La main, le souffle
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  • août10th

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    Ce blog se repose depuis mon retour de New York, et le début de vacances bien méritées. Le roman paraîtra dans trois semaines, l’automne s’annonce chargé, mais entretemps, je vous invite à aller écouter l’émission Géopolis de la radio suisse-romande, où vous m’entendrez m’entretenir avec Lison Méric:

    http://www.rsr.ch/#/la-1ere/programmes/geopolis/3240699-le-11-septembre-dans-la-fiction-1-2-geo-2011-08-09t15-00-00-geopolis.html

    Suite de l’émission demain.

  • mai26th

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    Le 25 mai 2011, au Preview Site du National September 11 Memorial & Museum, avait lieu une conférence/table ronde avec Kathryn Olmsted et Michael Barkun. Sous le titre « 9/11 Conspiracy Theories : Why They Exist and What Role They Play in Society », l’événement avait pour but non pas de critiquer ou de questionner les théories du complot liées au 11 septembre, mais plutôt de réfléchir au concept même des théories du complet dans l’histoire et la société américaine. Ce n’était pas la première fois que j’assistais à une conférence au Preview Site. Il y a quelques mois, c’est le poète Peter Balakian qui était intervenu pour parler de la création littéraire après le 11 septembre. Dans les deux cas, les intervenants choisis par le Memorial & Museum ont pris garde de n’offenser personne. Dans les deux cas, j’ai senti à quel point ils savaient avancer en terrain miné. La question la plus dérangeante offerte a Balakian portait sur la nécessité même d’écrire sur le 11 septembre, après presque 10 ans. La plupart de ceux se trouvant dans la salle avaient déjà lu Balakian et aimaient et respectaient son œuvre.

    Hier, la soirée ne s’est pas tout à fait déroulée de la même manière. Certes, il y avait dans la salle plusieurs membres du monde académique, la plupart des historiens. Le travail des conférenciers et du modérateur a été impeccable : ils ont retracé certaines des plus importantes théories de la conspiration, expliqué la différence entre théorie de la conspiration et conspiration, nommé certains théories de la conspiration qui ont permis de révéler de véritables conspirations, retracé des éléments propres aux théories de la conspiration du 11 septembre qui se retrouvent également dans d’autres théories de la conspiration. Leur but, très clair, était d’aborder la notion même de théories de la conspiration dans l’histoire américaine. D’expliquer qu’il y a eu de véritables conspirations, et que c’est de là que sont nées les théories de la conspiration. Les théories de la conspiration, selon eux, sont devenus des modèles à travers lesquels sont compris les événements historiques. Les théories de la conspiration permettent de donner un sens, une structure, au monde chaotique. Elles disent qu’il y a un plan, que le gouvernement américain sait tout, qu’il n’y a donc pas de hasard, pas d’arbitraire.

    La discussion était fort intéressante en ce qu’elle permettait d’envisager les théories de la conspiration comme mouvement faisant partie de l’histoire et de la psyché américaine. Je savais, en regardant autour de moi, que cette vision plus académique de la notion ne passerait pas. Des hommes, à côté de moi, trépignaient, papiers en main. Ils n’écoutaient pas. Ils attendaient. Et dès que la discussion a été ouverte au public, ils se sont lancés.

    Ils n’ont pas posé de questions. Ils ont plutôt tenté de piéger les conférenciers, de leur faire admettre que les théories de la conspiration du 11 septembre disent la vérité. Ils ont essayé d’inonder les conférenciers de faits, bribes d’informations qui, selon eux, disent tout. Leur discours était prévisible mais décevant. Ils ont détourné la discussion, utilisé la période de question comme faire-valoir : ils étaient ceux qui devaient être entendus; leur discours est la vérité; et tous autour qui en doutent les jugent. Le plus étonnant, c’était l’agressivité qu’ils démontraient, comme si l’heure de la conférence avait été une atteinte personnelle. Pourtant, aucun des conférenciers n’a porté de jugement sur les théoriciens de la conspiration. Olmstead a même dit, clairement, que le terme n’était pas péjoratif. Mais cela n’a rien donné : fidèles à deux des traits les plus importants des théories de la conspiration — l’art de n’admettre que certains aspects dans leur argumentation (omission et distorsion), la certitude indéfectible qu’ils ont raison —, les quelques hommes venus au Preview Site pour être entendus n’ont rien appris de la conférence.

