hoquetant formant un écho avec les grincements de la carrosserie. Alors on peut comprendre la fierté de la femme pour sa Cadillac.

    Elle revient, donc. On ne sait pas d’où. Mais au moment où la Cadillac blanche s’arrête devant l’immeuble, on entend déjà la femme crier « viens-t’en mon amour, ô mon amour, mon amour! » Elle le dit, le crie, mais d’une voix plus aigüe que sa voix normale, une voix qui mâche les syllabes et qui flirte avec le ton qu’on emprunte souvent avec les enfants. Mais elle ne dit pas « guiliguili ». Elle s’adresse à quelqu’un, et cachée derrière ma fenêtre, je ne sais pas à qui.

    Les retrouvailles, dès qu’elle sort de la voiture, sont enflammées. Les « mon amour! » se promènent, accompagnés de « ô, j’me suis ennuyée de toi », rompant la tranquillité du Montréal matinal. Et puis, soudainement, l’interlocuteur se dévoile.

    Il jappe.

  • juin8th

    Il dort. C’est la seule chose qu’il fait: dormir. Il n’est pas comme les autres qui, le matin, en se rendant au travail, sommeillent et sursautent à chaque station. Lui, appelons-le Itzak, dort, profondément. Il s’abandonne au sommeil, ne fait même pas semblant de résister. Itzak dort comme s’il avait passé la nuit à danser et à boire, il dort comme s’il avait dû rester au chevet de ses enfants, il dort comme s’il n’avait pas encore fini de grandir et était tout simplement épuisé d’exister.

    Il s’éveille, puis se rendort, aussi profondément. Ses tentatives pour se redresser ne le mènent nulle part, Itzak n’a aucune chance de vaincre le sommeil ce matin. La résistance est futile. Aussi ne résiste-t-il pas.

    Je décide de lui inventer un long voyage, toute la nuit, un voyage pour se rendre à ce matin, au premier jour de son nouvel emploi. Je l’imagine trop fatigué pour découvrir la ville, pour écouter la musique de la voix enregistrée qui, dans le métro, l’informe soudainement qu’il a atteint le terminus. Mais Itzak se lève, j’imaginais presque qu’il resterait là, dormirait encore un peu, mais il se lève, ramasse son attaché-case, redresse sa kippa, essuie le filet de bave qui a coulé sur son visage, et sort du métro.

    Sleeping on the E Train