La main, le souffle
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  • janvier3rd

    Au moment de construire le mémorial, le placement des noms des victimes a suscité de grands débats: s’il ne faisait aucun doute que les victimes devaient être nommées, une après l’autre, leur nom gravé dans la pierre, peut-être pour qu’elles soient enfin visibles en tant que personnes distinctes, il reste que l’organisation des noms n’allait pas de soi. Différentes options existaient: par ordre alphabétique, par étage, par compagnie, de manière aléatoire, pour ne nommer que les plus évidentes. Chacune de ces options présentait toutefois des problèmes: l’ordre alphabétique ne permettait pas dans tous les cas de rapprocher des personnes liées (conjoints, mère/fille, etc.). La disposition par étage ne pouvait pas tenir compte des gens visitant les tours, ou se trouvant dans les avions. Le regroupement par compagnie posait le problème des affinités: des gens, par exemple, détestant leur emploi, ou leurs collègues, se seraient ainsi retrouvés liés à jamais à ce qu’ils n’avaient eu de cesse de quitter. L’ordre aléatoire était tout aussi inacceptable, bien évidemment, parce qu’il aurait éliminé les liens entre les gens, et la distinction entre les deux tours. Les représentants des premiers répondants (pompiers, policiers, ambulanciers) tenaient à ce que les leurs soient regroupés, présentés à part, pour souligner leur sacrifice.

    Après de multiples rencontres, la décision fut prise de fonctionner par des regroupements: employés d’une même compagnie, collègues, amis, membres d’une même famille. Chaque représentant des familles des victimes pouvait indiquer, le cas échéant, s’il souhaitait que le nom de son défunt soit gravé à côté de celui d’une ou de personnes précises. Il fut décidé de respecter dans la mesure du possible l’emplacement (tour nord et tour sud), et comme il y avait moins de victimes dans la tour sud, de graver sur le parapet de ce bassin les noms des premiers répondants, des passagers des avions, de même que des victimes de l’attentat de 1993.

    Mais que faire avec ces victimes qui se sont retrouvées par hasard sur les lieux, qui « traînaient » par là ou sont accourus pour venir en aide aux habitants des tours? Et surtout, que faire avec les « cas problèmes »: ceux pour lesquels on ne dispose que de peu d’informations, ou ceux qui, par leur nom, par leur fonction, présentent un dilemme? C’est le cas de Mohammad Salman Hamdani. Cadet de la police (donc encore en formation), Hamdani s’est précipité sur les lieux des attentats pour venir en aide aux victimes et a été retrouvé sous les débris de la tour nord. Il n’est pas le seul dans ce cas. Mais la situation se complique lorsqu’on considère deux faits: d’une part, toujours en formation, Hamdani n’appartenait à aucun corps policier. Il était un premier répondant civil, un bon samaritain. D’autre part, de par son nom, son origine, Hamdani inquiétait. Il est d’ailleurs à noter que pendant que sa famille le cherchait désespérément, des enquêteurs placardaient dans son quartier des affiches le déclarant suspect: dans le contexte de l’après-11 septembre, alors que les musulmans et toute personne pouvant être à tort ou à raison identifiée comme arabe étaient d’emblée considérés comme des terroristes en puissance, la disparition d’un musulman dans les attentats ne pouvait, croyaient certains, qu’être louches.

    Après un moment, pourtant, Hamdani fut salué comme un exemple de l’Amérique: le héros malgré lui, l’Américain sacrifié.

    Malgré les pressions, toutefois, le nom d’Hamdani ne fut ni placé sur la tour nord, ni avec les premiers répondants. Son nom, comme l’explique Sharon Otterman dans le New York Times, « appears on the memorial’s last panel for World Trade Center victims, next to a blank space along the south tower perimeter, with the names of others who did not fit into the rubrics the memorial created to give placements meaning ».

    Ce qui heurte la famille, dans cette histoire, c’est cette impression qu’après avoir été récupéré comme une figure de l’héroïsme américain, après tous les beaux discours sur son sacrifice, Hamdani est à nouveau rejeté, exclu, tout comme, dans les premières semaines, il n’a pas été considéré comme une victime à part entière (étant soupçonné, par son nom seul, d’être lui aussi terroriste). Ce qui dérange, c’est ce jeu, entre l’appropriation et l’abandon. Pourtant le reconnaître comme un premier répondant lorsque c’est utile, l’enterrer avec les honneurs faits aux secouristes quand ça fait « beau », quand c’est de bon ton, et utiliser son nom dans le Patriot Act pour parler d’Américains musulmans de « qualité », aurait dû donner à Hamdani une petite chance.

    Mais la question est aussi ailleurs: il n’y a pas de place, sur le mémorial, pour reconnaître le courage des civils qui, au péril de leur vie, se sont précipités sur les lieux, ou sont restés sur les étages pour porter secours aux gens pris dans les tours. Alors que les pompiers sont salués comme des héros (ce que je ne remets pas en cause), il n’en demeure pas moins que ces quelques hommes et femmes, souvent peu ou pas formés pour la tâche qu’ils ont entrepris, ont permis à plusieurs de s’échapper. Le FDNY et le NYPD ont exercé beaucoup de pressions sur le comité de construction du mémorial. Ils n’ont pas eu trop de problème à être entendus. Mais les familles des gens comme Hamdani, elles, n’étaient pas à la table de discussion: elles n’étaient ni assez puissantes, ni assez importantes pour être entendues, à partir du moment où les officiels ont jugé qu’ils avaient suffisamment récupéré le sacrifice de Hamdani. Et Hamdani a été oublié, rejeté, lorsqu’il n’y a plus eu de caméras pour voir un représentant du gouvernement les larmes aux yeux, ou un représentant du NYPD saluer le courage d’un civil.

