La main, le souffle
  • Commémoration
  • décembre6th

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    De la mort, je ne sais que peu de choses, et trop à la fois. Elle est privée. Solitaire. Personnelle. Peut-être n’y a-t-il pas de geste plus intime que de se tenir près du lit d’une personne décédée.

    Devant le même corps abandonné, nous réagissons différemment, en fonction tant de notre relation avec le mort lui-même que de notre rapport à la mort. Je l’ai vue après qu’elle ait agi sur le visage d’une grand-mère, après les tentatives de réanimation, les faux espoirs. Je l’ai vue douce sur le corps inerte de mon grand-frère mort pourtant violemment, homme qui bougeait sans cesse, et soudainement, il m’a semblé, même si la mort remontait déjà à une heure ou deux, soudainement immobile. Je l’ai vue arriver doucement dans le corps de ma douce grand-maman. D’abord les yeux, voilés dès le matin, comme s’ils voyaient déjà autre chose. Puis la parole, qui s’efface doucement. La respiration de plus de plus lente et difficile. Le regard qui disparaît sans disparaître, comme si même après la mort, alors que je tenais sa main dans la mienne pour la garder aussi longtemps que possible, elle avait continué à être présente.

    La mort du corps est une chose. Ce n’est que le tout début, et cela ne dit rien de ce qui suivra, ces heures, ces jours, ces mois puis ces années à redécouvrir chaque fois comme si c’était nouveau la réalité de la disparition. Ne pas prendre le téléphone pour appeler quelqu’un. Ne pas penser à des cadeaux à acheter. Ne pas se dire qu’elle aimera cette recette. Ne pas rêver de lui présenter son enfant. C’est cela, le deuil. Les livres vous diront que le deuil prend 3 mois, et pourtant, 3 mois, ce n’est que le plus gros, le défrichage, ce qui paraît le plus. 3 mois, c’est le temps qu’il faut pour recommencer à dormir, pour éclater moins souvent en sanglots devant un objet, en écoutant une chanson. Mais 3 mois, ce n’est rien. Il faut encore les étapes de la première année pour marquer, confirmer, l’absence. Il faut encore le dur passage des années pour marteler la permanence de cette disparition, son caractère maintenant inéluctable, incontournable, ça ne sert à rien de résister, de lutter, la mort est sans merci.

    Le deuil est privé. Intime. Parce que c’est la fin d’une conversation interrompue trop vite. Parce qu’il reste tant à dire à celui qui est parti, tant à partager, et qu’on se retrouve au milieu d’une phrase, seule devant le vide. À ceux qui voulaient « m’aider » en me disant comment je devais vivre mon deuil, je ne pouvais que sourire, d’un air distant. En « aidant », on veut souvent apaiser le deuil, le rendre moins visible, moins difficile à vivre pour nous, les non-endeuillés, qui sommes coincés à l’extérieur.

    Il y a des gradations dans le deuil. Une sorte d’étiquette qui dicte à qui l’expérience appartient, et qui est affecté le plus par la perte. Une étiquette au nom de laquelle on devrait se rappeler de s’éloigner du cercueil quand s’avancent les proches, pour leur laisser l’espace dont ils ont besoin. À la mort de mon frère, c’est une partie de moi, entièrement physique, biologique, que j’ai perdue. Cette partie qui venait des mêmes parents, avait vécu la même enfance (mais si différemment), cette partie à qui j’aurais pu donner un rein. C’est étrange, n’est-ce pas, et je sais que la proximité ne se mesure pas qu’à ce critère « biologique ». Pourtant, il y avait, il y a toujours de cela dans le manque que je ressens. Un trou. On sait que les parents mourront, c’est écrit, on le craint mais cela fait partie de l’ordre des choses. On se dit qu’on aura toujours son frère comme famille. Sauf qu’arrive un mercredi, un coup de vent, puis plus rien.

    Je savais tout cela, et pourtant, je savais, intimement, douloureusement, que mon deuil n’était pas ce qui comptait le plus. Il y avait une femme et un petit garçon pour qui le quotidien ne serait plus jamais le même. Il y avait nos parents, secoués par une mort en dehors du cours normal des choses. On ne met pas des enfants au monde pour les enterrer, a, il me semble, crié l’un de mes parents un soir. Peut-être l’ai-je imaginé. Mais je l’ai entendu dans chacun de leur silence.

    Où vais-je avec tout ceci? À cette idée : que la mort demande plus de délicatesse que ce que nous semblons capables de montrer. Que ce n’est pas parce qu’elle devient fait divers que nous avons le droit de revendiquer une parole, une histoire, une expérience qui n’est pas la nôtre.

    Parlant à R., je lui ai dit que j’en avais assez des vautours des bons sentiments. Ils s’agitent, dès que les journalistes sont présents, ils vont porter des toutous, des fleurs, pour être vus, c’est bien évident, le petit regard à la caméra, tu m’as bien vu, t’es sûr? Alors qu’on devrait tous se taire, tout doucement, pour laisser ceux pour qui le deuil, ce désastre de vies interrompues trop vite, de futurs qui n’existeront pas, de lits et de jouets d’enfants abandonnés, est le plus bruyant, le plus violent, les voix s’élèvent pour donner leur opinion. Nous exprimer est notre nouvelle religion, notre unique certitude : si je m’exprime, si je donne mon opinion, répète-t-on sans cesse, je ne peux pas avoir tort. Derrière, le fameux « les goûts sont dans la nature ». Comme si le deuil était un goût. Comme si le devoir de réserve, la nécessité d’une empathie tranquille, n’existaient pas. Les Romains, dans les Colisées, criaient pour qu’il y ait plus de sang, plus de violence, plus de têtes coupées. Les spectateurs de corrida ne veulent que cela, voir le taureau s’effondrer après la lutte. Nous ne sommes pas différents, sauf que le goût du sang, de la violence, est remplacé par l’empire des bons sentiments. On ne crie plus pour la mort des gens (enfin, moins), on crie pour revendiquer une parenté sentimentale. On veut être VUS en train d’exprimer une opinion ou d’éprouver une émotion parce que ce sont les seules réalités qui existent. Parce que cela nous distrait des vies de ces personnages de téléromans et de téléréalités que l’on suit et connaît plus que celles des gens qui nous entourent. C’est une compétition pour établir celui qui ressent le plus. Et c’est aussi une lutte pour départager les bons et les méchants. Dans ces histoires, celui qui s’interroge sur la pertinence des bons sentiments, sur le devoir de réserve, celui qui ose dire aux vautours des bons sentiments que peut-être ils devraient se garder une petite gêne, celui-là se retrouve dans le camp des méchants, avec la mère filicide.

