Naked City Redux. Cinquième mouvement, la cellule (12/20)

Dernier épisode: NCD. En attendant la suite de l’épisode – IV (11/20)

 

 

Je suis dans une cellule, couché sur un lit de fer, les murs sont d’une couleur, d’une couleur comment dire indescriptible, d’une couleur qui n’a rien à envier au noir et blanc des films noirs. C’est quelque chose de gris, tirant sur le verdâtre. N’y cherchez pas du magenta ou du turquoise. C’est fade. C’est blême. Et soporifique.

 

 

 

 

 

(Réveil brutal)

Je suis seul dans ma cellule. Duncan Kleist me tient pourtant compagnie. Il est là, avec son paletot déchiré, ses poches pleines de déchets et sa blessure mortelle. Où suis-je? Duncan est là comme un mort venu rôder auprès des vivants et des intoxiqués. Je ne sais plus qui l’a tué, cela fait trop longtemps que j’ai vu l’épisode, c’était sur la rue Argyle, c’est certain, nous avions une Sony Trinitron, dont le tube principal avait éclaté, un soir de brume. Nous regardions une série télé américaine, c’était peut-être même Naked City que nous regardions souvent le mercredi soir, les épisodes repassaient en fin de soirée, et une lumière vive avait embrassé le salon, la baie vitrée, les meubles, et nous, un éclair surgi de l’intérieur même de l’appartement, comme une boule de feu, et d’un coup, ça avait été le noir absolu, et le silence. L’écran de la Trinitron était noir, un trou noir qui crépitait, et nos rétines n’en revenaient pas. Le poste de télé était muet et nos oreilles bourdonnaient encore du big bang qui nous avait anéanti.

Gloria, alléluia!

Je suis couché dans ma cellule et je me ronge un ongle, un bout de rien du tout, sous lequel a été déposée une goutte d’un liquide aux vertus certaines, et une torpeur délicieuse et gravement modulée me gagne peu à peu, un engourdissement superficiel. Mes membres sont lourds, mon regard amorphe, mais intérieurement de plus en plus cela s’active, mes nerfs se bandent, mon cerveau se crispe, puis éclate à la manière d’un éternuement. Mon esprit est la proie de spasmes qui le déchirent en fines lamelles, mes pensées se déhanchent, c’est un flux qui oscille et se déstabilise, le bruit des tambours rythme mon pouls, inconstant et délétère. Il faut suivre la cadence sinon on est broyé par la  vague qui déferle. Serpenter entre les pensées et les souvenirs emmêlés ne sert à rien, il faut planter ses piquets directement dans la chair et espérer que la corde tendue ne lâche pas, qu’elle résiste aux mouvements saccadés.

 

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L’heure est aux constatations. Il y a eu deux meurtres. J’ai été spectateur du premier, je ne pouvais qu’être l’instigateur du second. J’ai vu Duncan mourir à la télévision, je l’ai vu prendre son dernier respir, puis s’écraser de tout son long, la tête contre la chaine du trottoir. C’est le barman qui l’a tué. Duncan lui devait cinq cents dollars. Une dette d’alcool. Mais, il voulait ravoir ses poèmes, cette liasse de textes mal ficelée qu’il avait donnée en garantie. Il désirait reprendre son œuvre, même s’il n’avait pas les sous, il voulait ravoir ses feuilles pour les envoyer à Gloria Christmas, sa muse, et l’autre ne l’a pas laissé faire. Ils se sont battus et Duncan a reçu un coup fatal. Ses poèmes sont tombés dans une bouche d’égout.

But tell me, who killed who? , a demandé le barman aux policiers.

Who killed who?

(Don’t answer, please don’t do it. It’s a plot to make you talk, don’t fall for it, just relax, breathe, try to forget where you are. There, that’s better.)