    Au bout du compte, ce que ce billet essaie de dire sans trop y parvenir, c’est peut-être que tous les beaux discours d’unité, après les attentats, sont disparus aussi vite que le « plus jamais » après la seconde guerre mondiale. Comme le rappelait Semprun, après la fermeture de Buchenwald, de l’autre côté d’une forêt, un autre camp de concentration, cette fois pour des prisonniers de guerre russe, si je me souviens bien, fut construit. Mais tant que personne ne voit ce qui se passe, est-ce que cela arrive vraiment?

  • décembre11th

    À quel moment les images des tours en flammes s’effaceront-elles de nos esprits? à quel moment cesserons-nous, devant un gratte-ciel, d’envisager la possibilité de sa chute? Suis-je seule, depuis le 11 septembre 2001, à ne plus croire à cette « éternité » qu’on a longtemps associée à l’architecture, ces traces qu’on retrouve parfois longtemps après la disparition des peuples qui ont pensé, construit et habité un espace?

    Si les temps actuels nous apprennent quelque chose, c’est peut-être que les vieux dictons ne tiennent pas la route: les écrits restent, certes, mais plus sous leur forme papier. Et les gratte-ciels, eux, peuvent disparaître, rapidement, en quelques minutes. Je suis sûre que Minoru Yamasaki, cet architecte qui a pensé et construit les tours de New York, ne pensais pas qu’elles disparaîtraient aussi rapidement, en moins de 30 ans. Il imaginait sûrement laisser sa trace sur la ville, longtemps après sa mort.

    J’envie les Anciens, ceux dont on explore les ruines dans les déserts d’Égypte et d’Afrique. Leurs moyens étaient certes plus limités que les nôtres, mais leur travail d’artisan, lui, a dépassé les attentes. Et les attentats.

    Bref. Ce long préambule nait d’une question simple: à quel moment les images des attentats cèdent-ils le pas, dans nos esprits? La firme néerlandaise MVRDV vient de dévoiler un rendu pour « The Cloud », 2 tours résidentielles qui seront construites à Seoul. Les deux tours, aux formes géométriques simples et proches des tours du World Trade Center, présente toutefois, au trois quart de leur hauteur, « le nuage » à proprement parler, qui vient les unir et qui sera un espace atrium. C’est beau. Intéressant. Mais cela rappelle, résolument et sans aucun doute (au moins dans mon esprit), les tours en feu, voire plus précisément les explosions mêmes: cette boule de feu qui a envahi la surface de la tour, transformant les lignes dures en leur ajoutant cette sphère aux contours changeants.

  • octobre18th

    Pendant près d’un an, j’ai habité une maison de New York où de jeunes femmes comme moi débarquaient, d’un peu partout à travers le monde, pour quelques mois ou pour une période indéfinie. De temps à autres, au repas du soir, j’entendais une nouvelle venue raconter qu’elle avait été à Ground Zero. Et puis?, demandaient ses compagnes. «Y a rien à voir!» Après un moment, parce que je fréquentais le site depuis assez longtemps, j’ai commencé à conduire certaines de ces femmes à Ground Zero. Ground Zero qui n’est plus le trou qu’il a été, mais un immense chaniter de construction. Pour le comprendre, pour le lire, il faut tout à la fois pouvoir imaginer les tours et l’ensemble du complexe, et leur destruction, les explosions, les effondrements, les gens courant, poursuivis par un nuage de destruction. De Ground Zero, il ne reste finalement rien, aujourd’hui, et je peux comprendre la déception de ces femmes: de l’extérieur de New York, on pourrait croire que New York est restée comme elle l’était le 11 septembre 2001, quand les tours eurent fini de tomber.