    C’était à la fois dommage et prévisible. Programmer une réflexion théorique sur la notion de théorie de la conspiration dans un lieu dont la fonction est de commémorer le 11 septembre et s’attendre à ce que la discussion puisse demeurer intellectuelle relève de l’utopie. Balakian, lors de sa visite, s’était empressé d’admettre qu’il se trouvait dans un lieu sacré (hallowed ground) pour se protéger, peut-être, de ceux qui verraient dans sa démarche une appropriation d’un événement qui leur appartient. Les conférenciers d’hier ont, comme Balakian, eut à se débattre contre cette appropriation du discours : ils ont été accusés, au bout du compte, de ne faire que répéter le discours officiel, d’être des pantins au service des pouvoirs établis. Lorsque, après l’annonce de la fin de la période de question, un homme s’est levé pour demander le droit de parole aux familles des victimes, il s’est érigé, par la perte de son oncle, en figure impossible à contester. Jusqu’au moment où, répondant à ses questions sur le WTC7, un homme, lui aussi faisant partie des familles des victimes, a simplement dit que le problème du 7, c’est qu’on avait construit un immeuble de 40 étages sur des fondations qui ne pouvaient soutenir que 20 étages.

    Évidemment, l’autre ne l’a pas cru.

  • janvier26th

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    Régulièrement, j’entends des copines du Webster qui, à peine arrivées, se rendent au World Trade Center, de la même manière qu’elles vont voir le taureau de Wall Street et la statue de la Liberté. Elles reviennent inévitablement déçues, parce que le chantier du World Trade Center n’a rien à voir avec le Ground Zero dont toutes ont entendu parler. Il n’y a rien à voir, la destruction a été effacée, remplacée par des grues, des bennes, des matériaux, une fourmilière d’hommes et de femmes qui construisent tout à la fois le mémorial, le musée, la tour 1 (Freedom Tower) de même que la tour 4 et le Transportation Hub.

    Il m’arrive de les conduire sur le site, ses copines fatiguées de leur voyage, excitées d’être à New York, et de tenter de leur permettre de voir ce qui n’est plus là. J’essaie de leur faire comprendre que pour voir le 11 septembre 2001 sur ce lieu, il faut parvenir à voir non pas cette plénitude qui emplit l’espace de sons mais l’absence qu’elle désigne: il n’y a construction que parce qu’il y a eu destruction. Le vide, là où les tours se trouvaient, ne se comprend que comme vide. La tour 1, en s’élevant lentement, étage après étage, permet d’imaginer les tours du World Trade Center, comme si elle en était la trace.

    23 janvier 2011

    Il a fallu si peu de temps pour tout détruire, si longtemps pour déblayer, et encore plus longtemps pour reconstruire. La monumentalité du World Trade Center se trouve là aussi, dans cette démesure temporelle: 6 ans pour construire, 10 secondes pour s’effondrer, près d’un an pour déblayer, 7 ans pour construire la tour 1, 10 ans pour les autres tours.

    J’essaie de leur expliquer cela. Mais ce n’est pas simple. Car il faut tant d’effort pour faire abstraction de ce qui se trouve devant soi, et voir l’absence de ce qui devrait y être.

    23 janvier 2011

  • septembre11th

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    Il faut l’imaginer : assez grand, cheveux blancs sous une casquette noire, long, très long manteau de cuir noir. En fait, le pleureur est entièrement vêtu de noir. Il se tient debout, la tête penchée, comme s’il pensait, à moitié appuyé à la hampe du drapeau qu’il tient dans sa main droite. Pendant un long, très long moment, il est là, immobile.

    Je l’observe. Sa retenue a quelque chose de touchant. Je continue mon chemin.

    Un peu plus tard, je le retrouve. Il vient d’ajouter une couleur à sa palette. Il sanglote maintenant, de gros sanglots, penché sur son drapeau. Autour de lui, les gens s’écartent, un homme pose une main sur son épaule. Mais le pleureur continue, inconsolable. Après un moment, semblant revenir à lui, il se relève, et part.