C’est bien la question que je me pose. Qui a tué l’écolière? Moi ou le scénariste de la bédé qu’elle lisait? Votre pauvre serviteur ou ce cancre parmi les cancres qui ne connaît rien d’autre des relations humaines que la passion romantique et l’infidélité? Comme le barman, j’ai été mis en prison. Menotté, déshabillé, mes affaires confisquées, ma ceinture retirée, mes souliers et mes cigarettes. Il ne me reste que mes ongles que je peux ronger en toute liberté et vaquer à mes occupations inconscientes. Duncan rêvait d’une poésie toute en mouvement et en sautillements frénétiques, il pensait changer le monde, un mot à la fois; ivre mort, il n’a réussi qu’à se faire tuer à Greenwich. Pourquoi le barman lui aurait-il redonner ses poèmes, il se doutait bien qu’il ne reverrait jamais la couleur de son argent, que l’histoire que lui racontait le poète ne servait qu’à le tromper et à l’amener à lâcher prise? Gloria Christmas isolée dans une petite ville de l’Idaho, ses robes fleuries, ses cheveux auburn, ses tâches de rousseur, son innocence préservée comme on fait de la confiture. Le barman tenait à son fric. Et je tiens à ma liberté, liberté de pensée, liberté d’action, liberté tout court. Pourquoi ai-je déposé sous l’ongle de l’écolière une goutte d’un liquide incolore mais ô combien synesthésiste et générateur de formes et de figures, d’arabesques et de motifs cachemires, pourquoi ai-je commis cet impair, sinon pour la libérer de son carcan mental, pour la voir surpasser l’inanimé, s’affranchir de son état de servitude totale à la fiction scénarisée des malheurs de Christine, une goutte et le tour était joué, elle pouvait franchir le mur, s’ouvrir à la vie intérieure, se décarcasser et entrer dans un univers de pure compréhension, la transparence enfin établie, la motivation parfaite, entre ses pensées et les choses il n’y aurait plus eu d’écart, mais une ligne, continue, ferme et noble et belle et heuristique, entre ses mots et le monde tout aurait été emmailloté, et elle aurait pu enfin sortir de son cocon, se libérer, pouf!, et c’est fait, une pensée délivrée… finie la linéarité des mots sur la page, finie la servitude langagière, finie la rectitude de la pensée, tout cela fini et oublié. Mais elle est morte. La liberté l’a tuée. Je ne comprends pas. On ne meurt pas comme ça. Duncan et Gloria, l’écolière et moi. Ce sont les hommes qui meurent dans cette histoire, les passeurs, les poètes, les affranchis, les tenaillés de l’intérieur, et pas les femmes, Gloria de peine et de misère, l’écolière en jupe. Je ne connais même pas son nom et elle ne connaîtra jamais le mien. Je n’ai pas de nom, je n’ai qu’un pronom. Il me suffit, c’est personnel.

Il y a des bruits dans le couloir. On vient, j’ai peur, on rode aux alentours de ma cellule, je me sens traqué. Vite, je me ronge un ongle.

Je pense à Éva. À Éva qui lors de sa dernière séance de séminaire, s’est interrompue, subitement inquiète. Quelqu’un rodait dans le couloir, finit-elle par déclarer à son groupe. On rode dans le corridor, elle ne pouvait plus donner son cours. Un étudiant s’est levé et est  allé vérifier, mais il n’y avait personne dans le corridor, le couloir était vide. Il n’y a personne, madame.  Il était trop tard, le mal était fait, son cours était interrompu, il ne serait jamais repris. Elle était à quelques semaines de sa mort. Et ce qui rôdait dans le corridor n’était rien d’autre que la mort qui rodait dans son cerveau.

 

 

Prochaine épisode: En attendant la suite de l’épisode – V  (13/20)

 

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NCD. En attendant la suite de l’épisode – IV (11/20)

Dernier épisode: Naked City Redux. L’interrogatoire (10/20)

 

- Vous les citadins, vous n’aimez pas le temps.  Le temps, vous n’aimez pas. Vraiment pas. Je me dis : mais comment ça se fait? Le pays est si vaste! Il y a des mers, des bords de mers à n’en plus finir. Et pourtant c’est comme si elles n’existaient pas.

- C’est vrai que nous sommes souvent pressés.

-  Repliés sur vous-mêmes.

- C’est vrai que nous n’avons pas toujours le temps.

- Non, je ne parle pas du temps, je parle du poisson, le temps, le poisson. Vous ne savez pas manger le temps. En Tunisie, on mange une extraordinaire pizza au temps. Mais ici on n’en trouve nulle part.

- De la pizza au temps? Avec des minutes?

- Non pas le temps, le temps…

- Le thon! De la pizza au thon!

- C’est ce que je me tue à vous dire.

- Le thon. Avec des arêtes et pas une trotteuse.

- Oui, le thon.

- Mais c’est dégueulasse de la pizza au thon. C’est quoi cette idée?

- J’ai été manger chez un millionnaire, quelqu’un de très riche, des millions, je vous le dis, des fauteuils en cuir dans toutes les pièces, et le poisson, il ne savait pas le manger. Le thon ne goûtait rien. Un millionnaire, et son thon était fade. Ça ne se peut pas.

- Ça devait être un nouveau riche.

 

Prochain épisode: Naked City Redux. Cinquième mouvement : la cellule (12/20)

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Naked City Redux. L’interrogatoire (10/20)

Dernier épisode: Naked City Redux. Quatrième mouvement, dit de l’interrogatoire (9/20)

 

Le motif. Hum. Bonne question…

Ça me chicotait. Plus encore que le reste.

Pourquoi?

Je ne savais pas quoi répondre. Je pouvais compter à rebours pendant des heures. Mais je ne savais pas quoi répondre à cette question d’une simplicité désarmante.