    Je travaille présentement sur les images de l’après-11 septembre qui montrent les gens regardant l’absence des tours. Et je me débats avec l’article, parce que s’emmêlent dans ma pensée différents aspects: que cherchaient ces hommes et ces femmes qui, bravant les interdits, les barricades, les odeurs, la fumée, se sont présentés dès le 12 ou le 13 septembre 2001 pour voir de leurs yeux la destruction? Certains photographes (Bubriski, Simon) ont appelé cela un pélerinage. Je comprends. Ground Zero, immense fosse commune, où s’emmêlèrent tout à la fois les victimes, les secouristes et les terroristes, où se retrouvèrent fusionnés les outils de la destruction et ceux de la vie quotidienne, les box cutters et les ordinateurs, les tapis et les cheveux, Ground Zero peut être vu comme «hallowed ground», terre sacrée. Le pélerinage prend donc son sens là, dans ce mouvement d’individus qui, pour appréhender une nouvelle réalité, se rejoignent et forment une communauté silencieuse. Mais était-ce vraiment aussi pure que cela? Car parler de pélerinage, c’est sanctifier tout à la fois le lieu et ses visiteurs, c’est interpréter les gestes posés par ces hommes et ces femmes en leur donnant un sens qui est peut-être loin de leurs véritables motivations. Dès les premiers jours, des bibelots, des souvenirs, des photographies sont apparues dans les rues de New York. Marchandisation de la destruction. Les hommes et les femmes derrière les barricades étaient-ils des pélerins ou des «touristes de l’histoire», comme l’explique si bien Marita Sturken? Et les photographes, que faisaient-ils là? Se réclamant d’un désir de préservation de l’histoire, ils déclarent (Steve Simon, Kevin Bubriski et Olivier Culmann) qu’ils sont là pour préserver les émotions des visiteurs du site. Préserver l’émotion, ou le choc? Après tout, les trois cessent leur entreprise à partir du moment où il n’y a plus grand chose à voir. À partir du moment, donc, où pour comprendre véritablement l’impact du 11 septembre sur le bas Manhattan, il faut faire un effort d’imagination qui «souille» le pélerinage, le rend normal. Quelle différence y a-t-il entre ces hommes et ces femmes et ceux qui, aujourd’hui, arrivent près du site et se font prendre en photo devant des bannières montrant le futur World Trade Center 1? La mission de préservation consiste-t-elle à préserver non pas tant la contemplation que le choc? Car la question, ou l’hypothèse, est la suivante: en montrant celui qui regarde plutôt que ce qu’il regarde, les photographes, même s’ils négocient à la fois avec l’irreprésentable (par manque ou par censure) et l’inaccessible, ne font pas acte innocent en concentrant la représentation sur l’affect plutôt que sur les faits et participent dès lors à la création et au maintien du 11 septembre comme trauma historique.

    Mon problème est le suivant: comment dire tout cela sans nécessairement faire de procès d’intention? Si, comme le suggèrent Sontag, Klein et tant d’autres, le maintien du choc sert à faire accepter des politiques qui seraient normalement rejetées, si autrement dit le choc permet de maintenir un état d’exception, est-il possible d’éviter une réflexion sur le rôle de ces photographies dans l’imaginaire du 11 septembre?

    Comme les copines qui ne voyaient rien parce que ce qu’il y avait à voir était de l’ordre de l’invisible, de l’imaginaire (de ce qui avait été, de ce qui avait eu lieu), les photographies sur lesquelles je travaille présentement ont besoin d’une légende, et pourtant n’en ont pas. Mais tout est dans la légende, et il serait possible d’interpréter la plupart de ces photographies autrement. Je reviens souvent à la photographie de Thomas Hoepker qui montre un groupe de jeunes adultes avec en arrière-plan les ruines fumantes du World Trade Center. Hoepker a résisté à l’envie de publier l’image pendant longtemps, parce qu’elle n’allait pas avec le sentiment général. Pour dire les choses honnêtement, les hommes et femmes de cette image semblent détendus, comme s’ils ne voyaient pas, ou n’étaient pas touchés par, ce qui continue à fumer derrière eux. La photographie a été interprétée par Rich comme la preuve que les jeunes ne se souciaient pas vraiment de l’événement, que l’événement n’avait pas eu tant d’impact que cela. Et l’un des jeunes de répondre que non, ce n’est pas vrai, qu’ils parlaient justement de l’événement. Ce que cette image et le débat l’entourant révèlent (et ce n’est pas si étonnant), c’est que la photographie sans légende est une surface sur laquelle il est possible d’imposer un sens. Elle est lisible, donc interprétable. Que les jeunes de la photographie de Hoepker aient été profondément troublés par l’événement n’est pas visible, parce que leur disposition ressemble davantage à un moment de détente. Le photographe, l’éditeur, le critique, peuvent dès lors réinterpréter l’image, lui faire dire tout et n’importe quoi.

    Tel est le problème que j’ai avec les photographies sur lesquelles j’essaie sans succès de travailler depuis des mois: sans légende autre qu’un contexte large (elles ont été prises entre septembre 2001 et mars 2002, autour du site appelé Ground Zero, site dont les frontières sont d’ailleurs mouvantes), je peux, comme les photographes, comme les critiques, leur faire dire n’importe quoi. Je peux les interpréter comme la préservation d’un pélerinage autant que comme la trace d’un rapport à l’histoire trouble, où le témoin/spectateur est à la fois pélerin et consommateur d’une histoire dans laquelle il souhaite s’inscrire même si l’événement est clos. Et là se trouve le noeud de l’article. Et son enjeu.

  • octobre6th

    Il ne fait plus aucun doute que les attentats du 11 septembre 2001 aient constitué pour plusieurs un moment de rupture important, certains y voyant la naissance du 21e siècle et du troisième millénaire. Charnière, l’événement ne pouvait faire autrement que de l’être : les États-Unis étaient attaqués sur leur sol, là même où le pouvoir est en jeu, par le commerce dans les tours du World Trade Center et la force militaire au Pentagone. Dix-neuf terroristes, formés dans les écoles d’aviation des États-Unis, réussissaient à détourner quatre avions et à les transformer en missiles, atteignant des symboles de la force des États-Unis sans que ces derniers aient le temps de répliquer. L’attaque, rythmée par l’écrasement des avions et l’effondrement des tours, s’est déroulée en 102 minutes, comme un blockbuster, et a été diffusée en direct à la télévision.

