L’autre soir, dans la salle à dîner du Webster, j’écoutais une dame assez âgée lire une histoire « drôle » trouvée sur le Web. Dans cette histoire, les pilotes de deux avions d’Arabie Saoudite demandaient l’autorisation d’atterrir à Pittsburg. À chaque fin de message avec la tour de contrôle, les pilotes disaient « Praise Allah ». Mais vient un moment où les pilotes d’avion, inquiets, décident de vérifier : « tour de contrôle, vous semblez vouloir nous envoyer tous les deux atterrir en face à face, pouvez-vous confirmer? » Et la tour de contrôle de répondre : « oui, pilote. Dites à votre dieu : Praise Jesus ». C’est drôle, n’est-ce pas, disait la vieille dame de sa voix aiguë.
Je ne lui ai pas dit non. D’abord, je n’étais pas à sa table. Ensuite, je lisais un livre sur l’utilisation du 11 septembre dans la culture américaine, et je me suis dit qu’elle n’apprécierait peut-être pas. Mais cette histoire est venue s’ajouter à la question de la « mosquée à Ground Zero », comme la nomment ses opposants.
Voilà plusieurs semaines que je m’intéresse à cette question, ce centre communautaire musulman qui devrait être construit à deux « blocs » du site du World Trade Center. Chaque jour, j’essaie de formuler quelque chose, mais des discours viennent s’ajouter aux discours, et le problème posé par les opposants à cette mosquée se radicalise. J’allais dire qu’il se complexifiait. Mais cela aurait été une erreur : dans cette histoire, la radicalisation n’ajoute pas des couches, elle simplifie les discours, les ramène à une opposition simple, la même que celle sur laquelle Bush a construit sa politique extérieure : nous contre eux.
Quelques faits, d’abord :
Il existe à New York plusieurs centres communautaires : pour jeunes, pour juifs, pour gais et lesbiennes, pour chrétiens, etc. Ces centres communautaires se partagent la ville paisiblement. Devant chez moi, sur la 34e, il y a une église chrétienne qui sert de refuge, le soir venu, à des itinérants. En marchant vers 7th avenue, je croise un centre communautaire juif. Une île comme Manhattan, où les espaces sont retreints, ne semble pas s’embêter avec des divisions inutiles : la cohabitation se fait, du moins selon ce que j’observe, bien, les uns et les autres se croisent sans animosité.
Comme le rappellent Clyde Haberman et Matt Sledge, la simple appellation « Mosque at Ground Zero » pose de sérieux problèmes : d’abord, ce n’est pas une mosquée, mais bien un centre communautaire dans lequel se trouvera une salle de prière (et une piscine, entre autres). Ce ne sera pas nouveau : il existe déjà de tels endroits dans le Lower Manhattan, et aucun n’a jusqu’à présent, et ce même après le 11 septembre, posé problème. Ensuite, la préposition : « at », à Ground Zero, totalement erronée. Même la petite chapelle St-Paul, juste en face du site du World Trade Center, ne reçoit pas l’appellation « à Ground Zero » : elle est l’autre côté de la rue. L’immeuble de Park Place, lui, demandera à ses visiteurs un détour. Car deux blocs, en langage new-yorkais, c’est déjà assez loin.
Mais voilà, les journalistes titrent leurs articles, les opposants frémissent de joie, et on continue de parler de la mosquée À Ground Zero. Obama est sorti de sa réserve pour répéter qu’il existe aux États-Unis une liberté de religion, et que l’état n’interviendra pas pour gérer l’utilisation d’un lieu appartenant à des intérêts privés. Trois secondes plus tard, les opposants ont rappelé qu’Obama, avec son prénom Hussein, est musulman. Tant pis s’il est chrétien. Avec un prénom comme cela, voyons, il est musulman. Voilà où vont les discours, les raccourcis qu’ils prennent.
Il y a ici des équations désarmantes de simplicité : les terroristes revendiquaient l’Islam, donc tous les musulmans sont des terroristes. Les promoteurs du projet de centre communautaire ne peuvent pas prouver qu’ils ne veulent pas faire l’apologie de la destruction de l’Occident, donc c’est ce qu’ils veulent faire. L’idée que le centre soit conçu non comme un cri de victoire de l’Islam radical mais comme une façon de créer des liens entre les communautés pour diminuer l’islamophobie ambiante ne semble pas être entendue. Bref, on assiste à un dialogue de sourds.