Duncan Kleist était mort et j’étais accusé d’un meurtre sentimental, d’un meurtre dont j’ignorais jusqu’à ce moment l’existence. Duncan, ses poèmes avaient transformé sa vie, au point de le rendre, lui, méconnaissable. Il était devenu un sans abri, un robineux, un beat, un tramp…

Nous nous ressemblons. Mon esprit est sans domicile fixe depuis longtemps, il a fait de l’itinérance son mode d’être, je trempe mes lèvres dans tout ce qui se boit, and I beat my meat every so often. Je suis maintenant accusé d’homicide. Était-ce volontaire? Était-ce radical? Subversif? Inconscient? Pourtant, je le déclare en toute bonne foi, le meurtrier, ce n’est pas moi, je ne suis qu’un ange dans cette histoire, un spectateur distrait, mes désirs  prennent la forme de bruissements d’ailes, mes actions ressemblent au mouvement des cumulus dans un ciel boursoufflé, ce n’est pas moi, c’est le scénariste de la bande dessinée que lisait la collégienne, c’est lui le coupable, je n’ai fait que précipiter l’évènement, en déployant de façon exponentielle les impressions et perceptions de la jeune fille. Je n’ai fait qu’augmenter son plaisir comme j’augmente le mien à doses infinitésimales d’une drogue imaginaire. Duncan Kleist est mort d’une fracture du crâne en pleine rue, son manteau déchiré, il est mort près d’une boite aux lettres, d’une distributrice de timbres renversée et d’une bouche d’égout. Il avait vendu ses poèmes à un barman pour acquitter ses dettes d’alcool, il devait à tout prix les récupérer, quitte à les dérober. Ses poèmes étaient la synthèse de ses expériences anarchistes, les témoins de sa descente aux enfers, et il voulait tout envoyer à Gloria Christmas, ange parmi les anges, Gloria sans tâches et sans reproches, Gloria comme dans un film de Walt Disney, naïve, obéissante, inerte. Et que j’avale une pomme empoisonnée. Et que je me pique le doigt sur une aiguille. Et que je perde mon soulier dans une fuite éperdue. Ou une botte de foin. Duncan était un poète maudit. Un Kerouac sans talent. Un Ginsberg straight. Ses poèmes ne valaient rien, ce n’étaient après tout que des traces écrites, ponctuées de ratures et de vides, des traits irréguliers, des pensées, des envies, des ressentiments, des émois, des mots entortillés, pas même des haïkus.

Gloria entre au bureau de poste et prend dans ses mains une enveloppe. Elle la prend dans ses mains, la soupèse, l’examine, tente de reconnaître l’écriture. Qui peut bien lui écrire? Qui? Personne, évidemment. C’est répugnant. Duncan est mort et la police enquête sur un crime crapuleux. Qui lui voulait du mal? Qui a bien pu l’abattre à coups de battes de baseball? Qui lui voulait du mal? Qui a bien pu tuer l’écolière en lui injectant une drogue imaginaire sous les ongles? Il y a un corps. Ça commence toujours avec un corps, sinon l’attention du spectateur s’étiole. Alors oui, un corps, et plus il est frais, plus le suspense est grand. La police a le corps, elle a même le suspect numéro un, moi en l’occurrence, mais il lui manque le motif et le mobile, il lui manque l’enchainement des actions, la raison profonde de ce crime, qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’on en arrive là?

Je ne sais pas quoi dire, le REPRÉSENTANT est en face de moi, il attend que je réponde et je le regarde comme s’il s’agissait d’un prof et que je suis en examen, sans rien connaître de la matière parce que je n’ai pas étudié. Je cache mes mains sous la table. Ce n’est pas parce qu’elles tremblent, mais elles sont glacées, elles sont presque bleues et c’est inconfortable. Le motif, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander, ou à Duncan, nous ne sommes que des pantins dans cette histoire, c’est au scénariste qu’il faut le demander, c’est lui qui a écrit l’histoire, c’est lui qui l’a imaginée, nous n’avons fait que donner un coup de pouce au destin.

Je n’ai rien à dire, rien à faire, surtout, rien à déclarer, non pas tant par dessein que par impuissance.

 

Prochain épisode: En attendant la suite de l’épisode – IV (11/20)

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Naked City Redux. Quatrième mouvement, dit de l’interrogatoire (9/20)

Dernier épisode: NCR. En attendant la suite de l’épisode-III (8/20)

 

-  Je n’irai pas par quatre chemins, me dit le REPRÉSENTANT. Un seul me suffit. (IL SE FAIT CRAQUER LES JOINTURES) Vous étiez dans l’autobus à huit heures et quart, vous avez pris le métro afin de vous rendre à l’université, et pendant le trajet, vous avez eu l’audace de vous amuser, n’est-ce pas? Vous n’êtes pas resté les mains mortes, non non non, vous vous êtes amusé, amusé aux dépens d’une collégienne qui ne vous avait rien demandé, elle ne savait même pas que vous étiez là, juste devant elle, car j’ai un témoin, je sais tout, vos actes ne sont pas passés inaperçus, une fidèle associée, membre d’une importante firme d’actuaires, je n’en dirai pas plus – franchement!, pensiez-vous vraiment que nous allions laisser tous ces gens prendre les transports en commun sans les surveiller, sans avoir une oreille discrète pour noter leurs propos… la révolution se fomente dans les transports en commun, Monsieur, la grogne prend dans les transports en commun, l’anarchie n’est jamais très loin dans les transports en commun et, si vous saviez, cela ne nous coûte rien, les gens se portent volontaires pour surveiller leurs proches. Ils nous appellent, nous proposent leurs services, nous donnent même leur itinéraire et nous notons tout. Tout. Tout. Nous devenons omniscients, omniprésents et omnipotents.

