La main, le souffle
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  • mars9th

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    Le roman, puisque finalement, c’en était un, est fini. Envoyé à mon éditrice. Accepté par elle. Mais les dernières semaines ont été habitées par la peur. La peur que ce ne soit pas bon, bien sûr, mais aussi la peur que ce ne soit pas différent de ce qui a été déjà publié. Je suis loin d’être la seule à écrire sur ou autour du 11 septembre 2001. Régulièrement, Google Alerts m’envoie des liens pour de nouvelles œuvres. J’essaie de suivre ce qui se fait, de me tenir au courant, de lire les nouveaux romans, dans les limites toutes humaines qui sont les miennes. Peut-être n’est-il dès lors pas étonnant qu’au moment de travailler à mon roman, je m’interroge sur la pertinence de ce que je fais. Après tout, que pourrais-je dire de plus que ce qui a déjà été dit, écrit, par des auteurs meilleurs que moi? Qu’ai-je à apporter au sujet qui justifierait qu’un lecteur prenne le temps d’acheter et de lire mon roman?

    Dans les moments où j’ai peur de faire ce qui a déjà été fait, je ne crains pas vraiment imiter DeLillo ou Hustvedt ou Foer, mais je frémis à l’idée que mon roman puisse ressembler à celui, par exemple, de Rubram Fernandez. Ce « roman », l’un des pires que j’aie lus dans ma vie, toute catégorie confondue, me hante tout de même. Car il pose la question de ce qui peut être réellement dit de nouveau quand il est question du 11 septembre. Le « roman » de Fernandez n’a de nom que ce que l’auteur a choisi de mettre sur la couverture de son livre: September 11 From the Inside: A Novel. Les personnages sont à peine esquissés, les faits ramenés à leur plus simple dénominateur, les clichés se succèdent. Fernandez se targue de faire le travail d’un journaliste, mais si je ne doute pas de sa recherche, le résultat, lui, n’offre aucun contenu. Et dans les faits, l’essai 102 Minutes: The Untold Story of the Fight Inside the Twin Towers de Jim Dwyer et Kevin Flynn réussit là où Fernandez échoue: les journalistes, même s’ils parlent de personnes réelles, des survivants ou des victimes des attentats, les ont construits comme des personnages en leur donnant de l’épaisseur.

    Mais je digresse. Ce que j’essaie de dire, au fond, c’est que pendant que j’écris ce livre, je ne peux faire autrement que de craindre de n’avoir rien de nouveau à apporter. De répéter les clichés, les faits usés, les témoignages, etc. Car je les connais, les traque dans les romans des autres, les transforme en figures lorsque j’étudie la littérature du 11 septembre. Comment pourrais-je ne pas me voir les utiliser?

    Alors j’ai essayé ceci: écrire en oubliant que ce que j’ai lu ne peut faire autrement que de m’influencer. Écrire en me disant que cette influence n’est pas mauvaise, que je peux l’utiliser pour aller ailleurs. Écrire en faisant taire cette voix dans ma tête qui, depuis toujours, essaie de me faire taire en répétant que je n’ai rien à dire. Et je me concentre sur les personnages. Seulement sur eux. Extraits de tout le reste. Inscrits dans leur histoire, et non la mienne. J’ai essayé de les entendre, eux, parce que le but de la chose était ceci: me tenir au plus près des personnages, avant qu’ils ne comprennent ce qui se passe réellement, alors qu’ils sont occupés à survivre, à fuir.

    Pour deux, trois minutes, quelques jours, ça va. Ça tient. Et puis je retourne aux livres et me retiens d’appeler mon éditrice et lui dire « arrête tout, faut jeter le manuscrit ».

    Je ne sais pas ce que les lecteurs penseront. Mais je sais une chose: je n’ai ni trahi, ni abandonné mes personnages. Je les ai portés. Aimés. Leur histoire n’est ni unique, ni véritablement originale. Mais elle est la leur.

  • janvier14th

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    Lorna marmonne sans cesse « Je suis trop vieille pour ça, je suis trop vieille pour ça ». Elle voudrait s’arrêter, là, maintenant, mais sent la pression des autres. Ils l’encerclent, devant, derrière, même à côté d’elle, comme s’ils savaient que ce n’est qu’ainsi, en retirant tout autre possibilité, qu’elle pourrait continuer. Ce chemin, en continuant à descendre au coeur de la tour, est incontournable. « Nous sommes des boeufs allant à l’abattoir », pense-t-elle.

    Barthes n’avait pas tout à fait tort: qu’est-ce qui fait qu’une image nous retient, sinon cette chose, ce détail qui nous appelle? Les yeux. Un reflet.

    Je pensais à cela au MOMA, devant des photographies de Dorothea Lange qui me rappelaient celles prises au moment des attentats du World Trade Center et du tremblement de terre d’Haïti. Les images qui restent, qui deviennent icônes, ne sont pas tant celles qui donnent une vue d’ensemble d’un événement que celles qui le ramènent à son impact humain. C’est un peu la même chose pour les personnages: ceux qui « existent » vraiment sont ceux qui me retiennent par de minuscules particularités, idiosyncrasies qui les font sortir du calme plat de la page. Ce détail m’empêche de regarder au-delà d’eux sans les voir, demande que je m’arrête et accepte d’aller plus loin avec eux. Ces petits morceaux d’humanité font qu’un personnage sort du lot des multiples visages possibles. Il cesse d’être une idée, unidimensionnelle même si elle est intéressante, et devient Leah, Lorna, Mark et les autres.

    À tous les jours, je m’installe à mon minuscule bureau dans ma petite chambre new-yorkaise et je me débats avec mes personnages. Contre eux, il me semble souvent. J’arrive à ce point du roman où le danger est le plus grand: pour mes personnages, juste avant la chute de la tour sud, le temps presse. Et pour moi, le temps presse aussi, puisque Marie-Pierre attend le livre pour février, d’abord, et ensuite, surtout, parce que j’avance à tout petits pas sur un sol extrêmement fragile. Jusqu’où puis-je aller? Comment éviter de faire ce que les autres ont (mal) fait? Comment faire taire cette voix qui me dit que je devrais arrêter tout cela, ne pas aller plus loin, écrire sur quelque chose de plus facile? J’ai tué Mabel cette semaine. Je savais qu’elle n’y passerait pas, c’était écrit d’avance. Mais elle a résisté. Ou j’ai résisté. M’entravaient non seulement des questions de véracité, mais également un certain attachement au personnage.

    J’ai choisi d’écrire sur cela. Et je repense à Ed Kosner, éditeur du Daily News, justifiant une photographie de main coupée: « You can’t do the story without doing the story. It’s no time to be squeamish »

    Je me le répète, parce que je dois continuer.

  • octobre15th

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    « Pour savoir il faut s’imaginer. N’invoquons pas l’inimaginable. Ne nous protégeons pas en disant qu’imaginer cela, de toutes les façons —car c’est vrai—, nous ne le pouvons, nous ne le pourrons jusqu’au bout. Mais nous le devons, ce très lourd imaginable. Comme une réponse à offrir, une dette contractée envers les paroles et les images [...] arrachées pour nous au réel effroyable [...]. »

    Georges Didi-Huberman, « Images malgré tout », dans Mémoire des camps, p. 219.