La main, le souffle
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  • septembre11th

    Il faut l’imaginer : assez grand, cheveux blancs sous une casquette noire, long, très long manteau de cuir noir. En fait, le pleureur est entièrement vêtu de noir. Il se tient debout, la tête penchée, comme s’il pensait, à moitié appuyé à la hampe du drapeau qu’il tient dans sa main droite. Pendant un long, très long moment, il est là, immobile.

    Je l’observe. Sa retenue a quelque chose de touchant. Je continue mon chemin.

    Un peu plus tard, je le retrouve. Il vient d’ajouter une couleur à sa palette. Il sanglote maintenant, de gros sanglots, penché sur son drapeau. Autour de lui, les gens s’écartent, un homme pose une main sur son épaule. Mais le pleureur continue, inconsolable. Après un moment, semblant revenir à lui, il se relève, et part.

    Le revoilà, un peu plus loin dans la foule. Il vient de poser sa bible sur une balustrade, avec une petite tape, comme s’il s’assurait qu’un timbre était bien collé. Il cadre son drapeau entre les barreaux d’une clôture de sécurité, lève la tête au ciel, les mains suivent en peu de temps. Le voilà lancé, toujours ces sanglots bruyants, auxquels s’ajoutent des invocations muettes ressemblant à des pourquoi.

    Le pleureur extrême

    Un bref moment, une fraction de seconde en fait, alors que je commence à comprendre ce qui anime le pleureur, je m’aperçois qu’il me regarde. Je détourne le regard. Et suis prête à jurer que d’ici quelques minutes, il sera près de moi, pour que je puisse vraiment le voir, le prendre en photo. Je viens de repérer son mode de fonctionnement : le pleureur ne pleure pas, pas vraiment. Pas de larmes. Probablement pas de perte non plus. Mais il est là pour être vu. Il fait un show. Son show, qu’il doit répéter à tous les ans depuis 2001, depuis la première cérémonie six mois après les attentats.

    Je ne le regarderai pas. Il y a devant moi des hommes et des femmes qui ont, eux, vraiment perdu quelqu’un. Et comme la cérémonie s’étire, comme on n’en est encore qu’aux N, les rangs des spectateurs se dispersent. Il me semble que je n’ai d’autre choix que de rester, par respect. On ne quitte pas les funérailles avant la fin. Voilà ce que je me dis, même si je sais que les endeuillés ne me voient pas. Comme lorsque j’ai attendu des jours devant mon téléviseur en espérant que des victimes soient retrouvées en vie. C’est un drôle de sentiment. Comme une responsabilité : je me suis pointée là ce matin, je me suis mêlée à la foule des badauds, je me suis frayé un chemin jusqu’à cette balustrade. La moindre des choses, c’est que je reste jusqu’à ce que le dernier Z soit lu.

    Le pleureur vient d’arriver, il s’installe à côté de moi, tout à côté. Il a vu la caméra, depuis tantôt il suit les « bien équipés », les caméras de télévision ou celles, comme la mienne, qui font sérieux parce qu’elles ont un bon objectif. Bref, la représentation est pour moi cette fois. Le pauvre, il est déçu : je ne le regarde pas, je ne monte même pas l’appareil à mes yeux pendant tout le temps qu’il est là. Il remballe le tout assez vite, ce sera un show un peu bref. De plus près, je vois les plaies sur ses mains, l’état lamentable de cet homme. Il joue maintenant le tout pour le tout : le voilà, ouvrant son manteau noir (non, il ne se dénude pas du bas, il n’est pas ce genre d’exhibitionniste), les mains sur son chandail noir sur lequel se trouve bien sûr un drapeau américain. Et il entreprend de le déchirer. Oh pas au complet, la matinée est encore jeune, il reste encore tous les R et les S et les T. Non, il y va graduellement, après tout, il fait encore frais à l’ombre.

    Le pleureur, je m’en rends compte en regardant autour de moi, n’est pas seul : sur la plazza où je me trouve, ils sont une dizaine, peut-être un peu plus, dont la mission ce matin est de se faire photographier. Idéalement par des journalistes. Sinon, par des touristes. Ainsi, ce type, en patin à roulettes, un drapeau dans la main, une pancarte dans l’autre. Il tourne un peu sur lui-même, pour être sûr d’être vu.