Habituellement, ce ne sont que des pacotilles, des histoires de jalousie ou de relations extraconjugales, qui ne nous intéressent pas, sauf pour se rincer l’œil, ce que nous ne détestons pas quand les journées s’étirent et que nous nous sentons anxieux, mais je m’éloigne de mon propos, car l’important est là, dans le fait que nous avions des témoins, une moucharde, une informatrice dans l’autobus et qu’elle a vu, eh! qu’elle en a vu des choses! Vous avez fait prendre une drogue, un poison violent, à cette jeune collégienne, et elle s’est effondrée, elle est entrée dans un coma violent, et je peux maintenant vous le confirmer, elle est morte, elle est MORTE, MORTE VOUS M’ENTENDEZ, MORTE, DEAD LIKE A DUCK, à l’hôpital ils n’ont pas su comment la traiter et elle a trépassé, si ça se dit encore. Elle lisait une histoire assise sagement sur son banc, elle lisait sa bédé sans rien demander à personne, et vous l’avez tuée. Qu’avez-vous à dire pour vous défendre?

-   (silence confus – où sont les phalènes quand on les cherche?)

-   Vous faites bien de ne rien dire. Mais, nous savons déjà tout. Elle lisait son aventure sentimentale, comme des milliers d’autres jeunes filles, et sous l’effet de ce que vous lui avez administré le choc de la rupture entre Christine et son amant, pauvre Christine, elle semblait vraiment pouvoir aimer cette fois-ci, Stan était fait pour elle, intelligent, beau, méticuleux, des ongles fraichement manucurés, des cheveux châtains avec juste une touche de roux, un avocat de formation, un ancien joueur de hockey, un tennisman honnête, il avait tout pour lui plaire. Et il a fallu que vous interveniez. Le choc de la séparation a été trop fort, et son cœur a éclaté. Je parle de la collégienne. Nous avons un témoin. Vous ne pourrez vous défiler. Inutile d’invoquer la loi des mesures de guerre ou des erreurs de maths, nous sommes en paix avec nous-mêmes, nous avons toutes les preuves qu’il nous faut, vous ne pourrez rien faire pour vous défendre, mais il nous reste encore un problème à régler, c’est le but  de cet interrogatoire, voulez-vous une cigarette, un café, mettez-vous à l’aise, n’ayez crainte, nous ne vous voulons aucun mal, nous voulons juste savoir, comprendre, jeter un peu de lumière sur cette affaire blafarde, expliquez-nous, je vous en prie, nous voulons savoir, quel était le motif de votre acte? Que cherchiez-vous à atteindre? C’est simple. Direct. Le motif? Pourquoi? Dans quel but? Pourquoi?

-    (silence feint)

-    (silence repus)

-    (suite du silence feint)

-    (une grande respiration)

Le REPRÉSENTANT se lève. Il se passe la main dans les cheveux. Il fronce les sourcils. Il sort.

 

Prochain épisode: Naked City Redux. L’interrogatoire  (10/20)

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NCR. En attendant la suite de l’épisode-III (8/20)

Dernier épisode: Naked City Redux. En amphithéâtre (7/20)

 

Le lecteur s’attend sans doute à ce que je dise que mon narrateur, cet homme cassé, a la nostalgie d’une certaine sécurité matérielle. Ou plus exactement, d’une certaine stabilité. Ça lui est impossible. Il n’a jamais connu ni stabilité, ni sécurité matérielle. Il ne peut pas en avoir la nostalgie. Son élément, c’est la bagarre, une ville hostile, la violence. Il a tout simplement parfois envie de se tranquilliser un peu et de voir les autres faire de même. Quand il est usé, c’est dans ces moments-là qu’il pense à la même chose que tout le monde: au bonheur. Mais ça lui passe. Comme à tout le monde. On oublie vite une chose impalpable. Tout le monde ne peut nager tout le temps en pleine métaphysique.

Tout le monde ne peut rêver d’une Gloria Christmas.