    J’en ai assez des vautours qui encerclent les endeuillés, les victimes et mêmes les coupables. J’en ai assez de ce culte de l’émotion au nom duquel on se croit tout permis. J’aimerais qu’on les supporte en silence, ceux dont la vie vient de s’arrêter catastrophiquement. J’aimerais, comme on sourit à quelqu’un de l’autre côté d’une pièce pour l’encourager, qu’on se rappelle que parfois, aimer, c’est aussi savoir se taire et être présent sans attendre quoi que ce soit en échange.

  • novembre17th

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    La mort est arrivée tôt dans ma vie. J’étais l’enfant qui disparaissait dans les histoires qu’elle se racontait et qu’elle entendait. Candy, Rémi, Esteban : histoires d’orphelins maltraités par leurs gardiens, abandonnés, forcés de vivre en adulte. Seule dans des pièces vides de meubles, une couronne de papier sur la tête et un chien à mes pieds, je me réinventais en princesse libérée de la parole des adultes. Je ne savais rien de plus que ce que mes pas découvraient quand je galopais dans les bois et les champs autour de la maison. J’écoutais les histoires du village, ces pendus, ces enfants morts en jouant, cet abri nucléaire dans l’immense maison près de la voie ferré où je ne mettrais jamais les pieds. Peut-être faut-il des histoires de fantômes dans toutes les communautés, mais chez nous, c’était la peur de l’holocauste nucléaire qui alimentait les murmures et les rumeurs, le long de la grande route. Un trou, dans une cuisine, où un abri se serait révélé. Le train longeant la maison, séparant le village en deux pendant de longues minutes, passant sur le pont de fer, juste en haut des chutes, cliquetant, grinçant, illuminant pendant quelques instants les champs de maïs. Des étrangers s’arrêtaient-ils vraiment à l’hôtel du village? Qui étaient-ils? Et s’il s’agissait de ces hommes enlevant des enfants dans leurs lits, enfants dont on retrouvait ensuite la photo sur une pinte de lait, avant de découvrir leur corps dans un ravin, un fossé, une forêt de broussailles?

    La mort est arrivée sous les traits d’une fillette au sourire lumineux et aux cheveux noirs renaissant en un duvet que j’avais le goût de toucher tant il m’apparaissait doux. Une fillette dont la mort, à 12 ans, m’interdirait de mourir moi-même lorsque, plus tard, la vie me semblerait impossible.

    Manger les rôties du matin, un verre de lait au chocolat tout près, pendant que mon frère, de l’autre côté de la table, lorgne le chien attendant avec impatience les croûtes garnies de beurre d’arachides. Un frère que la mort poursuivra, lui enlevant une douzaine d’amis dans des accidents et des suicides avant l’âge adulte. Un frère qui après des années à la déjouer se fera rattraper par la mort un mercredi soir, à 1 kilomètre de chez lui, dans un désordre de champs de blé et de tôle froissée.

    J’ai arrêté de lire Virginia Woolf parce qu’elle me faisait peur, parce que je lui ressemblais trop et que je ne savais pas où j’aurais pu trouver les cailloux nécessaires pour la suivre et que le sourire de la fillette aux cheveux noirs m’interdisait de les chercher. La mort a trainé dans mon écriture, je n’y pouvais rien, elle m’avait bercée peut-être plus clairement que ne l’avaient fait les adultes autour de moi. Oui, c’est peut-être cela. Dans une vie où la violence se passait autour de moi, à la vue de tous, sans jamais être nommée, dénoncée voire reconnue, la mort était douce. Claire. Pour une fois, je savais à quoi m’en tenir. Dans tout ce qu’elle avait de final, même si je la soupçonnais de n’avoir que dissimulé ceux qui mouraient, les cachant sur une île quelque part pour qu’ils puissent revenir plus tard, la mort ressemblait à une première certitude. Sur elle, je pouvais compter.

  • janvier3rd

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    Au moment de construire le mémorial, le placement des noms des victimes a suscité de grands débats: s’il ne faisait aucun doute que les victimes devaient être nommées, une après l’autre, leur nom gravé dans la pierre, peut-être pour qu’elles soient enfin visibles en tant que personnes distinctes, il reste que l’organisation des noms n’allait pas de soi. Différentes options existaient: par ordre alphabétique, par étage, par compagnie, de manière aléatoire, pour ne nommer que les plus évidentes. Chacune de ces options présentait toutefois des problèmes: l’ordre alphabétique ne permettait pas dans tous les cas de rapprocher des personnes liées (conjoints, mère/fille, etc.). La disposition par étage ne pouvait pas tenir compte des gens visitant les tours, ou se trouvant dans les avions. Le regroupement par compagnie posait le problème des affinités: des gens, par exemple, détestant leur emploi, ou leurs collègues, se seraient ainsi retrouvés liés à jamais à ce qu’ils n’avaient eu de cesse de quitter. L’ordre aléatoire était tout aussi inacceptable, bien évidemment, parce qu’il aurait éliminé les liens entre les gens, et la distinction entre les deux tours. Les représentants des premiers répondants (pompiers, policiers, ambulanciers) tenaient à ce que les leurs soient regroupés, présentés à part, pour souligner leur sacrifice.

    Après de multiples rencontres, la décision fut prise de fonctionner par des regroupements: employés d’une même compagnie, collègues, amis, membres d’une même famille. Chaque représentant des familles des victimes pouvait indiquer, le cas échéant, s’il souhaitait que le nom de son défunt soit gravé à côté de celui d’une ou de personnes précises. Il fut décidé de respecter dans la mesure du possible l’emplacement (tour nord et tour sud), et comme il y avait moins de victimes dans la tour sud, de graver sur le parapet de ce bassin les noms des premiers répondants, des passagers des avions, de même que des victimes de l’attentat de 1993.