    Le revoilà, un peu plus loin dans la foule. Il vient de poser sa bible sur une balustrade, avec une petite tape, comme s’il s’assurait qu’un timbre était bien collé. Il cadre son drapeau entre les barreaux d’une clôture de sécurité, lève la tête au ciel, les mains suivent en peu de temps. Le voilà lancé, toujours ces sanglots bruyants, auxquels s’ajoutent des invocations muettes ressemblant à des pourquoi.

    Le pleureur extrême

    Un bref moment, une fraction de seconde en fait, alors que je commence à comprendre ce qui anime le pleureur, je m’aperçois qu’il me regarde. Je détourne le regard. Et suis prête à jurer que d’ici quelques minutes, il sera près de moi, pour que je puisse vraiment le voir, le prendre en photo. Je viens de repérer son mode de fonctionnement : le pleureur ne pleure pas, pas vraiment. Pas de larmes. Probablement pas de perte non plus. Mais il est là pour être vu. Il fait un show. Son show, qu’il doit répéter à tous les ans depuis 2001, depuis la première cérémonie six mois après les attentats.

    Je ne le regarderai pas. Il y a devant moi des hommes et des femmes qui ont, eux, vraiment perdu quelqu’un. Et comme la cérémonie s’étire, comme on n’en est encore qu’aux N, les rangs des spectateurs se dispersent. Il me semble que je n’ai d’autre choix que de rester, par respect. On ne quitte pas les funérailles avant la fin. Voilà ce que je me dis, même si je sais que les endeuillés ne me voient pas. Comme lorsque j’ai attendu des jours devant mon téléviseur en espérant que des victimes soient retrouvées en vie. C’est un drôle de sentiment. Comme une responsabilité : je me suis pointée là ce matin, je me suis mêlée à la foule des badauds, je me suis frayé un chemin jusqu’à cette balustrade. La moindre des choses, c’est que je reste jusqu’à ce que le dernier Z soit lu.

    Le pleureur vient d’arriver, il s’installe à côté de moi, tout à côté. Il a vu la caméra, depuis tantôt il suit les « bien équipés », les caméras de télévision ou celles, comme la mienne, qui font sérieux parce qu’elles ont un bon objectif. Bref, la représentation est pour moi cette fois. Le pauvre, il est déçu : je ne le regarde pas, je ne monte même pas l’appareil à mes yeux pendant tout le temps qu’il est là. Il remballe le tout assez vite, ce sera un show un peu bref. De plus près, je vois les plaies sur ses mains, l’état lamentable de cet homme. Il joue maintenant le tout pour le tout : le voilà, ouvrant son manteau noir (non, il ne se dénude pas du bas, il n’est pas ce genre d’exhibitionniste), les mains sur son chandail noir sur lequel se trouve bien sûr un drapeau américain. Et il entreprend de le déchirer. Oh pas au complet, la matinée est encore jeune, il reste encore tous les R et les S et les T. Non, il y va graduellement, après tout, il fait encore frais à l’ombre.

    Le pleureur, je m’en rends compte en regardant autour de moi, n’est pas seul : sur la plazza où je me trouve, ils sont une dizaine, peut-être un peu plus, dont la mission ce matin est de se faire photographier. Idéalement par des journalistes. Sinon, par des touristes. Ainsi, ce type, en patin à roulettes, un drapeau dans la main, une pancarte dans l’autre. Il tourne un peu sur lui-même, pour être sûr d’être vu.

    Moi qui croyais être là pour voir, moi qui me sentais un peu irrespectueuse de m’immiscer ainsi dans le deuil des autres, voilà que finalement, j’aurai fait pire : participé à la transformation en spectacle. Elle était déjà bien en marche, très bien même, avant que j’arrive sur le site. Mais j’ai photographié le pleureur. Et le type en patins. Si la vie est aussi simple que certains le croient (bad guys, good guys, you’re with me or against me), alors me présenter sur le site revient à en accepter (voire en promouvoir) la valeur de spectacle.