 

Prochain épisode: Naked City Redux. Quatrième mouvement, dit de l’interrogatoire (9/20)

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Naked City Redux. En amphithéâtre (7/20)

Dernier épisode: Naked City Redux. Troisième mouvement, en amphithéâtre (6/20)

 

La salle vibre tandis que le système de son de l’amphi crache des mots que je n’écoute même pas. Ma tête est ailleurs. Mon attention flotte dans d’interminables couloirs à l’éclairage blafard. J’avance, mais je ne me rends nulle part.

Pendant que mon équilibre se rétablit et que le sol peu à peu revient à la normale – c’est qu’il tanguait le sol, il roulait sous mes pieds, un mouvement sourd provoquait des plis et des replis qui me faisaient tressaillir, lové dans ma chaise en plastique sans pieds –. J’aurais voulu me réincarner en Gloria Christmas, vivre dans une petite ville de l’Idaho, aux abords d’un champ de patates, dans un bled perdu, une rue pour les commerces, puis des rangs à perte de vue et des maisons aux couleurs délavées. J’aurais pris la bleue poudre avec sa galerie peinte orange citrouille. Je me serais assis sur une chaise berceuse et aurais attendu que le soleil se lève. Je me serais alors précipité au bureau de poste, espérant recevoir des nouvelles de Duncan, Duncan à New York, Duncan dans les bas-fonds de la ville, Duncan chez les héroïnomanes, chez les fumeurs d’herbe, Duncan sur les traces de Jack, fils perdu parmi les hommes, haïkus démodés, strophes amères, Duncan caché au fond d’une boite de jazz, un whisky à la bouche et des paroles de Jack dans la tête. Je voudrais m’incruster dans ce monde depuis longtemps passé, l’univers de Duncan Kleist, quand la poésie était encore un art en ébullition, croisait le jazz, le folk, l’amour, la haine. Mais je dois me concentrer sur ce que l’homme en bleu nous dit. Je dois analyser le texte de ce bon à rien de Camus. L’étranger, que ça s’appelle. J’en ai rien à cirer. Je rêve des beats et de Coltrane, je rêve de Soho et de Greenwich, m’en fous de ce qui se passait à la même époque chez les existentialistes. Ce livre est le chant ultime de la dépossession, dit l’homme en bleu, mais je m’en sacre. Il n’existe aucun document sur la condition du paria qui arrive à la cheville de ce roman, ajoute-t-il encore, mais je m’en contre-crisse. La postérité ne pourra oublier ce livre vengeur, déclare-t-il, heureux de l’effet de sa verve sur les Gloria de ce monde. Je m’en lave les mains. Surtout les ongles.

Je sens que je vais m’évanouir, mais je m’accroche à ma chaise sans pattes. Je sors un Kleenex et je me mouche. Je me mouche et des étoiles jaillissent dans mon champ de vision, des milliards, je me mouche et tout devient noir, je me mouche et du sang se répand sur le papier assoupli du mouchoir, je me mouche et les vagues continuent leur lent déferlement, et je me sens isolé parmi tous ces voleurs, tous ces étudiants qui happent les mots bleus du prof, et happent et happent, la gueule ouverte, avalant toutes les inepties de cet orateur endimanché, comme si la naïveté était la seule forme de connaissance possible.

La porte de l’amphithéâtre s’ouvre, le prof s’immobilise, la classe se tait, c’est un pur moment cinématographique, tout est au ralenti, la main qui tient la porte, les néons qui vibrent, le prof qui lève les yeux vers le fond de la salle, les étudiants qui suivent son regard des yeux et qui découvrent un homme vêtu d’un trench et d’un chapeau, il ressemble à s’y méprendre à l’acteur américain Paul Burke. Une femme l’accompagne. Elle scrute l’amphithéâtre, une main au-dessus de ses yeux pour couper l’éclat des néons, de gauche à droite, et de droite à gauche, un lent balayage horizontal, un mouvement minutieux, une tête à la fois, jusqu’à ce que, moment palpitant s’il en est un, elle identifie enfin la personne qu’elle cherchait, et elle le montre du doigt, elle pointe dans sa direction, c’est clair et sans aucune ambigüité, de son index elle le désigne, elle l’identifie, c’est un déictique puissant ce doigt pointé, c’est lui! Et l’homme s’avance, sans égards pour la classe qui vient de connaître une interruption inattendue, sans égards pour le prof qui en a perdu son latin, son français, et tout ce qui prolifère entre les deux, sans égards pour les paumés de ce monde, le REPRÉSENTANT s’avance vers moi, oui moi, c’est vers moi qu’il marche d’un pas méthodique et presque militaire, c’est moi qui a été montré du doigt, je suis l’étranger, il ne pouvait en être autrement, c’est moi le cassé, le corrompu, le triste chevalier de la tête fendue. Et le détective s’approche, il me parle, il sait que j’étais dans l’autobus, que j’étais dans le métro, que je me suis approché de la jeune fille qui a chuté depuis dans un délirium dont on ne sait comment l’extraire, non je ne suis pas arrêté, mais je dois le suivre toutes affaires cessantes, il veut me parler, la justice veut m’entendre, il me demande de le suivre.