    Mais que faire avec ces victimes qui se sont retrouvées par hasard sur les lieux, qui « traînaient » par là ou sont accourus pour venir en aide aux habitants des tours? Et surtout, que faire avec les « cas problèmes »: ceux pour lesquels on ne dispose que de peu d’informations, ou ceux qui, par leur nom, par leur fonction, présentent un dilemme? C’est le cas de Mohammad Salman Hamdani. Cadet de la police (donc encore en formation), Hamdani s’est précipité sur les lieux des attentats pour venir en aide aux victimes et a été retrouvé sous les débris de la tour nord. Il n’est pas le seul dans ce cas. Mais la situation se complique lorsqu’on considère deux faits: d’une part, toujours en formation, Hamdani n’appartenait à aucun corps policier. Il était un premier répondant civil, un bon samaritain. D’autre part, de par son nom, son origine, Hamdani inquiétait. Il est d’ailleurs à noter que pendant que sa famille le cherchait désespérément, des enquêteurs placardaient dans son quartier des affiches le déclarant suspect: dans le contexte de l’après-11 septembre, alors que les musulmans et toute personne pouvant être à tort ou à raison identifiée comme arabe étaient d’emblée considérés comme des terroristes en puissance, la disparition d’un musulman dans les attentats ne pouvait, croyaient certains, qu’être louches.

    Après un moment, pourtant, Hamdani fut salué comme un exemple de l’Amérique: le héros malgré lui, l’Américain sacrifié.

    Malgré les pressions, toutefois, le nom d’Hamdani ne fut ni placé sur la tour nord, ni avec les premiers répondants. Son nom, comme l’explique Sharon Otterman dans le New York Times, « appears on the memorial’s last panel for World Trade Center victims, next to a blank space along the south tower perimeter, with the names of others who did not fit into the rubrics the memorial created to give placements meaning ».

    Ce qui heurte la famille, dans cette histoire, c’est cette impression qu’après avoir été récupéré comme une figure de l’héroïsme américain, après tous les beaux discours sur son sacrifice, Hamdani est à nouveau rejeté, exclu, tout comme, dans les premières semaines, il n’a pas été considéré comme une victime à part entière (étant soupçonné, par son nom seul, d’être lui aussi terroriste). Ce qui dérange, c’est ce jeu, entre l’appropriation et l’abandon. Pourtant le reconnaître comme un premier répondant lorsque c’est utile, l’enterrer avec les honneurs faits aux secouristes quand ça fait « beau », quand c’est de bon ton, et utiliser son nom dans le Patriot Act pour parler d’Américains musulmans de « qualité », aurait dû donner à Hamdani une petite chance.

    Mais la question est aussi ailleurs: il n’y a pas de place, sur le mémorial, pour reconnaître le courage des civils qui, au péril de leur vie, se sont précipités sur les lieux, ou sont restés sur les étages pour porter secours aux gens pris dans les tours. Alors que les pompiers sont salués comme des héros (ce que je ne remets pas en cause), il n’en demeure pas moins que ces quelques hommes et femmes, souvent peu ou pas formés pour la tâche qu’ils ont entrepris, ont permis à plusieurs de s’échapper. Le FDNY et le NYPD ont exercé beaucoup de pressions sur le comité de construction du mémorial. Ils n’ont pas eu trop de problème à être entendus. Mais les familles des gens comme Hamdani, elles, n’étaient pas à la table de discussion: elles n’étaient ni assez puissantes, ni assez importantes pour être entendues, à partir du moment où les officiels ont jugé qu’ils avaient suffisamment récupéré le sacrifice de Hamdani. Et Hamdani a été oublié, rejeté, lorsqu’il n’y a plus eu de caméras pour voir un représentant du gouvernement les larmes aux yeux, ou un représentant du NYPD saluer le courage d’un civil.

    Au bout du compte, ce que ce billet essaie de dire sans trop y parvenir, c’est peut-être que tous les beaux discours d’unité, après les attentats, sont disparus aussi vite que le « plus jamais » après la seconde guerre mondiale. Comme le rappelait Semprun, après la fermeture de Buchenwald, de l’autre côté d’une forêt, un autre camp de concentration, cette fois pour des prisonniers de guerre russe, si je me souviens bien, fut construit. Mais tant que personne ne voit ce qui se passe, est-ce que cela arrive vraiment?

  • octobre18th

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    Pendant près d’un an, j’ai habité une maison de New York où de jeunes femmes comme moi débarquaient, d’un peu partout à travers le monde, pour quelques mois ou pour une période indéfinie. De temps à autres, au repas du soir, j’entendais une nouvelle venue raconter qu’elle avait été à Ground Zero. Et puis?, demandaient ses compagnes. «Y a rien à voir!» Après un moment, parce que je fréquentais le site depuis assez longtemps, j’ai commencé à conduire certaines de ces femmes à Ground Zero. Ground Zero qui n’est plus le trou qu’il a été, mais un immense chaniter de construction. Pour le comprendre, pour le lire, il faut tout à la fois pouvoir imaginer les tours et l’ensemble du complexe, et leur destruction, les explosions, les effondrements, les gens courant, poursuivis par un nuage de destruction. De Ground Zero, il ne reste finalement rien, aujourd’hui, et je peux comprendre la déception de ces femmes: de l’extérieur de New York, on pourrait croire que New York est restée comme elle l’était le 11 septembre 2001, quand les tours eurent fini de tomber.