    L’événement ne serait pas le même sans sa diffusion. Dans les jours et les mois qui ont suivi, les médias ont diffusé de manière répétitive des images de l’événement, cristallisant la représentation des événements en une série d’icônes : l’homme qui tombe, les papiers tombant, le nuage de débris, l’explosion de l’avion dans la tour sont autant d’images qui, transformées en tropes, traversent les représentations du 11 septembre, que ce soit en littérature, en arts visuels ou au cinéma. Marianne Hirsch, dans un article de 2003 sur les images iconiques du 11 septembre, demandait : « What elements determine this process of reduction and iconization? And in what ways will this process be in fact determined by aesthetic factors? »

    Dix ans après les attentats, le moment semble tout indiqué pour relancer cette question afin de voir comment les arts ont répondu à l’événement, l’ont intégré ou n’ont pas réussi à le faire de manière satisfaisante, comme c’est le cas avec le cinéma main stream qui, après World Trade Center d’Oliver Stone, s’est contenté d’évoquer l’événement de manière plus ou moins lointaine.

    Ce colloque, qui fait suite aux colloques Fictions et images du 11 septembre 2001 (UQAM-2007) etRegards croisés sur le 11 septembre (Aix-en-Provence, 2010), propose de s’arrêter à l’impact des attentats du 11 septembre en art. Dix ans après, comment le cinéma, le théâtre, les arts visuels et la littérature négocient-ils avec l’événement? Que les œuvres le fassent sur le mode mineur de l’évocation ou en situant les attentats au centre de l’œuvre, quelles images utilisent-elles? Partant de la prémisse que le 11 septembre marque, dans les faits, la naissance d’un mythe d’origine du 21e siècle, comment s’effectue dans la création même ce passage de la fictionnalisation à la mythification? Quelles figures, quelles représentations sont choisies? Quelles figures sont, au contraire, rejetées, négligées, alors qu’on les croyait centrales après les attentats?

    Le colloque, organisé conjointement par ERIC LINT (UQAM) et le LERMA (Aix-en-Provence), aura lieu à l’Université du Québec à Montréal, vendredi 7 octobre et samedi 8 octobre 2011, Salle D-R200, (entrée par le 315, rue Ste-Catherine Est).

    Organisation scientifique : Annie Dulong, Bertrand Gervais et Alice van der Klei


    Programme du colloque

    vendredi 7 octobre 2011
    D-R200 (UQAM)
    8h45     [accueil]

    9h15     Bertrand Gervais [mot de bienvenue]
    9h20     Annie Dulong [introduction]

    Séance 1
    Présidente de séance : Annie Dulong (New School, New York)

    9h30   Sylvie Mathé (Université de Provence, LERMA ): « La figure du terroriste comme l’Autre »

    10h00 Lambert Barthélémy (Université de Poitiers) : « La question volée »

    10h30 [pause café]

    11h00 Julien Fragnon (Université de Lyon – Laboratoire Triangle (UMR 5206 CNRS)) : « Le 11 septembre 2001 dans les œuvres de fiction : la construction d’un nouveau monde »

    11h30 Carolina Ferrer (Université du Québec à Montréal) : « Le 11 septembre 1973 : raconter l’indicible, fictionnaliser les faits »

    12h00 [dîner]

    Séance 2
    Président de séance : Bertrand Gervais (Université du Québec à Montréal)

    14h00 Mélanie Gélinas (Université du Québec à Montréal) : « Philippe Petit funambule : tour à tour, le 11 septembre 2001 »

    14h30 Lucie Roy (Université Laval) : « Sur le 11 septembre et l’enveloppement mutuel de la fictionnalisation de l’Histoire et de l’Historicisation de la fiction »

    15h00 Mathieu Duplay (Université Paris 7) : « He Was The Apple of My Father’s Eye » : poétique de l’élégie dans On the Transmigration of Souls de John Adams »

    15h30 [pause café]

    16h00 Anne-Marie Auger  (Université de Montréal) : « Esthétique et  »culture populaire du désastre » dans le Falling man de Richard Drew »

    16h30 Richard Phelan (Université de Provence, LERMA) : « Performing Man : création visuelle dansFalling Man de Don DeLilllo »

    17h30 [Cocktail]

    samedi 8 octobre 2011
    D-R200 (UQAM)
    Séance 3
    Présidente de séance : Joanne Lalonde (Université du Québec à Montréal)

    9h30 Sophie Vallas (Université de Provence, LERMA) : « A Tale of Two Towers »: les tours jumelles et et leur pérénité littéraire et iconographique »

    10h00 Gabriel Tremblay-Gaudette (Université du Québec à Montréal) : « Illustrer l’indicible »

    10h30 Elizabeth Zahnd (Francis Marion University) : « Le 11 septembre sous les feux de la rampe : un one man show sur la terreur »

    11h00    [pause café]

    11h30 Alexandre Manuel (Université de Franche-Comté) : « L’image-événement ou la prééminence des vidéos d’amateurs »

    12h00 Thomas Schmidtgall (Université de la Saare) : « Entre catharsis classique et film de propagande nationaliste » – Hollywood et le 11 septembre dans la critique européenne.