Je me lève et ramasse mes affaires, mes membres RAIDIS PAR LA PEUR.

 

Prochain épisode: NCR. En attendant la suite de l’épisode – III ((8/20)

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Naked City Redux. Troisième mouvement, en amphithéâtre (6/20)

Dernier épisode: NCR. En attendant la suite de l’épisode – II (5/20)

 

Les amphithéâtres sont abrutissants. Ça vient surement des gradins étagés et de la pénurie d’oxygène, sans oublier l’absence de lumière du jour, la couleur fade des murs ou les chaises qui ne touchent pas le sol. Une chaise est faite pour toucher le sol. C’est sa définition de tâche. Permettre au corps de se reposer en état d’éveil. Soulager les pieds. Le dos. Permettre l’écriture. S’interposer ente le postérieur et le plancher. Mais une chaise qui ne touche pas le sol, parce qu’elle est fixée à un poteau, déjoue le principe même de son existence. Et le malaise est grand.

Je me suis assis en retrait, près de la porte de droite, mon sac entre les jambes. Comme d’habitude, je suis en retard. C’était le brouhaha dans le métro. J’ai été distrait, atteint d’un sentiment diffus de culpabilité qui m’a fait me terrer de longs instants dans les toilettes de l’université. Je craignais l’arrivée intempestive des REPRÉSENTANTS. Ils devaient m’avoir à l’œil, n’attendaient que le moment approprié pour m’emporter. Là.

Sur l’estrade, entre le tableau noir et le pupitre, le prof vient de comprendre les possibilités de son micro. Il est heureux.  Radieux. Resplendissant. Ouvrant les bras, il marche de long en large, fait varier ses intonations et multiplie les envolées lyriques. Il ressemble à Alan Alda, mais avec des cheveux gris. Son cours porte sur la psychanalyse littéraire et nous fouillons avec le plus grand mépris l’esprit de nos amis les écrivains, prenons leurs mots pour des valises que nous ouvrons sans vergogne et que nous vidons un morceau à la fois, jusqu’aux sous-vêtements que nous gardons pour la fin. Spasmes, hoquets, soubresauts, ma tête tourne, des restes d’un liquide nauséabond coule sur mes tempes. Trente trois mille deux cent dix-sept. Les chiffres me font du bien. Surtout quand ils sont choisi de façon aléatoire. Je m’achète parfois des billets de loto juste pour le plaisir de regarder les nombres choisis et leurs possibilités d’agencement. 20, 23, 36.

Respirer me fait mal. Autre fait avéré. Je me sens comme si un grésil d’automne avait transpercé mes vêtements, ma peau. À court de solutions. Combien de goûtes d’eau dans une averse? Combien de grêlons dans une tempête? Il faut appréhender le complexe.

Le professeur est habillé d’un complet en cuir bleu. Ça ne s’invente pas. Du cuir teint d’un beau bleu pâle. Une coupe safari par dessus le marché.  On se croirait dans un épisode du Capitaine Bonhomme, avec l’Oncle-Pierre, sa barbichette taillée, son sourire narquois et ses yeux perçants. Il n’est pas question de zoologie et de savanes, mais de pathologies et de traumatismes.

J’ai une crise d’asthme.

Je me penche sur mon cartable, prends mon feutre et commence à dessiner des cubes sur la surface quadrillée des feuilles. Des cubes, des cubes et encore des cubes, des cubes droits, des cubes croches, des cubes ramollis, des cubes en enfilade, des cubes en mouvement, des cubes superposés, des cubes encore, égyptiens, sumériens, russes, chinois, désarticulés, froissés, aplatis, idéogrammes, transparents, sucrés, emprisonnés, morts, morts, morts. Mes cubes fendent les feuilles de mon cartable comme des lames. Si je prenais tous les cubes que j’ai pu dessiner ces dernières années et que je les mettais bout à bout, ils traceraient une ligne qui se rend du plus profond de mon cerveau reptilien jusqu’à mes rêveries diurnes. Une goute d’hallucinogène sous l’ongle d’une pucelle, une rupture du continuum, une dilatation du duodénum, un accès de délirium.

J’ai mal à la tête. Des pulsations me forcent à fermer les yeux de longs instants. Des images de Naked City me viennent à l’esprit. Année 4, épisode 105. C’est noir et c’est gris. Les marges sont occupées par des ombres qui s’étirent et se disloquent. Je vois un corps inerte, désarticulé, un corps encore chaud qui tressaille sous la pression des doigts. Un homme porte une veste aux poches bouffantes. Elles sont suffisamment larges pour contenir un petit calibre, un ROEHM bronzé noir ou un sympathique bulldog C320,  des menottes, une seringue et un pot de farine blanche, un Mason rempli à pleine capacité. De quoi faire un gâteau ou des crêpes.