    Moi qui croyais être là pour voir, moi qui me sentais un peu irrespectueuse de m’immiscer ainsi dans le deuil des autres, voilà que finalement, j’aurai fait pire : participé à la transformation en spectacle. Elle était déjà bien en marche, très bien même, avant que j’arrive sur le site. Mais j’ai photographié le pleureur. Et le type en patins. Si la vie est aussi simple que certains le croient (bad guys, good guys, you’re with me or against me), alors me présenter sur le site revient à en accepter (voire en promouvoir) la valeur de spectacle.

  • septembre10th

    Le 8 septembre, Laura m’a envoyé un message très succinct. « The Towers are on », en disait l’objet. L’expression m’a troublée. The Towers are on, comme si elles étaient éteintes le reste de l’année, toujours présentes mais cachées, plongées dans l’obscurité. Comme dans la superbe image de Art Spiegelman. Et il y a un peu de cela. Quelques jours par année, toujours à la même date, à l’automne, elles s’allument, redeviennent un point d’orientation à travers la ville. Du toit du Webster, sur la 34e, elles se confondent, deviennent un, les deux faisceaux bleus se perdent dans le ciel, comme s’ils étaient sans fin.

    Le 9, je suis partie à leur rencontre, me rendant, la nuit tombée, sur le site. Mais avant, j’ai voulu aller voir ce que c’était, tout ce tralala autour du centre communautaire musulman. Il m’a fallu du temps pour trouver cette adresse, 51 Park Place. Park Place est une petite rue, une de ces rues comme le Lower Manhattan les aime, sinueuse, presque impossible à trouver si on ne la connaît pas. Rien à voir avec la grille qui commence plus haut. Park Place, donc. Finalement, pas si difficile à trouver, une fois que l’on sait ce que l’on cherche. Il suffit de suivre les camions des réseaux télévisés, les voitures de police. Un policier montait la garde, à l’entrée d’un immeuble abandonné, entre le marché Amish et un restaurant un peu glauque, pendant que de l’autre côté, des journalistes interviewaient deux hommes. J’ai supposé que l’un était un promoteur associé au projet, l’autre un représentant de la ville. Ou de l’opposition. En fait, je n’ai aucune idée de qui ils étaient. Je sais seulement une chose : l’immeuble en question passe inaperçu. Il est à la fois loin du World Trade Center, et proche. Et pour la première fois, j’ai eu peur. Peut-être est-ce à cause de ce battage médiatique, des policiers, etc., mais je me suis dit qu’il serait si facile pour quelqu’un de tout faire sauter. J’ai continué mon chemin.

    Je connais bien Ground Zero maintenant. Je peux constater sa progression, en reconnaître l’évolution, comme on fait lorsqu’on observe un enfant aimé grandir. Hier, dans l’obscurité, je l’ai trouvé plus émouvant que jamais. Peut-être parce qu’il est de moins en moins Ground Zero, de plus en plus un site de construction comme les autres.

    J’ai attendu que se lèvent les tours, comme on se réveille tôt pour regarder le lever du soleil. Mais hier, je les ai attendues en vain. J’ai discuté avec un gardien, près de Zicotti Park, là où aura lieu la commémoration, samedi. Lui aussi venait de se tourner vers le ciel, cherchant les tours. S’étonnant de leur absence. Will you be there Saturday?, m’a-t-il demandé. That’s what I’m here for. Je ne lui ai pas dit que je traînerais toute l’année autour du site, que Ground Zero était devenu avec les années ce vers quoi mes pas me portent, automatiquement. Pas plus que je ne peux expliquer à un ami d’enfance comment le 11 septembre est devenu aussi important pour moi.

    Je sais seulement qu’hier, alors que dans le port on remettait les prix d’une régate annuelle, alors que j’entendais les bruits de la reconstruction, la musique d’un bar, les klaxons et les conversations, j’ai été émue, émue comme lorsqu’on retourne pour la première fois là où un être aimé vivait, et qu’on le cherche dans tous les coins de la maison, avant de se rappeler que non, il ne reviendra pas, et alors, c’est comme le perdre à nouveau.