    12h30 [dîner]

    Séance 4
    Présidente de séance : Alice van der Klei (Université du Québec à Montréal)

    14h00 Katharina Niemeyer (Université de Genève) : « De la fiction au réel et du réel à la fiction : les facettes télévisuelles du 11 septembre 2001 »

    14h30 Julien Bringuier (Université d’Avignon/Columbia University) : « Le sujet assailli : logique du traumatisme dans le roman américain sur le 11 septembre »

    15h00 Vanessa Besand (Université de Bourgogne) : « Art de l’ellipse et de l’allusion dans les nouvelles et romans américains contemporains : vers une re-sémantisation du 11 septembre »

    15h30 [pause café]

    16h00 Bertrand Gervais (Université du Québec à Montréal) [Synthèse et clôture du colloque]

    Liste des conférenciers et des participants
    Anne-Marie AUGER  (Université de Montréal)
    Lambert BARTHELEMY (Université de Poitiers)
    Vanessa BESAND (Université de Bourgogne)
    Julien BRINGUIER (Université d’Avignon/Columbia University)
    Annie DULONG (New School, New York)
    Mathieu DUPLAY (Université Paris 7)
    Carolina FERRER (Université du Québec à Montréal)
    Julien FRAGNON (Université de Lyon)
    Mélanie GELINAS (Université du Québec à Montréal)
    Bertrand GERVAIS (Université du Québec à Montréal)
    Joanne LALONDE (Université du Québec à Montréal)
    Alexandre MANUEL (Université de Franche-Comté)
    Sylvie MATHÉ (Université de Provence, LERMA )
    Katharina NIEMEYER (Université de Genève)
    Richard PHELAN (Université de Provence, LERMA)
    Lucie ROY (Université Laval)
    Thomas SCHMIDTGALL (Université de la Saare)
    Gabriel TREMBLAY-GAUDETTE (Université du Québec à Montréal)
    Sophie VALLAS (Université de Provence, LERMA)
    Alice VAN DER KLEI (Université du Québec à Montréal)
    Elizabeth ZAHND (Francis Marion University)

    Pour lire les résumés et voir le communiqué de presse et l’affiche, visitez le site web du Lower Manhattan Project.

  • septembre15th

    J’étais à New York lorsque Barack Obama a annoncé la mort de Ben Laden. Avec des copines, malgré l’heure tardive, je suis partie voir sur Times Square ce que les Américains feraient de l’annonce. Moins de 40 minutes après le discours d’Obama, Times Square était déjà rempli: des hommes, des femmes, des appareils photos et des drapeaux. Oui, les drapeaux étaient en vente si rapidement que cela. Sur la place, des chants ont surgi: U.S.A., U.S.A. C’étaient des chants de victoire, ils me rappelaient les cris d’un aréna pendant un tournoi d’hockey, lorsque j’étais plus jeune. Ou ces multiples images des victoires des Canadiens, à Montréal. J’ai craint, un peu, les débordements, le vandalisme, les émeutes, mais l’humeur, ce soir là, était à la fête. De temps à autre, quelqu’un apparaissait qui ne savait pas pourquoi tout ce monde, tout ce bruit, un dimanche soir bien ordinaire. Il y avait alors quelqu’un dans la foule, heureux de partager la « bonne nouvelle ».

    Je ne pouvais m’empêcher de me dire que ces cris, ces hourras, ces célébrations, les Américains étaient les premiers à la décrier lorsqu’ils les voyaient chez leurs ennemis. Que pensait-on, de l’autre côté du monde, de cet assassinat ciblé d’un chef de guerre? À quelles conséquences s’exposaient les États-Unis? N’était-ce pas d’inciter à la violence que de célébrer de la sorte? Mais ce soir-là, l’humeur n’était pas à la réflexion, ni à la mise en perspective. Pour les New Yorkais, la mort de Ben Laden représentait la fin d’un cycle.

    Il était inévitable que cela arrive, j’aurais dû le prévoir: soudain, devant moi, j’ai vu un camion de pompiers. Les hommes, assis sur le toit, le long de l’échelle, souriaient, devenus les vainqueurs que chantait la foule. Plus que les Navy Seals ayant conduit l’opération, les héros de la mort de Ben Laden étaient, pour les gens massés sur Times Square, les pompiers.

    Ce que l’acteur Rob Lowe faisait là, assis avec les pompiers, je ne l’ai jamais su. Peut-être avait-il ce soir-là besoin d’être applaudi. Allez savoir.

    Je continuai à regarder autour, à photographier les gens qui photographiaient les pompiers. J’avais l’impression, la certitude, de voir là non pas un événement historique, mais des gens déterminés à faire de l’événement un événement historique. Pourtant, ce n’était pas tout à fait ça qui avait retenu mon attention.

    Je n’étais pas sûre de ce que j’avais vu. L’imaginaire américain a tellement d’affection pour ses images iconiques, tend tellement à les reproduire d’une manière en apparence inconsciente (un imaginaire inconscient est un drôle de concept…), que j’ai d’abord cru à une illusion. Il faut dire que je travaillais depuis un bon moment sur ces images qui ne cessent de surgir, sur ces échos entre les temps et les moments historiques, sur cette reprise des images dans les romans. J’ai donc pensé d’abord à un « trick of the mind », un de ces faux échos qui, lorsqu’un peu de temps a passé, ne tiennent pas la route. Les photographies sont restées sagement dans mon ordinateur, attendant que je revienne à elles, attendant que je sois sûre, en les retrouvant, de ce que j’avais entrevu.