    Je travaille présentement sur les images de l’après-11 septembre qui montrent les gens regardant l’absence des tours. Et je me débats avec l’article, parce que s’emmêlent dans ma pensée différents aspects: que cherchaient ces hommes et ces femmes qui, bravant les interdits, les barricades, les odeurs, la fumée, se sont présentés dès le 12 ou le 13 septembre 2001 pour voir de leurs yeux la destruction? Certains photographes (Bubriski, Simon) ont appelé cela un pélerinage. Je comprends. Ground Zero, immense fosse commune, où s’emmêlèrent tout à la fois les victimes, les secouristes et les terroristes, où se retrouvèrent fusionnés les outils de la destruction et ceux de la vie quotidienne, les box cutters et les ordinateurs, les tapis et les cheveux, Ground Zero peut être vu comme «hallowed ground», terre sacrée. Le pélerinage prend donc son sens là, dans ce mouvement d’individus qui, pour appréhender une nouvelle réalité, se rejoignent et forment une communauté silencieuse. Mais était-ce vraiment aussi pure que cela? Car parler de pélerinage, c’est sanctifier tout à la fois le lieu et ses visiteurs, c’est interpréter les gestes posés par ces hommes et ces femmes en leur donnant un sens qui est peut-être loin de leurs véritables motivations. Dès les premiers jours, des bibelots, des souvenirs, des photographies sont apparues dans les rues de New York. Marchandisation de la destruction. Les hommes et les femmes derrière les barricades étaient-ils des pélerins ou des «touristes de l’histoire», comme l’explique si bien Marita Sturken? Et les photographes, que faisaient-ils là? Se réclamant d’un désir de préservation de l’histoire, ils déclarent (Steve Simon, Kevin Bubriski et Olivier Culmann) qu’ils sont là pour préserver les émotions des visiteurs du site. Préserver l’émotion, ou le choc? Après tout, les trois cessent leur entreprise à partir du moment où il n’y a plus grand chose à voir. À partir du moment, donc, où pour comprendre véritablement l’impact du 11 septembre sur le bas Manhattan, il faut faire un effort d’imagination qui «souille» le pélerinage, le rend normal. Quelle différence y a-t-il entre ces hommes et ces femmes et ceux qui, aujourd’hui, arrivent près du site et se font prendre en photo devant des bannières montrant le futur World Trade Center 1? La mission de préservation consiste-t-elle à préserver non pas tant la contemplation que le choc? Car la question, ou l’hypothèse, est la suivante: en montrant celui qui regarde plutôt que ce qu’il regarde, les photographes, même s’ils négocient à la fois avec l’irreprésentable (par manque ou par censure) et l’inaccessible, ne font pas acte innocent en concentrant la représentation sur l’affect plutôt que sur les faits et participent dès lors à la création et au maintien du 11 septembre comme trauma historique.

    Mon problème est le suivant: comment dire tout cela sans nécessairement faire de procès d’intention? Si, comme le suggèrent Sontag, Klein et tant d’autres, le maintien du choc sert à faire accepter des politiques qui seraient normalement rejetées, si autrement dit le choc permet de maintenir un état d’exception, est-il possible d’éviter une réflexion sur le rôle de ces photographies dans l’imaginaire du 11 septembre?

    Comme les copines qui ne voyaient rien parce que ce qu’il y avait à voir était de l’ordre de l’invisible, de l’imaginaire (de ce qui avait été, de ce qui avait eu lieu), les photographies sur lesquelles je travaille présentement ont besoin d’une légende, et pourtant n’en ont pas. Mais tout est dans la légende, et il serait possible d’interpréter la plupart de ces photographies autrement. Je reviens souvent à la photographie de Thomas Hoepker qui montre un groupe de jeunes adultes avec en arrière-plan les ruines fumantes du World Trade Center. Hoepker a résisté à l’envie de publier l’image pendant longtemps, parce qu’elle n’allait pas avec le sentiment général. Pour dire les choses honnêtement, les hommes et femmes de cette image semblent détendus, comme s’ils ne voyaient pas, ou n’étaient pas touchés par, ce qui continue à fumer derrière eux. La photographie a été interprétée par Rich comme la preuve que les jeunes ne se souciaient pas vraiment de l’événement, que l’événement n’avait pas eu tant d’impact que cela. Et l’un des jeunes de répondre que non, ce n’est pas vrai, qu’ils parlaient justement de l’événement. Ce que cette image et le débat l’entourant révèlent (et ce n’est pas si étonnant), c’est que la photographie sans légende est une surface sur laquelle il est possible d’imposer un sens. Elle est lisible, donc interprétable. Que les jeunes de la photographie de Hoepker aient été profondément troublés par l’événement n’est pas visible, parce que leur disposition ressemble davantage à un moment de détente. Le photographe, l’éditeur, le critique, peuvent dès lors réinterpréter l’image, lui faire dire tout et n’importe quoi.

    Tel est le problème que j’ai avec les photographies sur lesquelles j’essaie sans succès de travailler depuis des mois: sans légende autre qu’un contexte large (elles ont été prises entre septembre 2001 et mars 2002, autour du site appelé Ground Zero, site dont les frontières sont d’ailleurs mouvantes), je peux, comme les photographes, comme les critiques, leur faire dire n’importe quoi. Je peux les interpréter comme la préservation d’un pélerinage autant que comme la trace d’un rapport à l’histoire trouble, où le témoin/spectateur est à la fois pélerin et consommateur d’une histoire dans laquelle il souhaite s’inscrire même si l’événement est clos. Et là se trouve le noeud de l’article. Et son enjeu.

  • septembre15th

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    J’étais à New York lorsque Barack Obama a annoncé la mort de Ben Laden. Avec des copines, malgré l’heure tardive, je suis partie voir sur Times Square ce que les Américains feraient de l’annonce. Moins de 40 minutes après le discours d’Obama, Times Square était déjà rempli: des hommes, des femmes, des appareils photos et des drapeaux. Oui, les drapeaux étaient en vente si rapidement que cela. Sur la place, des chants ont surgi: U.S.A., U.S.A. C’étaient des chants de victoire, ils me rappelaient les cris d’un aréna pendant un tournoi d’hockey, lorsque j’étais plus jeune. Ou ces multiples images des victoires des Canadiens, à Montréal. J’ai craint, un peu, les débordements, le vandalisme, les émeutes, mais l’humeur, ce soir là, était à la fête. De temps à autre, quelqu’un apparaissait qui ne savait pas pourquoi tout ce monde, tout ce bruit, un dimanche soir bien ordinaire. Il y avait alors quelqu’un dans la foule, heureux de partager la « bonne nouvelle ».

