Les trois fillettes avançaient en formation, bras liés, démarche pratiquement militaire. 1, 2, 3, et 1, 2, 3. Leurs souliers ne claquaient pas, mais c’est tout juste. À elles seules, elles prenaient presque toute l’allée, forçant les autres marcheurs à s’écarter sur leur passage. Elles devaient avoir 13 ou 14 ans. Pas vraiment plus. Elles se ressemblaient, visages presque identiques, cheveux ramassés en une queue de cheval qui, guillerette, trônait presque sur le sommet de leur tête, leur donnant un petit air de cheval de parade. La comparaison n’était pas tout à fait mauvaise. Après tout, elles étaient vêtues de manière totalement identique. Je sais ce que vous penserez, que les jeunes suivent les modes, qu’elles s’achètent des vêtements dans les mêmes magasins et qu’il est inévitable qu’elles se ressemblent. Effet de proximité. Mais ce n’était pas seulement un effet de mode: de la jupe, blanche à minuscule pois roses, à la blouse, blanche à petits plis, jusqu’aux chaussures, blanches évidemment et la boucle autour de la queue de cheval, les trois fillettes avaient choisi d’être entièrement, totalement et sans compromis identiques.
Un moment, il me vint à l’idée qu’elles étaient peut-être triplettes. Cela aurait expliqué certaines choses. Mais aucun parent devant ou derrière. Les fillettes s’arrêtèrent en bloc devant la balustrade, le dos à la statue de la Liberté, souriant de manière égale à la caméra que celle du milieu produisit et tourna vers elles.
Il me troublait de penser que ces fillettes choisissaient volontairement de ressembler à une pieuvre à trois têtes. Que se passait-il derrière cette uniformité? L’une d’elles rêvait-elle parfois de se séparer des deux autres, de se défaire d’elles comme d’une entrave? Se brimaient-elles pour être si identiques? Ou alors étaient-elles privées à tel point d’une personnalité qu’il leur semblait n’exister qu’ainsi, en groupe de trois? Que se passait-il le soir lorsqu’elles rentraient chez elles et retrouvaient leurs vies disparates?
Je les regardais, incapable de ne pas les voir, de ne pas les imaginer. Je les enviais un tout petit peu, pour la certitude de leurs pas dans la ville, pour cet effet de groupe rassurant que je n’avais pas connu, moi la fillette seule perdue dans ses livres et tous les secrets que je devais garder. Puis, l’instant d’après, je me disais que le moment où l’une d’elles se déferait de l’emprise des autres serait comme un divorce. De quoi auraient-elles l’air, sinon, à 30, 40, 50 ans, marchant toujours bras dessus bras dessous, triplettes niant leurs personnalités propres?
Je n’avais pas de réponse, sinon qu’il était temps de rentrer.