Naked City, c’est l’histoire d’un poète retrouvé mort au pied d’une boite aux lettres au coin d’une rue de New York. De Greenwich Village pour être plus précis. Un crime sans trace ni témoin. Aucune empreinte digitale n’a été prélevée. Un homme mort près d’une boite de tôle. Adam Flint s’est allumé une cigarette, l’air songeur. Il devra faire enquête. Une histoire parmi d’autres, un poète auprès des marchands, un dysfonctionnel chez les fonctionnaires.  C’était un poète, non, plutôt un anarchiste, un beat, un alcoolique fini, un drogué, un il-ne-vous-reste-plus-grand-chose-à-vivre, un vous-devriez-vous-faire-soigner, un mais-mon-pauvre-vous-êtes-déjà-mort. Ses poèmes ne l’ont pas sauvé, il n’y a pas eu de métamorphose, ses scribouillages l’ont tué. Comme on écrase une fourmi avec son talon.

Hold for Gloria Christmas.

White Curtesy Telephone.

Calling all personnel.

This is not an exercice.

 

Prochain épisode: Naked City Redux. En amphithéâtre (7/20)

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NCR. En attendant la suite de l’épisode – II (5/20)

Dernier épisode: Naked City Redux. Deuxième mouvement, dit longiligne (4/20)

Une phalène vient de se déposer sur mon clavier, elle est entrée par la porte de la terrasse maintenue ouverte pour laisser pénétrer un peu de vent, mais ce n’est pas le vent qui a surgi. C’est une phalène d’un beige cendré, aux ailes épaisses et aux antennes nerveuses. Je vais de ce pas l’écraser, un instant je reviens, voilà, c’est fait, du bout de l’index j’ai écrasé la phalène, elle était en vie, elle est maintenant morte. J’ai ramassé le corps à l’aide d’un mouchoir en papier. Un beau mouchoir sur lequel ont été imprimés les contours d’un papillon gris et noir. Je retourne à mon clavier. J’ai décidé de transcrire ce vieux texte de la fin des années soixante-dix.  Je le fais par acquit de conscience. Je l’avais écrit à la machine à écrire (une Smith Corona automatique avec « power return »), je l’ai conservé tout ce temps, sans vraiment comprendre pourquoi. J’avais voulu écrire un texte halluciné. Un monologue intérieur, où l’existence ordinaire d’un étudiant entrait en collision avec la vie sordide d’un personnage d’une série télé inspirée des films noirs américains. L’étudiant droguait une jeune écolière en insérant sous son ongle un hallucinogène puissant et un REPRÉSENTANT l’attrapait avant qu’il ait eu le temps de finir son monologue. Incarcéré, l’étudiant se laissait mourir, rêvant au destin du personnage de la série télé. La fin était intentionnellement brouillonne. Je n’ai pas cherché à corriger le tir.

 

Prochain épisode: Naked City Redux. Troisième mouvement, en amphithéâtre (6/20)

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Naked City Redux. Deuxième mouvement, dit longiligne (4/20)

Dernier épisode: NRC. En attendant la suite de l’épisode – I  (3/20)

 

Il faut toujours débuter avec un fait avéré. Le mien ne vaut pas grand chose, mais il a été monté avec les meilleures intentions du monde, si on oublie évidemment cet acte répréhensible commis sous l’égide de la pureté décrit au Premier mouvement.

Je croise un REPRÉSENTANT. Je frisonne. Je compte jusqu’à dix-sept. Lentement. Un, deux, trois, quatre, cinq, six… seize.

La station de métro est un long tunnel où les voyageurs foncent, bride abattue, pour être les premiers arrivés sur le quai, les premiers arrivés dans le wagon, les premiers assis sur les rares bancs disponibles, les premiers rendus à l’abattoir, les premiers débités, éviscérés, écartelés, découpés, empaquetés. Fin du fait avéré.

Dix-sept.

En fait, la station est un tunnel où je m ‘égare, et je marche sans trop y penser, claustrophobe que je suis, attentif aux claquements de talon des dames et à l’interminable monologue de Mlle G. C., l’adjointe à la direction au manteau de faux vison, qui résume à un commis de bureau les douze dernières pages de son roman savon. Elle y met du sentiment, appuie ses descriptions avec moult gestes superflus, certaine que son interlocuteur est pendu à ses lèvres tandis qu’il dérive en pensées dans un monde de phalènes et de phasmes. Barbed wires. Sharp spikes. Obstructions. J’essaie de me représenter son héroïne en pleurs, mais ne parviens qu’à tracer des figures aux contours enfantins, corps réduits à des traits sans profondeur. Mais l’important, c’est de la laisser parler, de suivre son récit tout au long de notre déambulation dans le couloir de la station de métro. De son personnage principal je n’ai qu’une image déformée, affaiblie par la distance, les restes de la nuit passée, turbulences, jappements de chien, déchirements de tôle, explosions de vitre, sirènes de police, Naked City, Duncan Kleist. Je ne sais plus, tout est déjà loin. Mais derrière nous, c’est la commotion. Un corps a lourdement chuté sur les carreaux de céramique, la tête a cogné, du sang a commencé à se répandre, je soupçonne qu’une vague odeur de chewing gum à la fraise plane au dessus de la chemise blanche à manches courtes de la jeune fille inconsciente. Elle avait juste à ne pas se ronger les ongles. Les gens se retournent et s’apitoient; puis, comme un banc de poisson se déplaçant d’un seul bloc, ils virent à gauche, baissent les yeux, s’immobilisent. Avez-vous déjà nagé dans un banc de poissons, mesdames et messieurs du jury? Tous ces yeux qui vous regardent, toutes ces nageoires qui frétillent, un grand cercle se crée autour de vous, vautour de vous, on n’arrive pas savoir si c’est eux ou nous qui sommes apeurés. Escher strikes back.