  • septembre7th

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    L’autre soir, dans la salle à dîner du Webster, j’écoutais une dame assez âgée lire une histoire « drôle » trouvée sur le Web. Dans cette histoire, les pilotes de deux avions d’Arabie Saoudite demandaient l’autorisation d’atterrir à Pittsburg. À chaque fin de message avec la tour de contrôle, les pilotes disaient « Praise Allah ». Mais vient un moment où les pilotes d’avion, inquiets, décident de vérifier : « tour de contrôle, vous semblez vouloir nous envoyer tous les deux atterrir en face à face, pouvez-vous confirmer? » Et la tour de contrôle de répondre : « oui, pilote. Dites à votre dieu : Praise Jesus ». C’est drôle, n’est-ce pas, disait la vieille dame de sa voix aiguë.

    Je ne lui ai pas dit non. D’abord, je n’étais pas à sa table. Ensuite, je lisais un livre sur l’utilisation du 11 septembre dans la culture américaine, et je me suis dit qu’elle n’apprécierait peut-être pas. Mais cette histoire est venue s’ajouter à la question de la « mosquée à Ground Zero », comme la nomment ses opposants.

    Voilà plusieurs semaines que je m’intéresse à cette question, ce centre communautaire musulman qui devrait être construit à deux « blocs » du site du World Trade Center. Chaque jour, j’essaie de formuler quelque chose, mais des discours viennent s’ajouter aux discours, et le problème posé par les opposants à cette mosquée se radicalise. J’allais dire qu’il se complexifiait. Mais cela aurait été une erreur : dans cette histoire, la radicalisation n’ajoute pas des couches, elle simplifie les discours, les ramène à une opposition simple, la même que celle sur laquelle Bush a construit sa politique extérieure : nous contre eux.

    Quelques faits, d’abord :

    Il existe à New York plusieurs centres communautaires : pour jeunes, pour juifs, pour gais et lesbiennes, pour chrétiens, etc. Ces centres communautaires se partagent la ville paisiblement. Devant chez moi, sur la 34e, il y a une église chrétienne qui sert de refuge, le soir venu, à des itinérants. En marchant vers 7th avenue, je croise un centre communautaire juif. Une île comme Manhattan, où les espaces sont retreints, ne semble pas s’embêter avec des divisions inutiles : la cohabitation se fait, du moins selon ce que j’observe, bien, les uns et les autres se croisent sans animosité.

    Comme le rappellent Clyde Haberman et Matt Sledge, la simple appellation « Mosque at Ground Zero » pose de sérieux problèmes : d’abord, ce n’est pas une mosquée, mais bien un centre communautaire dans lequel se trouvera une salle de prière (et une piscine, entre autres). Ce ne sera pas nouveau : il existe déjà de tels endroits dans le Lower Manhattan, et aucun n’a jusqu’à présent, et ce même après le 11 septembre, posé problème. Ensuite, la préposition : « at », à Ground Zero, totalement erronée. Même la petite chapelle St-Paul, juste en face du site du World Trade Center, ne reçoit pas l’appellation « à Ground Zero » : elle est l’autre côté de la rue. L’immeuble de Park Place, lui, demandera à ses visiteurs un détour. Car deux blocs, en langage new-yorkais, c’est déjà assez loin.

    Mais voilà, les journalistes titrent leurs articles, les opposants frémissent de joie, et on continue de parler de la mosquée À Ground Zero. Obama est sorti de sa réserve pour répéter qu’il existe aux États-Unis une liberté de religion, et que l’état n’interviendra pas pour gérer l’utilisation d’un lieu appartenant à des intérêts privés. Trois secondes plus tard, les opposants ont rappelé qu’Obama, avec son prénom Hussein, est musulman. Tant pis s’il est chrétien. Avec un prénom comme cela, voyons, il est musulman. Voilà où vont les discours, les raccourcis qu’ils prennent.