    Je ne pouvais m’empêcher de me dire que ces cris, ces hourras, ces célébrations, les Américains étaient les premiers à la décrier lorsqu’ils les voyaient chez leurs ennemis. Que pensait-on, de l’autre côté du monde, de cet assassinat ciblé d’un chef de guerre? À quelles conséquences s’exposaient les États-Unis? N’était-ce pas d’inciter à la violence que de célébrer de la sorte? Mais ce soir-là, l’humeur n’était pas à la réflexion, ni à la mise en perspective. Pour les New Yorkais, la mort de Ben Laden représentait la fin d’un cycle.

    Il était inévitable que cela arrive, j’aurais dû le prévoir: soudain, devant moi, j’ai vu un camion de pompiers. Les hommes, assis sur le toit, le long de l’échelle, souriaient, devenus les vainqueurs que chantait la foule. Plus que les Navy Seals ayant conduit l’opération, les héros de la mort de Ben Laden étaient, pour les gens massés sur Times Square, les pompiers.

    Ce que l’acteur Rob Lowe faisait là, assis avec les pompiers, je ne l’ai jamais su. Peut-être avait-il ce soir-là besoin d’être applaudi. Allez savoir.

    Je continuai à regarder autour, à photographier les gens qui photographiaient les pompiers. J’avais l’impression, la certitude, de voir là non pas un événement historique, mais des gens déterminés à faire de l’événement un événement historique. Pourtant, ce n’était pas tout à fait ça qui avait retenu mon attention.

    Je n’étais pas sûre de ce que j’avais vu. L’imaginaire américain a tellement d’affection pour ses images iconiques, tend tellement à les reproduire d’une manière en apparence inconsciente (un imaginaire inconscient est un drôle de concept…), que j’ai d’abord cru à une illusion. Il faut dire que je travaillais depuis un bon moment sur ces images qui ne cessent de surgir, sur ces échos entre les temps et les moments historiques, sur cette reprise des images dans les romans. J’ai donc pensé d’abord à un « trick of the mind », un de ces faux échos qui, lorsqu’un peu de temps a passé, ne tiennent pas la route. Les photographies sont restées sagement dans mon ordinateur, attendant que je revienne à elles, attendant que je sois sûre, en les retrouvant, de ce que j’avais entrevu.

    Mon cher ami Eric Lint s’intéresse aussi aux échos, aux rimes entre les événements, mais ce sont d’autres échos qui l’interpellent. Dans un texte, paru ce septembre dans un collectif que j’ai eu la chance d’éditer, Eric Lint/Bertrand Gervais s’interroge sur une sculpture construite à partir d’une photographie de Ebbets prise pendant la construction du Rockefeller Center. Fasciné par la photographie de Ebbets qui montre 11 hommes lunchant sur une poutre, très haut dans le ciel, comme s’ils ne risquaient de tomber, Bertrand a tenté d’en faire un roman. Puis le 11 septembre. Et une visite à Ground Zero. Où il tomba, interdit, sur une image inimaginable : près de la passerelle où, dès le 30 décembre 2001, il fut possible de jouer les touristes pour voir la destruction, Bertrand vit la sculpture faite à partir du cliché de Ebbets. Devant la sculpture, le sculpteur. Dans les mains du sculpteur, l’image d’Ebbets. Et devant le sculpteur, un photographe, immortalisant, au pied des ruines, à la fois l’œuvre, l’image du sculpteur, et sa filiation. Bertrand écrit : « L’image engage ensuite à un étonnant parcours temporel, depuis le passé lointain de l’érection du Rockefeller Center et le passé récent de l’écrasement des tours du World Trade Center, jusqu’au présent inattendu de ma présence en ce lieu, après une matinée de déambulations. Quelles cordes a-t-il fallu nouer toutes ces années pour faire en sorte que cette situation se réalise? Que je sois là, à ce moment précis, et que mon regard se porte là, à cet endroit précis où les nœuds forment des boucles? »

    J’avais lu ce texte, plusieurs fois, par intérêt mais aussi parce que je voulais l’inclure dans le collectif. Et puis, un soir de mai, je me suis rendu sur Times Square. On venait d’annoncer la capture et l’assassinat de Ben Laden. À la veille du dixième anniversaire des attentats de 2001, alors que je me consacrais entièrement à mon travail sur les répercussions de l’événement en fiction (et dans ma propre pratique), ce moment était aussi inespéré qu’incontournable. Sur Times Square, l’imaginaire américain s’agitait, à coups de cris de victoire, U-S-A, de chants patriotiques, de drapeaux et de prises de clichés. Et les pompiers jouaient le rôle qui leur revenait : dans l’imaginaire héroïque américain, les pompiers sont au 11 septembre ce que les travailleurs comme ceux saisis par Ebbets étaient aux années 1920 : l’avenir, la force. C’était leur moment, pouvait-on penser, après que ces pompiers aient perdu tant de leurs camarades dans les attentats, et après que plusieurs se soient retrouvés aux portes de la mort pour avoir passé autant de temps à chercher dans les débris de minuscules fragments de corps humains. Assis sur l’échelle de leur camion, les pompiers, bien cordés, accueillaient l’hommage qui leur était fait. L’ennemi numéro 1, le seul visage de l’ennemi connu, venait de disparaître. Dans l’imaginaire américain, cela se traduisait par une victoire, peu importe ce que cela pouvait signifier en termes d’avenir ou de politique internationale.

    J’ai pris quelques photos. Je suis demeurée hantée par ces pompiers.

    *

    En arrivant à New York, ce septembre, à la toute veille de la commémoration des attentats, la navette qui me conduisait à l’hôtel a remonté Broadway. La journée avait été dure, mon vol retardé de deux heures, et le parcours de l’aéroport jusqu’à Manhattan me prendrait un peu plus de deux heures. New York m’accueillait en me faisant mériter mon arrivée, en se rappelant à moi à coups de klaxons et de bouchons de circulation. J’avais faim, j’étais fatiguée, et si j’accueillais avec plaisir mon retour à New York, j’avais hâte de ne plus être dans cette navette.

    Je regardais partout. Et puis voilà que je l’ai vue. Installée sur un camion en plein Broadway, dans Soho, la sculpture qui a tant fasciné Bertrand était revenue, invitée par l’anniversaire qui s’en venait. J’ai vu quelque chose, ces rimes dont parle Bertrand, puis la camionnette a continué son chemin.