    Mon cher ami Eric Lint s’intéresse aussi aux échos, aux rimes entre les événements, mais ce sont d’autres échos qui l’interpellent. Dans un texte, paru ce septembre dans un collectif que j’ai eu la chance d’éditer, Eric Lint/Bertrand Gervais s’interroge sur une sculpture construite à partir d’une photographie de Ebbets prise pendant la construction du Rockefeller Center. Fasciné par la photographie de Ebbets qui montre 11 hommes lunchant sur une poutre, très haut dans le ciel, comme s’ils ne risquaient de tomber, Bertrand a tenté d’en faire un roman. Puis le 11 septembre. Et une visite à Ground Zero. Où il tomba, interdit, sur une image inimaginable : près de la passerelle où, dès le 30 décembre 2001, il fut possible de jouer les touristes pour voir la destruction, Bertrand vit la sculpture faite à partir du cliché de Ebbets. Devant la sculpture, le sculpteur. Dans les mains du sculpteur, l’image d’Ebbets. Et devant le sculpteur, un photographe, immortalisant, au pied des ruines, à la fois l’œuvre, l’image du sculpteur, et sa filiation. Bertrand écrit : « L’image engage ensuite à un étonnant parcours temporel, depuis le passé lointain de l’érection du Rockefeller Center et le passé récent de l’écrasement des tours du World Trade Center, jusqu’au présent inattendu de ma présence en ce lieu, après une matinée de déambulations. Quelles cordes a-t-il fallu nouer toutes ces années pour faire en sorte que cette situation se réalise? Que je sois là, à ce moment précis, et que mon regard se porte là, à cet endroit précis où les nœuds forment des boucles? »

    J’avais lu ce texte, plusieurs fois, par intérêt mais aussi parce que je voulais l’inclure dans le collectif. Et puis, un soir de mai, je me suis rendu sur Times Square. On venait d’annoncer la capture et l’assassinat de Ben Laden. À la veille du dixième anniversaire des attentats de 2001, alors que je me consacrais entièrement à mon travail sur les répercussions de l’événement en fiction (et dans ma propre pratique), ce moment était aussi inespéré qu’incontournable. Sur Times Square, l’imaginaire américain s’agitait, à coups de cris de victoire, U-S-A, de chants patriotiques, de drapeaux et de prises de clichés. Et les pompiers jouaient le rôle qui leur revenait : dans l’imaginaire héroïque américain, les pompiers sont au 11 septembre ce que les travailleurs comme ceux saisis par Ebbets étaient aux années 1920 : l’avenir, la force. C’était leur moment, pouvait-on penser, après que ces pompiers aient perdu tant de leurs camarades dans les attentats, et après que plusieurs se soient retrouvés aux portes de la mort pour avoir passé autant de temps à chercher dans les débris de minuscules fragments de corps humains. Assis sur l’échelle de leur camion, les pompiers, bien cordés, accueillaient l’hommage qui leur était fait. L’ennemi numéro 1, le seul visage de l’ennemi connu, venait de disparaître. Dans l’imaginaire américain, cela se traduisait par une victoire, peu importe ce que cela pouvait signifier en termes d’avenir ou de politique internationale.

    J’ai pris quelques photos. Je suis demeurée hantée par ces pompiers.

    *

    En arrivant à New York, ce septembre, à la toute veille de la commémoration des attentats, la navette qui me conduisait à l’hôtel a remonté Broadway. La journée avait été dure, mon vol retardé de deux heures, et le parcours de l’aéroport jusqu’à Manhattan me prendrait un peu plus de deux heures. New York m’accueillait en me faisant mériter mon arrivée, en se rappelant à moi à coups de klaxons et de bouchons de circulation. J’avais faim, j’étais fatiguée, et si j’accueillais avec plaisir mon retour à New York, j’avais hâte de ne plus être dans cette navette.

    Je regardais partout. Et puis voilà que je l’ai vue. Installée sur un camion en plein Broadway, dans Soho, la sculpture qui a tant fasciné Bertrand était revenue, invitée par l’anniversaire qui s’en venait. J’ai vu quelque chose, ces rimes dont parle Bertrand, puis la camionnette a continué son chemin.

    Après, ce n’était qu’une question de temps pour que je fasse les liens. Je suis revenue sur Broadway, lorsque la mousson des premiers jours de mon séjour fut passée. La sculpture était encore là, le sculpteur vendait de petites reproductions, des images, des bibelots. De face, je la trouvais moins puissante que l’image d’Ebbets.

    J’ai traversé la rue. Je ne voyais pas ce que j’avais cru voir. Et puis là, alors que les hommes lunchant en haut du Rockefeller Center me faisaient dos, j’ai compris. Ce n’était pas la présence de Rob Lowe qui m’avait troublée. Pas plus que c’était l’image de Ebbets reprise par le sculpteur. C’était le point de rencontre de deux moments historiques distincts, réduits à une seule image qui se répète.

    11 pompiers, posant pour la foule. Je les ai comptés: ils étaient 11, comme dans la photographie d’Ebbets. Eux aussi, en hauteur.