    Il y a ici des équations désarmantes de simplicité : les terroristes revendiquaient l’Islam, donc tous les musulmans sont des terroristes. Les promoteurs du projet de centre communautaire ne peuvent pas prouver qu’ils ne veulent pas faire l’apologie de la destruction de l’Occident, donc c’est ce qu’ils veulent faire. L’idée que le centre soit conçu non comme un cri de victoire de l’Islam radical mais comme une façon de créer des liens entre les communautés pour diminuer l’islamophobie ambiante ne semble pas être entendue. Bref, on assiste à un dialogue de sourds.

    Il y a quelques mois, lors d’une de mes visites au site, j’ai vu un homme s’installer avec son tapis de prière, à la nuit tombée, alors qu’il n’était qu’à deux pas du site. Priait-il parce que c’était l’heure de le faire, ou parce qu’il a perdu quelqu’un dans les attentats? Je ne le sais pas, on ne dérange pas quelqu’un qui prie. Mais il n’était certainement pas en train de se réjouir de la chute des tours. Que les terroristes revendiquent l’Islam comme justification de leurs actes ne fait pas de doute. Mais il ne fait pas de doute non plus qu’il s’agisse d’une lecture, extrémiste, du Coran. Le 11 septembre est-il pour autant le début d’une guerre de religions? Autrement dit, s’il faut croire que l’Islam et le terrorisme sont dans une relation d’adéquation, comme certains le proposent, ne faudrait-il pas commencer à admettre que le Christianisme n’est pas en reste : combien d’églises construites sur des terres conquises, combien de « croisades » faites au nom de la religion dont le but premier était l’expansion d’un territoire? La religion, bref, sert de prétexte.

    Les arguments pour et contre le centre communautaire finissent toujours par se résumer à un même argument : ne pas donner raison aux terroristes. Le problème, c’est que l’argument est utilisé par les deux clans : les uns disent que construire un centre communautaire musulman revient à accorder la victoire aux terroristes, à accepter qu’ils placent un drapeau sur une terre conquise par les attentats. Les autres disent que le centre communautaire, en proposant un dialogue entre les religions, serait un pied de nez aux terroristes et à leur discours.

    La persistance de la polémique créée par ce centre communautaire, de même que l’envenimement des discours révèlent différents problèmes qui étaient déjà présents :

    À qui appartient Ground Zero? Les Américains à l’extérieur de New York ne voient ce lieu que par sa destruction. Mais les New Yorkais, eux, constatent sa reconstruction, jour après jour. Ce n’est pas qu’il y ait négation de la valeur symbolique de l’endroit. Plutôt, que chez les New Yorkais, le lieu n’est pas entièrement investi par le 11 septembre, il est habité par l’avenir également. Et l’avenir passe par la reconstruction de ce quadrilatère.

    Quelles sont les limites physiques de Ground Zero? Le quadrilatère du World Trade Center seulement? Ou alors faut-il, comme le suggèrent les opposants du projet, transformer le Lower Manhattan en zone sainte? Mais alors, il faudrait peut-être éliminer les bars, les danseuses nues, etc., les vendeurs de pacotilles, autant de commerces qui, contrairement au centre communautaire, ne semblent pas poser problème.

    Et puis, à qui appartient le 11 septembre 2001? À ses victimes? À leurs familles? Aux New-Yorkais? À l’Amérique entière?

    Je n’ai pas de réponses, au fond. Des observations. Des liens entre les faits. Je peux ainsi, au-delà de l’anti-islamisme dont souffrent les musulmans modérés des États-Unis, noter que le centre communautaire n’est pas le seul à se heurter à des oppositions fortes qui touchent à la nature et à la fonction de Ground Zero. Ainsi, dans les premiers plans du musée et du mémorial du 11 septembre 2001, les concepteurs avaient inclus un Freedom Center dont la fonction aurait été de permettre une réflexion sur la liberté aux États-Unis mais aussi ailleurs. En bref, une ouverture, afin d’inscrire le 11 septembre dans une perspective historique plus large. Pour sortir de l’exceptionnalisme des discours du 11 septembre qui le présentent comme un fait seul, incomparable dans l’histoire de l’humanité. Ce centre ne verra pas le jour. Il a été torpillé, en grande partie à cause du lobby des familles des victimes qui s’opposait à ce qu’il ne soit pas question uniquement du 11 septembre.