    Après, ce n’était qu’une question de temps pour que je fasse les liens. Je suis revenue sur Broadway, lorsque la mousson des premiers jours de mon séjour fut passée. La sculpture était encore là, le sculpteur vendait de petites reproductions, des images, des bibelots. De face, je la trouvais moins puissante que l’image d’Ebbets.

    J’ai traversé la rue. Je ne voyais pas ce que j’avais cru voir. Et puis là, alors que les hommes lunchant en haut du Rockefeller Center me faisaient dos, j’ai compris. Ce n’était pas la présence de Rob Lowe qui m’avait troublée. Pas plus que c’était l’image de Ebbets reprise par le sculpteur. C’était le point de rencontre de deux moments historiques distincts, réduits à une seule image qui se répète.

    11 pompiers, posant pour la foule. Je les ai comptés: ils étaient 11, comme dans la photographie d’Ebbets. Eux aussi, en hauteur.

    Alors voilà. En 2011, quelque part sur Times Square, les événements se mettaient encore une fois à rimer entre eux. La photographie de Ebbets s’agitait, derrière ces pompiers, derrière la sculpture de Furnari, elle continuait de déterminer un parcours, de déclarer des vainqueurs et des héros. Et comme mon ami Bertrand, j’avais été là, au bon moment, pour voir l’image répéter son histoire.

  • septembre11th

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    Il faut l’imaginer : assez grand, cheveux blancs sous une casquette noire, long, très long manteau de cuir noir. En fait, le pleureur est entièrement vêtu de noir. Il se tient debout, la tête penchée, comme s’il pensait, à moitié appuyé à la hampe du drapeau qu’il tient dans sa main droite. Pendant un long, très long moment, il est là, immobile.

    Je l’observe. Sa retenue a quelque chose de touchant. Je continue mon chemin.

    Un peu plus tard, je le retrouve. Il vient d’ajouter une couleur à sa palette. Il sanglote maintenant, de gros sanglots, penché sur son drapeau. Autour de lui, les gens s’écartent, un homme pose une main sur son épaule. Mais le pleureur continue, inconsolable. Après un moment, semblant revenir à lui, il se relève, et part.

    Le revoilà, un peu plus loin dans la foule. Il vient de poser sa bible sur une balustrade, avec une petite tape, comme s’il s’assurait qu’un timbre était bien collé. Il cadre son drapeau entre les barreaux d’une clôture de sécurité, lève la tête au ciel, les mains suivent en peu de temps. Le voilà lancé, toujours ces sanglots bruyants, auxquels s’ajoutent des invocations muettes ressemblant à des pourquoi.

    Le pleureur extrême

    Un bref moment, une fraction de seconde en fait, alors que je commence à comprendre ce qui anime le pleureur, je m’aperçois qu’il me regarde. Je détourne le regard. Et suis prête à jurer que d’ici quelques minutes, il sera près de moi, pour que je puisse vraiment le voir, le prendre en photo. Je viens de repérer son mode de fonctionnement : le pleureur ne pleure pas, pas vraiment. Pas de larmes. Probablement pas de perte non plus. Mais il est là pour être vu. Il fait un show. Son show, qu’il doit répéter à tous les ans depuis 2001, depuis la première cérémonie six mois après les attentats.

    Je ne le regarderai pas. Il y a devant moi des hommes et des femmes qui ont, eux, vraiment perdu quelqu’un. Et comme la cérémonie s’étire, comme on n’en est encore qu’aux N, les rangs des spectateurs se dispersent. Il me semble que je n’ai d’autre choix que de rester, par respect. On ne quitte pas les funérailles avant la fin. Voilà ce que je me dis, même si je sais que les endeuillés ne me voient pas. Comme lorsque j’ai attendu des jours devant mon téléviseur en espérant que des victimes soient retrouvées en vie. C’est un drôle de sentiment. Comme une responsabilité : je me suis pointée là ce matin, je me suis mêlée à la foule des badauds, je me suis frayé un chemin jusqu’à cette balustrade. La moindre des choses, c’est que je reste jusqu’à ce que le dernier Z soit lu.

    Le pleureur vient d’arriver, il s’installe à côté de moi, tout à côté. Il a vu la caméra, depuis tantôt il suit les « bien équipés », les caméras de télévision ou celles, comme la mienne, qui font sérieux parce qu’elles ont un bon objectif. Bref, la représentation est pour moi cette fois. Le pauvre, il est déçu : je ne le regarde pas, je ne monte même pas l’appareil à mes yeux pendant tout le temps qu’il est là. Il remballe le tout assez vite, ce sera un show un peu bref. De plus près, je vois les plaies sur ses mains, l’état lamentable de cet homme. Il joue maintenant le tout pour le tout : le voilà, ouvrant son manteau noir (non, il ne se dénude pas du bas, il n’est pas ce genre d’exhibitionniste), les mains sur son chandail noir sur lequel se trouve bien sûr un drapeau américain. Et il entreprend de le déchirer. Oh pas au complet, la matinée est encore jeune, il reste encore tous les R et les S et les T. Non, il y va graduellement, après tout, il fait encore frais à l’ombre.

    Le pleureur, je m’en rends compte en regardant autour de moi, n’est pas seul : sur la plazza où je me trouve, ils sont une dizaine, peut-être un peu plus, dont la mission ce matin est de se faire photographier. Idéalement par des journalistes. Sinon, par des touristes. Ainsi, ce type, en patin à roulettes, un drapeau dans la main, une pancarte dans l’autre. Il tourne un peu sur lui-même, pour être sûr d’être vu.

    Moi qui croyais être là pour voir, moi qui me sentais un peu irrespectueuse de m’immiscer ainsi dans le deuil des autres, voilà que finalement, j’aurai fait pire : participé à la transformation en spectacle. Elle était déjà bien en marche, très bien même, avant que j’arrive sur le site. Mais j’ai photographié le pleureur. Et le type en patins. Si la vie est aussi simple que certains le croient (bad guys, good guys, you’re with me or against me), alors me présenter sur le site revient à en accepter (voire en promouvoir) la valeur de spectacle.