    Alors voilà. En 2011, quelque part sur Times Square, les événements se mettaient encore une fois à rimer entre eux. La photographie de Ebbets s’agitait, derrière ces pompiers, derrière la sculpture de Furnari, elle continuait de déterminer un parcours, de déclarer des vainqueurs et des héros. Et comme mon ami Bertrand, j’avais été là, au bon moment, pour voir l’image répéter son histoire.

  • août23rd

    J’ai passé 9 mois à New York, avec comme paysage tous les jours l’Empire State Building. J’ai suivi, par l’observation de l’ESB, la météo: on mesurait le sérieux de l’orage par l’étendue de la disparition de l’immeuble (seulement la cime, ou jusqu’à l’observatoire, ou plus bas encore), on saluait le coucher du soleil en voyant le rose envahir la façade de l’immeuble.

    C’était la même chose, évidemment, pour le World Trade Center, ses surfaces reflétant la lumière, sa cime disparaissant dans les nuages comme dans la photographie choisie pour orner la couverture de Falling Man, de DeLillo.

    Après le tremblement de terre qui vient de secouer la côte est des États-Unis sans conséquences catastrophiques, Amy Davidson du New Yorker réfléchit à ce qui fait tomber les gratte-ciels et s’interroge: « We are headed to the anniversary of September 11, 2001, for which we will doubtless be reminded many times how disastrous the beauty of that day, blue and bright, was for all of us: might the hijackers, with their limited flight experience, have missed at least one of the towers against a cloudier, uglier sky? » Peut-être ne cessera-t-on jamais de s’interroger sur la signification et le rôle de ce ciel bleu dans la « création » du 11 septembre 2001: le 11 septembre joue-t-il un si grand rôle dans l’imaginaire contemporain justement parce que ses images, le rouge des explosions contre l’immense bleu du ciel, sont aussi spectaculaires que belles? Que ce serait-il passé s’il avait plu, ou si, comme cela arrive souvent à tous les grattes-ciels de New York, les tours avaient été avalées par le brouillard? Les terroristes auraient pu rater leur cible. Les caméras auraient pu ne pas pouvoir montrer les tours en feu. Quelle mémoire garderait-on de l’événement sans la force de ses images?

    L’expression « Out of the blue », inspirée directement de ce ciel bleu, témoigne aussi d’autre chose: le côté imprévisible des attentats, voire gratuit et arbitraire. Out of the blue, cela veut dire aussi qu’il faisait trop beau pour que la catastrophe se produise, et, par extension, que ceux qui peuplaient les tours étaient trop innocents pour que l’attaque soit justifiée. Out of the blue, comme ces « acts of God », tremblements de terre, inondations, tsunamis, ouragans, comme toutes ces fois où la force de l’homme échoue à contrôler la force de la nature. Mais le 11 septembre n’est pas un « act of God ». Il n’est pas non plus un « act for god ». Le 11 septembre, qu’on veuille l’admettre ou non, est la conséquence de politiques, d’actes de guerre, d’actes colonisants, de frustrations réelles ou imaginées, de peurs, de luttes vieilles de 50, 100, 200 ans. Tout comme ces « acts of God » qui, souvent, résultent de l’empreinte de l’humain sur son environnement.

    Ce qui est étonnant, dit un auteur dont je ne me souviens plus du nom ni du livre à l’instant, ce qui est étonnant, ce n’est pas que cela ait eu lieu, mais bien que cela ait eu lieu à ce moment-là, avec ces conséquences-là. Je ne fais pas de la politique ici, ni ne souhaite défendre ou justifier qui ou quoi ce soit. Je dis seulement que la propension de l’humain, depuis aussi longtemps que l’histoire peut le raconter, a été de travailler très fort à s’auto-détruire, à lutter pour un bout de terrain, pour la main d’une femme, pour des raisons qui nous paraissent, avec le recul de l’histoire, n’être pas des raisons. Le 11 septembre n’était donc pas « out of the blue ». Même s’il a fait cruellement beau, ce matin-là.

  • août10th

    Ce blog se repose depuis mon retour de New York, et le début de vacances bien méritées. Le roman paraîtra dans trois semaines, l’automne s’annonce chargé, mais entretemps, je vous invite à aller écouter l’émission Géopolis de la radio suisse-romande, où vous m’entendrez m’entretenir avec Lison Méric:

    http://www.rsr.ch/#/la-1ere/programmes/geopolis/3240699-le-11-septembre-dans-la-fiction-1-2-geo-2011-08-09t15-00-00-geopolis.html

    Suite de l’émission demain.

  • juillet14th

    À la fin de la journée du 11 septembre 2001, des pompiers ont hissé un drapeau américain sur les ruines fumantes. Le geste a été photographié. La photographie, en reprenant les traits de la photographie de Rosenthal à Iwo Jiwa, est devenue le marqueur de l’imaginaire héroïque américain: apposé contre la destruction des tours, le geste victorieux de la reprise de possession, geste teinté par un autre moment de l’imaginaire victorieux des États-Unis, a servi à modifier le sens des attentats.

    Le drapeau de cette photographie a été utilisé à plusieurs moments au cours des dernières années, pour marquer la « victoire » en Afghanistan, pour encourager les victimes d’ouragan, etc. Aujourd’hui, à quelques mois des célébrations du 10e anniversaire des attentats, le drapeau entreprend une tournée dans les 50 états des États-Unis. Il y sera recousu par différents représentants politiques et historiques: des membres de la famille de Martin Luther King Jr, un survivant de Pearl Harbor, etc. Le geste, hautement symbolique, consiste finalement à réparer les cicatrices du 11 septembre 2001 en l’inscrivant au cœur d’une logique de résilience et de victoire. Ils vont même jusqu’à utiliser du fil venant du drapeau sur lequel Lincoln a été déposé après avoir été atteint par balles.