Dix-huit.

Y a-t-il un médecin? Entendons-nous clairement résonner dans le tunnel. Y A-T-IL UN MÉDECIN? Comme si un tel membre de l’académie des sciences de l’homme pouvait se trouver dans le tunnel d’une station de métro à cette heure indue du matin par temps froid. Les médecins ne fréquentent pas le métro. C’est un fait avéré. Ils prennent leur Audi ou leur BMW ou leur Mercedes-Benz ou leur machin-truc-chose qu’ils garent dans le LUXUEUX stationnement  de la clinique privée où ils font des heures sup, marchant à pas feutrés sur le tapis shag du couloir, leur mallette au bout du bras et leur montre Rolex impeccablement mise à leur poignet droit. Ou le gauche. Je ne sais plus.

I’m looking for Dekan? Have you seen Dekan? He’s lost.

Au loin, stupeur et indignation se répondent dans un strident antiphonaire. Mais qui a fait ça? Qui ? Je ne veux pas le savoir.  J’ai ma petite idée, mais elle ne regarde que moi. Je zigzague à travers la foule, homme machine pressé de retrouver son chemin, les trente sept pas qui le séparent de la guérite, puis les tourniquets, les marches, le quai, les portes qui s’ouvrent, les portes qui se ferment, le wagon qui se met en branle, les soubresauts provoqués par les rails depuis longtemps désajustés, les parfums mélangés.

Je ne crains qu’une seule chose: une interruption de service.

 

Prochain épisode: NCR. En attendant la suite de l’épisode – II (5/20)

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NCR. En attendant la suite de l’épisode – I (3/20)

Dernier épisode: Naked City Redux. Halluciné (2/20)

 

Ce qu’il faut savoir.

Duncan Kleist a passé de long mois en cure de désintoxication dans un hôpital psychiatrique. Il s’en est sorti. Après quelques épisodes de grand abattement, isolé dans sa cellule, avec pour seul compagnon l’image mentale de son amour d’enfance, Gloria Christmas. Il a lu des polars, des Dashiell Hammett et des Ross Macdonald, il a même feuilleté Maggie Cassidy, le roman de Kerouac. Il aurait voulu écrire, mais on lui avait confisqué ses crayons, pour qu’il ne se blesse pas avec leur pointe aiguisée, et ses cahiers Canada, pour qu’il n’en avale pas toutes les feuilles provoquant ainsi une occlusion intestinale.

Il n’avait pas non plus ses poèmes. Les témoins de sa descente aux enfers dans les bars de Greenwich Village, il les avait donnés en garantie à un barman, pour éponger ses dettes. Et il se retrouvait maintenant orphelin, unique idahoain parmi les citadins. Parti depuis longtemps de l’état de la pierre précieuse.

Idaho, mot inventé, terme imaginaire, même les Soshones, proches voisins des Païutes et des Utes, n’en avaient jamais entendu parlé.

Duncan, poète de génie, alcoolique fini, était en fin de parcours. La cirrhose avait détruit son foie, ses organes digestifs ne suffisaient plus, son système complet s’affaissait. Pour cette raison, il voulait récupérer ses poèmes, son œuvre. Et en faire un don à Gloria. Gloria Christmas. Les lui donner, parce qu’elle saurait ce qu’ils signifient, elle comprendrait ce qu’il avait vécu. Gloria, sa muse, lirait entre les lignes, découvrirait la beauté derrière ses mots hirsutes. Elle saurait lire.

Il s’est rendu à quelques pieds d’une boite aux lettres, sa liasse de poèmes en main. Mais, il est mort frappé à la tête, ses textes tombés dans une bouche d’égout.

C’est triste, mais c’est comme ça.

Naked City est implacable.

Un corps, une boite aux lettres, une poubelle pleine, une distributrice de timbres, un lampadaire, une bouche d’égout et un corps. Mort.

 

Duncan Kleist (joué par Burgess Meredith)

 

Prochain épisode: Naked City Redux.  Deuxième mouvement, dit longiligne (4/20)

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