  • septembre10th

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    Le 8 septembre, Laura m’a envoyé un message très succinct. « The Towers are on », en disait l’objet. L’expression m’a troublée. The Towers are on, comme si elles étaient éteintes le reste de l’année, toujours présentes mais cachées, plongées dans l’obscurité. Comme dans la superbe image de Art Spiegelman. Et il y a un peu de cela. Quelques jours par année, toujours à la même date, à l’automne, elles s’allument, redeviennent un point d’orientation à travers la ville. Du toit du Webster, sur la 34e, elles se confondent, deviennent un, les deux faisceaux bleus se perdent dans le ciel, comme s’ils étaient sans fin.

    Le 9, je suis partie à leur rencontre, me rendant, la nuit tombée, sur le site. Mais avant, j’ai voulu aller voir ce que c’était, tout ce tralala autour du centre communautaire musulman. Il m’a fallu du temps pour trouver cette adresse, 51 Park Place. Park Place est une petite rue, une de ces rues comme le Lower Manhattan les aime, sinueuse, presque impossible à trouver si on ne la connaît pas. Rien à voir avec la grille qui commence plus haut. Park Place, donc. Finalement, pas si difficile à trouver, une fois que l’on sait ce que l’on cherche. Il suffit de suivre les camions des réseaux télévisés, les voitures de police. Un policier montait la garde, à l’entrée d’un immeuble abandonné, entre le marché Amish et un restaurant un peu glauque, pendant que de l’autre côté, des journalistes interviewaient deux hommes. J’ai supposé que l’un était un promoteur associé au projet, l’autre un représentant de la ville. Ou de l’opposition. En fait, je n’ai aucune idée de qui ils étaient. Je sais seulement une chose : l’immeuble en question passe inaperçu. Il est à la fois loin du World Trade Center, et proche. Et pour la première fois, j’ai eu peur. Peut-être est-ce à cause de ce battage médiatique, des policiers, etc., mais je me suis dit qu’il serait si facile pour quelqu’un de tout faire sauter. J’ai continué mon chemin.

    Je connais bien Ground Zero maintenant. Je peux constater sa progression, en reconnaître l’évolution, comme on fait lorsqu’on observe un enfant aimé grandir. Hier, dans l’obscurité, je l’ai trouvé plus émouvant que jamais. Peut-être parce qu’il est de moins en moins Ground Zero, de plus en plus un site de construction comme les autres.

    J’ai attendu que se lèvent les tours, comme on se réveille tôt pour regarder le lever du soleil. Mais hier, je les ai attendues en vain. J’ai discuté avec un gardien, près de Zicotti Park, là où aura lieu la commémoration, samedi. Lui aussi venait de se tourner vers le ciel, cherchant les tours. S’étonnant de leur absence. Will you be there Saturday?, m’a-t-il demandé. That’s what I’m here for. Je ne lui ai pas dit que je traînerais toute l’année autour du site, que Ground Zero était devenu avec les années ce vers quoi mes pas me portent, automatiquement. Pas plus que je ne peux expliquer à un ami d’enfance comment le 11 septembre est devenu aussi important pour moi.

    Je sais seulement qu’hier, alors que dans le port on remettait les prix d’une régate annuelle, alors que j’entendais les bruits de la reconstruction, la musique d’un bar, les klaxons et les conversations, j’ai été émue, émue comme lorsqu’on retourne pour la première fois là où un être aimé vivait, et qu’on le cherche dans tous les coins de la maison, avant de se rappeler que non, il ne reviendra pas, et alors, c’est comme le perdre à nouveau.

  • septembre7th

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    L’autre soir, dans la salle à dîner du Webster, j’écoutais une dame assez âgée lire une histoire « drôle » trouvée sur le Web. Dans cette histoire, les pilotes de deux avions d’Arabie Saoudite demandaient l’autorisation d’atterrir à Pittsburg. À chaque fin de message avec la tour de contrôle, les pilotes disaient « Praise Allah ». Mais vient un moment où les pilotes d’avion, inquiets, décident de vérifier : « tour de contrôle, vous semblez vouloir nous envoyer tous les deux atterrir en face à face, pouvez-vous confirmer? » Et la tour de contrôle de répondre : « oui, pilote. Dites à votre dieu : Praise Jesus ». C’est drôle, n’est-ce pas, disait la vieille dame de sa voix aiguë.

    Je ne lui ai pas dit non. D’abord, je n’étais pas à sa table. Ensuite, je lisais un livre sur l’utilisation du 11 septembre dans la culture américaine, et je me suis dit qu’elle n’apprécierait peut-être pas. Mais cette histoire est venue s’ajouter à la question de la « mosquée à Ground Zero », comme la nomment ses opposants.

    Voilà plusieurs semaines que je m’intéresse à cette question, ce centre communautaire musulman qui devrait être construit à deux « blocs » du site du World Trade Center. Chaque jour, j’essaie de formuler quelque chose, mais des discours viennent s’ajouter aux discours, et le problème posé par les opposants à cette mosquée se radicalise. J’allais dire qu’il se complexifiait. Mais cela aurait été une erreur : dans cette histoire, la radicalisation n’ajoute pas des couches, elle simplifie les discours, les ramène à une opposition simple, la même que celle sur laquelle Bush a construit sa politique extérieure : nous contre eux.

    Quelques faits, d’abord :

    Il existe à New York plusieurs centres communautaires : pour jeunes, pour juifs, pour gais et lesbiennes, pour chrétiens, etc. Ces centres communautaires se partagent la ville paisiblement. Devant chez moi, sur la 34e, il y a une église chrétienne qui sert de refuge, le soir venu, à des itinérants. En marchant vers 7th avenue, je croise un centre communautaire juif. Une île comme Manhattan, où les espaces sont retreints, ne semble pas s’embêter avec des divisions inutiles : la cohabitation se fait, du moins selon ce que j’observe, bien, les uns et les autres se croisent sans animosité.