Il y a quelques mois, lors d’une de mes visites au site, j’ai vu un homme s’installer avec son tapis de prière, à la nuit tombée, alors qu’il n’était qu’à deux pas du site. Priait-il parce que c’était l’heure de le faire, ou parce qu’il a perdu quelqu’un dans les attentats? Je ne le sais pas, on ne dérange pas quelqu’un qui prie. Mais il n’était certainement pas en train de se réjouir de la chute des tours. Que les terroristes revendiquent l’Islam comme justification de leurs actes ne fait pas de doute. Mais il ne fait pas de doute non plus qu’il s’agisse d’une lecture, extrémiste, du Coran. Le 11 septembre est-il pour autant le début d’une guerre de religions? Autrement dit, s’il faut croire que l’Islam et le terrorisme sont dans une relation d’adéquation, comme certains le proposent, ne faudrait-il pas commencer à admettre que le Christianisme n’est pas en reste : combien d’églises construites sur des terres conquises, combien de « croisades » faites au nom de la religion dont le but premier était l’expansion d’un territoire? La religion, bref, sert de prétexte.
Les arguments pour et contre le centre communautaire finissent toujours par se résumer à un même argument : ne pas donner raison aux terroristes. Le problème, c’est que l’argument est utilisé par les deux clans : les uns disent que construire un centre communautaire musulman revient à accorder la victoire aux terroristes, à accepter qu’ils placent un drapeau sur une terre conquise par les attentats. Les autres disent que le centre communautaire, en proposant un dialogue entre les religions, serait un pied de nez aux terroristes et à leur discours.
La persistance de la polémique créée par ce centre communautaire, de même que l’envenimement des discours révèlent différents problèmes qui étaient déjà présents :
À qui appartient Ground Zero? Les Américains à l’extérieur de New York ne voient ce lieu que par sa destruction. Mais les New Yorkais, eux, constatent sa reconstruction, jour après jour. Ce n’est pas qu’il y ait négation de la valeur symbolique de l’endroit. Plutôt, que chez les New Yorkais, le lieu n’est pas entièrement investi par le 11 septembre, il est habité par l’avenir également. Et l’avenir passe par la reconstruction de ce quadrilatère.
Quelles sont les limites physiques de Ground Zero? Le quadrilatère du World Trade Center seulement? Ou alors faut-il, comme le suggèrent les opposants du projet, transformer le Lower Manhattan en zone sainte? Mais alors, il faudrait peut-être éliminer les bars, les danseuses nues, etc., les vendeurs de pacotilles, autant de commerces qui, contrairement au centre communautaire, ne semblent pas poser problème.
Et puis, à qui appartient le 11 septembre 2001? À ses victimes? À leurs familles? Aux New-Yorkais? À l’Amérique entière?
Je n’ai pas de réponses, au fond. Des observations. Des liens entre les faits. Je peux ainsi, au-delà de l’anti-islamisme dont souffrent les musulmans modérés des États-Unis, noter que le centre communautaire n’est pas le seul à se heurter à des oppositions fortes qui touchent à la nature et à la fonction de Ground Zero. Ainsi, dans les premiers plans du musée et du mémorial du 11 septembre 2001, les concepteurs avaient inclus un Freedom Center dont la fonction aurait été de permettre une réflexion sur la liberté aux États-Unis mais aussi ailleurs. En bref, une ouverture, afin d’inscrire le 11 septembre dans une perspective historique plus large. Pour sortir de l’exceptionnalisme des discours du 11 septembre qui le présentent comme un fait seul, incomparable dans l’histoire de l’humanité. Ce centre ne verra pas le jour. Il a été torpillé, en grande partie à cause du lobby des familles des victimes qui s’opposait à ce qu’il ne soit pas question uniquement du 11 septembre.
Je dirai donc seulement ceci, pour conclure : n’est-il pas particulièrement significatif qu’au bout du compte, le supposé respect des victimes soit utilisé à toutes les sauces, mais rarement pour la paix? Que chaque effort d’ouverture, chaque tentative pour proposer du 11 septembre 2001 une vision plus large, chaque initiative qui permettrait de comprendre le monde à partir du 11 septembre et le 11 septembre à partir du monde, devienne l’objet d’une lutte de pouvoirs qui le dénature, le souille?