    Pour lire l’article du New York Times, cliquez ici.

  • juin25th

    Les trois fillettes avançaient en formation, bras liés, démarche pratiquement militaire. 1, 2, 3, et 1, 2, 3. Leurs souliers ne claquaient pas, mais c’est tout juste. À elles seules, elles prenaient presque toute l’allée, forçant les autres marcheurs à s’écarter sur leur passage. Elles devaient avoir 13 ou 14 ans. Pas vraiment plus. Elles se ressemblaient, visages presque identiques, cheveux ramassés en une queue de cheval qui, guillerette, trônait presque sur le sommet de leur tête, leur donnant un petit air de cheval de parade. La comparaison n’était pas tout à fait mauvaise. Après tout, elles étaient vêtues de manière totalement identique. Je sais ce que vous penserez, que les jeunes suivent les modes, qu’elles s’achètent des vêtements dans les mêmes magasins et qu’il est inévitable qu’elles se ressemblent. Effet de proximité. Mais ce n’était pas seulement un effet de mode: de la jupe, blanche à minuscule pois roses, à la blouse, blanche à petits plis, jusqu’aux chaussures, blanches évidemment et la boucle autour de la queue de cheval, les trois fillettes avaient choisi d’être entièrement, totalement et sans compromis identiques.

    Un moment, il me vint à l’idée qu’elles étaient peut-être triplettes. Cela aurait expliqué certaines choses. Mais aucun parent devant ou derrière. Les fillettes s’arrêtèrent en bloc devant la balustrade, le dos à la statue de la Liberté, souriant de manière égale à la caméra que celle du milieu produisit et tourna vers elles.

    Il me troublait de penser que ces fillettes choisissaient volontairement de ressembler à une pieuvre à trois têtes. Que se passait-il derrière cette uniformité? L’une d’elles rêvait-elle parfois de se séparer des deux autres, de se défaire d’elles comme d’une entrave? Se brimaient-elles pour être si identiques? Ou alors étaient-elles privées à tel point d’une personnalité qu’il leur semblait n’exister qu’ainsi, en groupe de trois? Que se passait-il le soir lorsqu’elles rentraient chez elles et retrouvaient leurs vies disparates?

    Je les regardais, incapable de ne pas les voir, de ne pas les imaginer. Je les enviais un tout petit peu, pour la certitude de leurs pas dans la ville, pour cet effet de groupe rassurant que je n’avais pas connu, moi la fillette seule perdue dans ses livres et tous les secrets que je devais garder. Puis, l’instant d’après, je me disais que le moment où l’une d’elles se déferait de l’emprise des autres serait comme un divorce. De quoi auraient-elles l’air, sinon, à 30, 40, 50 ans, marchant toujours bras dessus bras dessous, triplettes niant leurs personnalités propres?

    Je n’avais pas de réponse, sinon qu’il était temps de rentrer.

  • juin16th

    Sur la rue Sherbrooke, en plein milieu de journée, le soleil brille et assomme un peu. La circulation est hasardeuse, les camions et autobus poussent dans le dos du cycliste. Heureusement qu’à l’ouest, vers la rue Atwater, la pression des automobilistes n’est pas aussi imposante que vers les grandes artères, comme St-Denis et St-Laurent. En bon cycliste, l’homme pédale avec ardeur, sac au dos, il a un objectif en tête, c’est clair. À la lumière, il s’arrête, souffle un peu. Il sue, beaucoup, mais ce n’est pas ce qui pourrait le ralentir. De toute façon, il fait toujours plus chaud une fois arrêté. C’est un des désavantages certains du vélo: cette bouffée de chaleur qui le prend, quelques minutes après qu’il ait cadenassé son vélo. Cela le surprend toujours, même s’il devrait s’y attendre maintenant, mais il la trouve embêtante, cette bouffée, surtout quand elle se produit au moment précis où il tend la main à un nouveau client. Il voudrait avoir l’air toujours frais, comme si pédaler au centre-ville à un rythme moyen de 35km/heure n’était rien de plus qu’une promenade peinarde au parc Lafontaine.

    En attendant, la lumière vient de changer, et le cycliste repart. De l’autre côté de la rue, une jeune femme attend pour traverser, elle a manqué le feu, ce qui la dérange, surtout qu’elle y était presque. Elle savait qu’elle n’arriverait pas à temps, mais a tout de même couru. C’est un détail inutile.

    Donc, d’un côté, le cycliste, déjà sur ses pédales, son vélo bien engagé dans l’intersection. De l’autre, la piétonne, qui s’arrête dans son élan. Et elle tourne la tête pour suivre le cycliste. Tourne lentement. Et quand il lui fait dos, elle voit sortir, de son sac à dos, une tête de mannequin, avec le torse. Pas de bras. La tête et le torse sont bien logés dans le sac. Le cycliste pédale, et rien ne bouge.

    Il y a des moments où s’arrêter à une lumière rouge donne des résultats intrigants.