  • septembre7th

    L’autre soir, dans la salle à dîner du Webster, j’écoutais une dame assez âgée lire une histoire « drôle » trouvée sur le Web. Dans cette histoire, les pilotes de deux avions d’Arabie Saoudite demandaient l’autorisation d’atterrir à Pittsburg. À chaque fin de message avec la tour de contrôle, les pilotes disaient « Praise Allah ». Mais vient un moment où les pilotes d’avion, inquiets, décident de vérifier : « tour de contrôle, vous semblez vouloir nous envoyer tous les deux atterrir en face à face, pouvez-vous confirmer? » Et la tour de contrôle de répondre : « oui, pilote. Dites à votre dieu : Praise Jesus ». C’est drôle, n’est-ce pas, disait la vieille dame de sa voix aiguë.

    Je ne lui ai pas dit non. D’abord, je n’étais pas à sa table. Ensuite, je lisais un livre sur l’utilisation du 11 septembre dans la culture américaine, et je me suis dit qu’elle n’apprécierait peut-être pas. Mais cette histoire est venue s’ajouter à la question de la « mosquée à Ground Zero », comme la nomment ses opposants.

    Voilà plusieurs semaines que je m’intéresse à cette question, ce centre communautaire musulman qui devrait être construit à deux « blocs » du site du World Trade Center. Chaque jour, j’essaie de formuler quelque chose, mais des discours viennent s’ajouter aux discours, et le problème posé par les opposants à cette mosquée se radicalise. J’allais dire qu’il se complexifiait. Mais cela aurait été une erreur : dans cette histoire, la radicalisation n’ajoute pas des couches, elle simplifie les discours, les ramène à une opposition simple, la même que celle sur laquelle Bush a construit sa politique extérieure : nous contre eux.

    Quelques faits, d’abord :

    Il existe à New York plusieurs centres communautaires : pour jeunes, pour juifs, pour gais et lesbiennes, pour chrétiens, etc. Ces centres communautaires se partagent la ville paisiblement. Devant chez moi, sur la 34e, il y a une église chrétienne qui sert de refuge, le soir venu, à des itinérants. En marchant vers 7th avenue, je croise un centre communautaire juif. Une île comme Manhattan, où les espaces sont retreints, ne semble pas s’embêter avec des divisions inutiles : la cohabitation se fait, du moins selon ce que j’observe, bien, les uns et les autres se croisent sans animosité.

    Comme le rappellent Clyde Haberman et Matt Sledge, la simple appellation « Mosque at Ground Zero » pose de sérieux problèmes : d’abord, ce n’est pas une mosquée, mais bien un centre communautaire dans lequel se trouvera une salle de prière (et une piscine, entre autres). Ce ne sera pas nouveau : il existe déjà de tels endroits dans le Lower Manhattan, et aucun n’a jusqu’à présent, et ce même après le 11 septembre, posé problème. Ensuite, la préposition : « at », à Ground Zero, totalement erronée. Même la petite chapelle St-Paul, juste en face du site du World Trade Center, ne reçoit pas l’appellation « à Ground Zero » : elle est l’autre côté de la rue. L’immeuble de Park Place, lui, demandera à ses visiteurs un détour. Car deux blocs, en langage new-yorkais, c’est déjà assez loin.

    Mais voilà, les journalistes titrent leurs articles, les opposants frémissent de joie, et on continue de parler de la mosquée À Ground Zero. Obama est sorti de sa réserve pour répéter qu’il existe aux États-Unis une liberté de religion, et que l’état n’interviendra pas pour gérer l’utilisation d’un lieu appartenant à des intérêts privés. Trois secondes plus tard, les opposants ont rappelé qu’Obama, avec son prénom Hussein, est musulman. Tant pis s’il est chrétien. Avec un prénom comme cela, voyons, il est musulman. Voilà où vont les discours, les raccourcis qu’ils prennent.

    Il y a ici des équations désarmantes de simplicité : les terroristes revendiquaient l’Islam, donc tous les musulmans sont des terroristes. Les promoteurs du projet de centre communautaire ne peuvent pas prouver qu’ils ne veulent pas faire l’apologie de la destruction de l’Occident, donc c’est ce qu’ils veulent faire. L’idée que le centre soit conçu non comme un cri de victoire de l’Islam radical mais comme une façon de créer des liens entre les communautés pour diminuer l’islamophobie ambiante ne semble pas être entendue. Bref, on assiste à un dialogue de sourds.