    Je dirai donc seulement ceci, pour conclure : n’est-il pas particulièrement significatif qu’au bout du compte, le supposé respect des victimes soit utilisé à toutes les sauces, mais rarement pour la paix? Que chaque effort d’ouverture, chaque tentative pour proposer du 11 septembre 2001 une vision plus large, chaque initiative qui permettrait de comprendre le monde à partir du 11 septembre et le 11 septembre à partir du monde, devienne l’objet d’une lutte de pouvoirs qui le dénature, le souille?

  • août5th

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    Chronic City, de Jonathan Lethem, n’est pas un roman du 11 septembre 2001. Certes, le roman se déroule dans un New York du nouveau millénaire, et ses personnages explorent la ville, allant de l’Upper East Side au Lower Manhattan de l’Hôtel de Ville. À aucun moment l’auteur mentionne ce jour, ni même ses traits marquants : aucun feu, aucun avion, aucune tour ne sont évoqués dans ce roman. Pourtant, il se passe quelque chose dans la littérature du 11 septembre avec Chronic City. Peut-être est-ce le résultat du lecteur qui cherche dans le roman new-yorkais les traces des attentats de 2001. Déjà, avec Let the Great World Spin, Colum McCann explorait la figure de l’équilibriste Philippe Petit, célèbre pour avoir marché entre les deux tours, en 1974, orientant le regard vers les tours en misant sur la nostalgie d’une époque révolue, celle où les évoquer ne revenait pas à parler de leur destruction. Chronic City devient quant à lui un roman du 11 septembre précisément par les détours qu’il prend pour ne pas nommer le 11 septembre, pour en contourner les figures.

    Oublions le personnage principal, Chase Insteadman, dont le nom (L’homme à la place de…) le place d’entrée de jeu dans l’étrange espace transitoire qu’est sa vie entourée de la fumée de marijuana et du réel presque alternatif construit par le personnage de Perkus Tooth. Ce qui, dans l’œuvre de Lethem, évoque le 11 septembre, ce sont les mentions d’une menace souterraine et celle des jours de brouillard gris.

    Le New York de Chronic City est aux prises avec un monstre, présenté comme un animal aussi mythique que le yéti, et dont les supposées apparitions sont surprises par des témoins hallucinés. Parce qu’il faut bien nommer l’ennemi, journalistes et témoins décident qu’ils s’agit d’un tigre, ramenant la destruction en cours à un ennemi connu. « […] Biller instead logged on to the city’s Tiger Watch Web Site. The monster had last been seen two days ago, on Sixty-eighth Street by a couple of Hunter undergraduates, rustling beneath an opened metal grating at a work site. There had been no casualties or damage, and the site ranked risk of an attack tonight as Yellow, or Low-to-Moderate” (p. 226).
    Le tigre est en fait une machine qui creusait une nouvelle ligne de métro et qui s’est apparemment emballée, développant sa propre « intelligence », et dépassant les ordres de ses opérateurs. Une sorte de Frankenstein, en somme, qui frappe à tout moment (mais surtout la nuit) et qui, surtout, cause l’évacuation (et la condamnation) d’édifices à logement. Venue d’en dessous, la menace qu’est le tigre finit par effectuer sa propre revitalisation. Mais deux traits de cette menace sont intéressants. D’une part, elle est, comme le terrorisme, imprévisible : la machine ne frappe pas d’une manière logique, linéaire. Elle surprend, déplace, force la transformation. Comme la grande figure de l’après-11 septembre, Ossama Ben Laden, le tigre est guetté, on imagine le voir, le traquer, et ses apparitions changent le niveau d’alerte. D’autre part, la machine, mythifiée, chassée tant par les témoins que par les journalistes, force à accepter des changements qui, dans les faits, ne relèvent pas tant du hasard que de considérations politiques et urbanistiques. S’il y a dans Lethem un réflexion sur le 11 septembre, elle se trouverai peut-être ici dans une critique des discours de la peur et de la sécurité qui ont conduits une majorité d’Américains non seulement à accepter des restrictions dans leur liberté et leurs droits individuels mais à les souhaiter. La transformation d’une machine de « destruction massive » en tigre lui donne un visage « acceptable », représente un processus d’infantilisation des témoins : vous ne voyez pas ce que vous voyez, vous voyez ce que nous vous disons que vous voyez…