    Comme le rappellent Clyde Haberman et Matt Sledge, la simple appellation « Mosque at Ground Zero » pose de sérieux problèmes : d’abord, ce n’est pas une mosquée, mais bien un centre communautaire dans lequel se trouvera une salle de prière (et une piscine, entre autres). Ce ne sera pas nouveau : il existe déjà de tels endroits dans le Lower Manhattan, et aucun n’a jusqu’à présent, et ce même après le 11 septembre, posé problème. Ensuite, la préposition : « at », à Ground Zero, totalement erronée. Même la petite chapelle St-Paul, juste en face du site du World Trade Center, ne reçoit pas l’appellation « à Ground Zero » : elle est l’autre côté de la rue. L’immeuble de Park Place, lui, demandera à ses visiteurs un détour. Car deux blocs, en langage new-yorkais, c’est déjà assez loin.

    Mais voilà, les journalistes titrent leurs articles, les opposants frémissent de joie, et on continue de parler de la mosquée À Ground Zero. Obama est sorti de sa réserve pour répéter qu’il existe aux États-Unis une liberté de religion, et que l’état n’interviendra pas pour gérer l’utilisation d’un lieu appartenant à des intérêts privés. Trois secondes plus tard, les opposants ont rappelé qu’Obama, avec son prénom Hussein, est musulman. Tant pis s’il est chrétien. Avec un prénom comme cela, voyons, il est musulman. Voilà où vont les discours, les raccourcis qu’ils prennent.

    Il y a ici des équations désarmantes de simplicité : les terroristes revendiquaient l’Islam, donc tous les musulmans sont des terroristes. Les promoteurs du projet de centre communautaire ne peuvent pas prouver qu’ils ne veulent pas faire l’apologie de la destruction de l’Occident, donc c’est ce qu’ils veulent faire. L’idée que le centre soit conçu non comme un cri de victoire de l’Islam radical mais comme une façon de créer des liens entre les communautés pour diminuer l’islamophobie ambiante ne semble pas être entendue. Bref, on assiste à un dialogue de sourds.

    Il y a quelques mois, lors d’une de mes visites au site, j’ai vu un homme s’installer avec son tapis de prière, à la nuit tombée, alors qu’il n’était qu’à deux pas du site. Priait-il parce que c’était l’heure de le faire, ou parce qu’il a perdu quelqu’un dans les attentats? Je ne le sais pas, on ne dérange pas quelqu’un qui prie. Mais il n’était certainement pas en train de se réjouir de la chute des tours. Que les terroristes revendiquent l’Islam comme justification de leurs actes ne fait pas de doute. Mais il ne fait pas de doute non plus qu’il s’agisse d’une lecture, extrémiste, du Coran. Le 11 septembre est-il pour autant le début d’une guerre de religions? Autrement dit, s’il faut croire que l’Islam et le terrorisme sont dans une relation d’adéquation, comme certains le proposent, ne faudrait-il pas commencer à admettre que le Christianisme n’est pas en reste : combien d’églises construites sur des terres conquises, combien de « croisades » faites au nom de la religion dont le but premier était l’expansion d’un territoire? La religion, bref, sert de prétexte.

    Les arguments pour et contre le centre communautaire finissent toujours par se résumer à un même argument : ne pas donner raison aux terroristes. Le problème, c’est que l’argument est utilisé par les deux clans : les uns disent que construire un centre communautaire musulman revient à accorder la victoire aux terroristes, à accepter qu’ils placent un drapeau sur une terre conquise par les attentats. Les autres disent que le centre communautaire, en proposant un dialogue entre les religions, serait un pied de nez aux terroristes et à leur discours.

    La persistance de la polémique créée par ce centre communautaire, de même que l’envenimement des discours révèlent différents problèmes qui étaient déjà présents :

    À qui appartient Ground Zero? Les Américains à l’extérieur de New York ne voient ce lieu que par sa destruction. Mais les New Yorkais, eux, constatent sa reconstruction, jour après jour. Ce n’est pas qu’il y ait négation de la valeur symbolique de l’endroit. Plutôt, que chez les New Yorkais, le lieu n’est pas entièrement investi par le 11 septembre, il est habité par l’avenir également. Et l’avenir passe par la reconstruction de ce quadrilatère.

    Quelles sont les limites physiques de Ground Zero? Le quadrilatère du World Trade Center seulement? Ou alors faut-il, comme le suggèrent les opposants du projet, transformer le Lower Manhattan en zone sainte? Mais alors, il faudrait peut-être éliminer les bars, les danseuses nues, etc., les vendeurs de pacotilles, autant de commerces qui, contrairement au centre communautaire, ne semblent pas poser problème.

    Et puis, à qui appartient le 11 septembre 2001? À ses victimes? À leurs familles? Aux New-Yorkais? À l’Amérique entière?

    Je n’ai pas de réponses, au fond. Des observations. Des liens entre les faits. Je peux ainsi, au-delà de l’anti-islamisme dont souffrent les musulmans modérés des États-Unis, noter que le centre communautaire n’est pas le seul à se heurter à des oppositions fortes qui touchent à la nature et à la fonction de Ground Zero. Ainsi, dans les premiers plans du musée et du mémorial du 11 septembre 2001, les concepteurs avaient inclus un Freedom Center dont la fonction aurait été de permettre une réflexion sur la liberté aux États-Unis mais aussi ailleurs. En bref, une ouverture, afin d’inscrire le 11 septembre dans une perspective historique plus large. Pour sortir de l’exceptionnalisme des discours du 11 septembre qui le présentent comme un fait seul, incomparable dans l’histoire de l’humanité. Ce centre ne verra pas le jour. Il a été torpillé, en grande partie à cause du lobby des familles des victimes qui s’opposait à ce qu’il ne soit pas question uniquement du 11 septembre.

    Je dirai donc seulement ceci, pour conclure : n’est-il pas particulièrement significatif qu’au bout du compte, le supposé respect des victimes soit utilisé à toutes les sauces, mais rarement pour la paix? Que chaque effort d’ouverture, chaque tentative pour proposer du 11 septembre 2001 une vision plus large, chaque initiative qui permettrait de comprendre le monde à partir du 11 septembre et le 11 septembre à partir du monde, devienne l’objet d’une lutte de pouvoirs qui le dénature, le souille?