    Il y a quelques mois, lors d’une de mes visites au site, j’ai vu un homme s’installer avec son tapis de prière, à la nuit tombée, alors qu’il n’était qu’à deux pas du site. Priait-il parce que c’était l’heure de le faire, ou parce qu’il a perdu quelqu’un dans les attentats? Je ne le sais pas, on ne dérange pas quelqu’un qui prie. Mais il n’était certainement pas en train de se réjouir de la chute des tours. Que les terroristes revendiquent l’Islam comme justification de leurs actes ne fait pas de doute. Mais il ne fait pas de doute non plus qu’il s’agisse d’une lecture, extrémiste, du Coran. Le 11 septembre est-il pour autant le début d’une guerre de religions? Autrement dit, s’il faut croire que l’Islam et le terrorisme sont dans une relation d’adéquation, comme certains le proposent, ne faudrait-il pas commencer à admettre que le Christianisme n’est pas en reste : combien d’églises construites sur des terres conquises, combien de « croisades » faites au nom de la religion dont le but premier était l’expansion d’un territoire? La religion, bref, sert de prétexte.

    Les arguments pour et contre le centre communautaire finissent toujours par se résumer à un même argument : ne pas donner raison aux terroristes. Le problème, c’est que l’argument est utilisé par les deux clans : les uns disent que construire un centre communautaire musulman revient à accorder la victoire aux terroristes, à accepter qu’ils placent un drapeau sur une terre conquise par les attentats. Les autres disent que le centre communautaire, en proposant un dialogue entre les religions, serait un pied de nez aux terroristes et à leur discours.

    La persistance de la polémique créée par ce centre communautaire, de même que l’envenimement des discours révèlent différents problèmes qui étaient déjà présents :

    À qui appartient Ground Zero? Les Américains à l’extérieur de New York ne voient ce lieu que par sa destruction. Mais les New Yorkais, eux, constatent sa reconstruction, jour après jour. Ce n’est pas qu’il y ait négation de la valeur symbolique de l’endroit. Plutôt, que chez les New Yorkais, le lieu n’est pas entièrement investi par le 11 septembre, il est habité par l’avenir également. Et l’avenir passe par la reconstruction de ce quadrilatère.

    Quelles sont les limites physiques de Ground Zero? Le quadrilatère du World Trade Center seulement? Ou alors faut-il, comme le suggèrent les opposants du projet, transformer le Lower Manhattan en zone sainte? Mais alors, il faudrait peut-être éliminer les bars, les danseuses nues, etc., les vendeurs de pacotilles, autant de commerces qui, contrairement au centre communautaire, ne semblent pas poser problème.

    Et puis, à qui appartient le 11 septembre 2001? À ses victimes? À leurs familles? Aux New-Yorkais? À l’Amérique entière?

    Je n’ai pas de réponses, au fond. Des observations. Des liens entre les faits. Je peux ainsi, au-delà de l’anti-islamisme dont souffrent les musulmans modérés des États-Unis, noter que le centre communautaire n’est pas le seul à se heurter à des oppositions fortes qui touchent à la nature et à la fonction de Ground Zero. Ainsi, dans les premiers plans du musée et du mémorial du 11 septembre 2001, les concepteurs avaient inclus un Freedom Center dont la fonction aurait été de permettre une réflexion sur la liberté aux États-Unis mais aussi ailleurs. En bref, une ouverture, afin d’inscrire le 11 septembre dans une perspective historique plus large. Pour sortir de l’exceptionnalisme des discours du 11 septembre qui le présentent comme un fait seul, incomparable dans l’histoire de l’humanité. Ce centre ne verra pas le jour. Il a été torpillé, en grande partie à cause du lobby des familles des victimes qui s’opposait à ce qu’il ne soit pas question uniquement du 11 septembre.

    Je dirai donc seulement ceci, pour conclure : n’est-il pas particulièrement significatif qu’au bout du compte, le supposé respect des victimes soit utilisé à toutes les sauces, mais rarement pour la paix? Que chaque effort d’ouverture, chaque tentative pour proposer du 11 septembre 2001 une vision plus large, chaque initiative qui permettrait de comprendre le monde à partir du 11 septembre et le 11 septembre à partir du monde, devienne l’objet d’une lutte de pouvoirs qui le dénature, le souille?