    Si Chronic City ne mentionne pas le 11 septembre, ni même le World Trade Center, le roman se construit toutefois selon une géométrie à deux pôles : d’une part, la fascination pour et la peur du tigre, de l’autre, le brouillard qui a flotté sur la ville au-dessus d’un trou. Mentionné à plusieurs reprises, ce trou, situé uniquement de manière vague comme appartenant au « lower part of the island » (p. 173), est associé à un brouillard gris (« gray fog ») et à une menace vague mais constante. Le trou, jamais nommé, jamais déterminé autrement que par ce brouillard, représente une sorte de No Man’s Land, de terre dangereuse : « I realized I hadn’t been so far downtown since the gray fog’s onset » (p. 233). Autant la machine est, par son association à un tigre, personnalisée, dessinée, autant le brouillard apparaît comme un événement sans date, sans début, sans fin, mais aussi sans cause apparente. Les tours ne sont pas, dans Chronic City, détruites. Elles sont seulement, depuis le brouillard, invisibles : « Philippe Petit crossing that impossible distance of sky between the towers, now unseen for so many months behind the gray fog » (p. 430), comme si, advenant la levée du brouillard, elles ressurgiraient.

    Comme avec Let the Great World Spin où la figure de Philippe Petit sert à marquer la distance entre les deux tours, entre le passé glorieux de leur construction et leur absence soudaine, les jours de brouillard, dans le roman de Lethem, rendent visible une rupture dans la vie de la ville, entre l’avant et l’après. Mais Lethem va au-delà d’une simple rupture temporelle. Comme il le fait en mettant en scène le tigre, Lethem utilise le brouillard pour critiquer l’après-11 septembre : « Something happened, Chase, there was some rupture in this city. Since then, time’s been fragmented. Might have to do with the gray fog, that or some other disaster. Whatever the cause, ever since we’ve been living in a place that’s a replica of itself, a fragile simulacrum, full of gasps and glitches. A theme park, really! Meant to halt time’s encroachment. Of course such a thing is destined always to fail, time has a way of getting its bills paid. » (p. 389) La critique de Lethem ne se porte pas sur l’avant-11 septembre. Certes, un changement a eu lieu, dit le personnage, Perkus Tooth, mais c’est depuis le 11 septembre que « nous » vivons dans un monde qui n’est qu’un simulacre, une réplique de lui-même. Un parc thématique, destiné à amusé, à endormir les gens, à les empêcher de voir ce qui se passe réellement, les changements en cours, impossibles à contrer. Si Lethem a, dans ce passage, une vision pessimiste, ce n’est pas tant parce qu’il craint le retour du terrorisme, mais parce qu’on ne peut ruser indéfiniment avec la réalité, elle finit toujours par nous rattraper et demander son dû. Perkus Tooth, sorte de voyant halluciné (drogué et plongé dans son propre brouillard, celui de la marijuana), devient ainsi une Cassandre, annonçant que la fin crainte n’est pas celle qu’on croit, que, voilée, camouflée supposément pour notre protection, elle n’en viendra pas moins et sera alors pire que cette première catastrophe, cette « rupture dans la ville ».

    Aussi sûrement, donc, que Lynne Sharon Schwartz ou Don DeLillo, en attaquant de front les attentats, ont écrit des romans qui s’inscrivent dans la littérature du 11 septembre, avec Lethem, c’est à une autre vision de cette nouvelle littérature qu’on accède : l’événement n’a plus à être nommé, il est en toile de fond, et plane encore sur la ville, comme cette odeur de chocolat, sucrée, qui rappelle l’odeur des corps flottant sur la ville pendant des semaines après les attentats. En rusant avec les figures de l’événement, en les utilisant comme leviers tacites, Lethem construit donc une critique de la mythification du 11 septembre et de ses suites. Il y aurait ainsi une mémoire du 11 septembre dont les auteurs new-yorkais seront peut-être les meilleurs dépositaires.