Pendant près d’un an, j’ai habité une maison de New York où de jeunes femmes comme moi débarquaient, d’un peu partout à travers le monde, pour quelques mois ou pour une période indéfinie. De temps à autres, au repas du soir, j’entendais une nouvelle venue raconter qu’elle avait été à Ground Zero. Et puis?, demandaient ses compagnes. «Y a rien à voir!» Après un moment, parce que je fréquentais le site depuis assez longtemps, j’ai commencé à conduire certaines de ces femmes à Ground Zero. Ground Zero qui n’est plus le trou qu’il a été, mais un immense chaniter de construction. Pour le comprendre, pour le lire, il faut tout à la fois pouvoir imaginer les tours et l’ensemble du complexe, et leur destruction, les explosions, les effondrements, les gens courant, poursuivis par un nuage de destruction. De Ground Zero, il ne reste finalement rien, aujourd’hui, et je peux comprendre la déception de ces femmes: de l’extérieur de New York, on pourrait croire que New York est restée comme elle l’était le 11 septembre 2001, quand les tours eurent fini de tomber.
Je travaille présentement sur les images de l’après-11 septembre qui montrent les gens regardant l’absence des tours. Et je me débats avec l’article, parce que s’emmêlent dans ma pensée différents aspects: que cherchaient ces hommes et ces femmes qui, bravant les interdits, les barricades, les odeurs, la fumée, se sont présentés dès le 12 ou le 13 septembre 2001 pour voir de leurs yeux la destruction? Certains photographes (Bubriski, Simon) ont appelé cela un pélerinage. Je comprends. Ground Zero, immense fosse commune, où s’emmêlèrent tout à la fois les victimes, les secouristes et les terroristes, où se retrouvèrent fusionnés les outils de la destruction et ceux de la vie quotidienne, les box cutters et les ordinateurs, les tapis et les cheveux, Ground Zero peut être vu comme «hallowed ground», terre sacrée. Le pélerinage prend donc son sens là, dans ce mouvement d’individus qui, pour appréhender une nouvelle réalité, se rejoignent et forment une communauté silencieuse. Mais était-ce vraiment aussi pure que cela? Car parler de pélerinage, c’est sanctifier tout à la fois le lieu et ses visiteurs, c’est interpréter les gestes posés par ces hommes et ces femmes en leur donnant un sens qui est peut-être loin de leurs véritables motivations. Dès les premiers jours, des bibelots, des souvenirs, des photographies sont apparues dans les rues de New York. Marchandisation de la destruction. Les hommes et les femmes derrière les barricades étaient-ils des pélerins ou des «touristes de l’histoire», comme l’explique si bien Marita Sturken? Et les photographes, que faisaient-ils là? Se réclamant d’un désir de préservation de l’histoire, ils déclarent (Steve Simon, Kevin Bubriski et Olivier Culmann) qu’ils sont là pour préserver les émotions des visiteurs du site. Préserver l’émotion, ou le choc? Après tout, les trois cessent leur entreprise à partir du moment où il n’y a plus grand chose à voir. À partir du moment, donc, où pour comprendre véritablement l’impact du 11 septembre sur le bas Manhattan, il faut faire un effort d’imagination qui «souille» le pélerinage, le rend normal. Quelle différence y a-t-il entre ces hommes et ces femmes et ceux qui, aujourd’hui, arrivent près du site et se font prendre en photo devant des bannières montrant le futur World Trade Center 1? La mission de préservation consiste-t-elle à préserver non pas tant la contemplation que le choc? Car la question, ou l’hypothèse, est la suivante: en montrant celui qui regarde plutôt que ce qu’il regarde, les photographes, même s’ils négocient à la fois avec l’irreprésentable (par manque ou par censure) et l’inaccessible, ne font pas acte innocent en concentrant la représentation sur l’affect plutôt que sur les faits et participent dès lors à la création et au maintien du 11 septembre comme trauma historique.
Mon problème est le suivant: comment dire tout cela sans nécessairement faire de procès d’intention? Si, comme le suggèrent Sontag, Klein et tant d’autres, le maintien du choc sert à faire accepter des politiques qui seraient normalement rejetées, si autrement dit le choc permet de maintenir un état d’exception, est-il possible d’éviter une réflexion sur le rôle de ces photographies dans l’imaginaire du 11 septembre?
Comme les copines qui ne voyaient rien parce que ce qu’il y avait à voir était de l’ordre de l’invisible, de l’imaginaire (de ce qui avait été, de ce qui avait eu lieu), les photographies sur lesquelles je travaille présentement ont besoin d’une légende, et pourtant n’en ont pas. Mais tout est dans la légende, et il serait possible d’interpréter la plupart de ces photographies autrement. Je reviens souvent à la photographie de Thomas Hoepker qui montre un groupe de jeunes adultes avec en arrière-plan les ruines fumantes du World Trade Center. Hoepker a résisté à l’envie de publier l’image pendant longtemps, parce qu’elle n’allait pas avec le sentiment général. Pour dire les choses honnêtement, les hommes et femmes de cette image semblent détendus, comme s’ils ne voyaient pas, ou n’étaient pas touchés par, ce qui continue à fumer derrière eux. La photographie a été interprétée par Rich comme la preuve que les jeunes ne se souciaient pas vraiment de l’événement, que l’événement n’avait pas eu tant d’impact que cela. Et l’un des jeunes de répondre que non, ce n’est pas vrai, qu’ils parlaient justement de l’événement. Ce que cette image et le débat l’entourant révèlent (et ce n’est pas si étonnant), c’est que la photographie sans légende est une surface sur laquelle il est possible d’imposer un sens. Elle est lisible, donc interprétable. Que les jeunes de la photographie de Hoepker aient été profondément troublés par l’événement n’est pas visible, parce que leur disposition ressemble davantage à un moment de détente. Le photographe, l’éditeur, le critique, peuvent dès lors réinterpréter l’image, lui faire dire tout et n’importe quoi.
Tel est le problème que j’ai avec les photographies sur lesquelles j’essaie sans succès de travailler depuis des mois: sans légende autre qu’un contexte large (elles ont été prises entre septembre 2001 et mars 2002, autour du site appelé Ground Zero, site dont les frontières sont d’ailleurs mouvantes), je peux, comme les photographes, comme les critiques, leur faire dire n’importe quoi. Je peux les interpréter comme la préservation d’un pélerinage autant que comme la trace d’un rapport à l’histoire trouble, où le témoin/spectateur est à la fois pélerin et consommateur d’une histoire dans laquelle il souhaite s’inscrire même si l’événement est clos. Et là se trouve le noeud de l’article. Et son enjeu.