La main, le souffle
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  • juin15th

    Elle revient d’un long voyage. Ou de faire les courses à l’épicerie. Je l’imagine d’une autre période, quand les voyages ne pouvaient faire autrement que d’être longs: traverser un océan, un continent. Des heures, des jours, sur des routes défoncées ou dans un wagon de train brinquebalant. Ce n’est pas son cas, bien sûr. Elle se promène dans une autre sorte de bateau, une grosse Cadillac blanche qui détone dans un quartier comme celui-ci. Elle a économisé longtemps pour sa voiture, toutes ces années passées dans un minuscule 4 1/2 au troisième étage, un appartement certainement trop petit pour elle et son mari, mais qu’ils ont gardé tout ce temps parce qu’ils voulaient économiser, justement. La grosse Cadillac blanche est venue remplacer une vieille Oldsmobile brune dont les ressorts avaient depuis longtemps cédé. Elle était aussi remarquable que la Cadillac, cette vieille voiture, mais d’une autre façon: on l’entendait arriver de très loin, son moteur hoquetant formant un écho avec les grincements de la carrosserie. Alors on peut comprendre la fierté de la femme pour sa Cadillac.

    Elle revient, donc. On ne sait pas d’où. Mais au moment où la Cadillac blanche s’arrête devant l’immeuble, on entend déjà la femme crier « viens-t’en mon amour, ô mon amour, mon amour! » Elle le dit, le crie, mais d’une voix plus aigüe que sa voix normale, une voix qui mâche les syllabes et qui flirte avec le ton qu’on emprunte souvent avec les enfants. Mais elle ne dit pas « guiliguili ». Elle s’adresse à quelqu’un, et cachée derrière ma fenêtre, je ne sais pas à qui.

    Les retrouvailles, dès qu’elle sort de la voiture, sont enflammées. Les « mon amour! » se promènent, accompagnés de « ô, j’me suis ennuyée de toi », rompant la tranquillité du Montréal matinal. Et puis, soudainement, l’interlocuteur se dévoile.

    Il jappe.

  • juin8th

    Il dort. C’est la seule chose qu’il fait: dormir. Il n’est pas comme les autres qui, le matin, en se rendant au travail, sommeillent et sursautent à chaque station. Lui, appelons-le Itzak, dort, profondément. Il s’abandonne au sommeil, ne fait même pas semblant de résister. Itzak dort comme s’il avait passé la nuit à danser et à boire, il dort comme s’il avait dû rester au chevet de ses enfants, il dort comme s’il n’avait pas encore fini de grandir et était tout simplement épuisé d’exister.

    Il s’éveille, puis se rendort, aussi profondément. Ses tentatives pour se redresser ne le mènent nulle part, Itzak n’a aucune chance de vaincre le sommeil ce matin. La résistance est futile. Aussi ne résiste-t-il pas.

    Je décide de lui inventer un long voyage, toute la nuit, un voyage pour se rendre à ce matin, au premier jour de son nouvel emploi. Je l’imagine trop fatigué pour découvrir la ville, pour écouter la musique de la voix enregistrée qui, dans le métro, l’informe soudainement qu’il a atteint le terminus. Mais Itzak se lève, j’imaginais presque qu’il resterait là, dormirait encore un peu, mais il se lève, ramasse son attaché-case, redresse sa kippa, essuie le filet de bave qui a coulé sur son visage, et sort du métro.

    Sleeping on the E Train

  • mai26th

    Le 25 mai 2011, au Preview Site du National September 11 Memorial & Museum, avait lieu une conférence/table ronde avec Kathryn Olmsted et Michael Barkun. Sous le titre « 9/11 Conspiracy Theories : Why They Exist and What Role They Play in Society », l’événement avait pour but non pas de critiquer ou de questionner les théories du complot liées au 11 septembre, mais plutôt de réfléchir au concept même des théories du complet dans l’histoire et la société américaine. Ce n’était pas la première fois que j’assistais à une conférence au Preview Site. Il y a quelques mois, c’est le poète Peter Balakian qui était intervenu pour parler de la création littéraire après le 11 septembre. Dans les deux cas, les intervenants choisis par le Memorial & Museum ont pris garde de n’offenser personne. Dans les deux cas, j’ai senti à quel point ils savaient avancer en terrain miné. La question la plus dérangeante offerte a Balakian portait sur la nécessité même d’écrire sur le 11 septembre, après presque 10 ans. La plupart de ceux se trouvant dans la salle avaient déjà lu Balakian et aimaient et respectaient son œuvre.

    Hier, la soirée ne s’est pas tout à fait déroulée de la même manière. Certes, il y avait dans la salle plusieurs membres du monde académique, la plupart des historiens. Le travail des conférenciers et du modérateur a été impeccable : ils ont retracé certaines des plus importantes théories de la conspiration, expliqué la différence entre théorie de la conspiration et conspiration, nommé certains théories de la conspiration qui ont permis de révéler de véritables conspirations, retracé des éléments propres aux théories de la conspiration du 11 septembre qui se retrouvent également dans d’autres théories de la conspiration. Leur but, très clair, était d’aborder la notion même de théories de la conspiration dans l’histoire américaine. D’expliquer qu’il y a eu de véritables conspirations, et que c’est de là que sont nées les théories de la conspiration. Les théories de la conspiration, selon eux, sont devenus des modèles à travers lesquels sont compris les événements historiques. Les théories de la conspiration permettent de donner un sens, une structure, au monde chaotique. Elles disent qu’il y a un plan, que le gouvernement américain sait tout, qu’il n’y a donc pas de hasard, pas d’arbitraire.

    La discussion était fort intéressante en ce qu’elle permettait d’envisager les théories de la conspiration comme mouvement faisant partie de l’histoire et de la psyché américaine. Je savais, en regardant autour de moi, que cette vision plus académique de la notion ne passerait pas. Des hommes, à côté de moi, trépignaient, papiers en main. Ils n’écoutaient pas. Ils attendaient. Et dès que la discussion a été ouverte au public, ils se sont lancés.

    Ils n’ont pas posé de questions. Ils ont plutôt tenté de piéger les conférenciers, de leur faire admettre que les théories de la conspiration du 11 septembre disent la vérité. Ils ont essayé d’inonder les conférenciers de faits, bribes d’informations qui, selon eux, disent tout. Leur discours était prévisible mais décevant. Ils ont détourné la discussion, utilisé la période de question comme faire-valoir : ils étaient ceux qui devaient être entendus; leur discours est la vérité; et tous autour qui en doutent les jugent. Le plus étonnant, c’était l’agressivité qu’ils démontraient, comme si l’heure de la conférence avait été une atteinte personnelle. Pourtant, aucun des conférenciers n’a porté de jugement sur les théoriciens de la conspiration. Olmstead a même dit, clairement, que le terme n’était pas péjoratif. Mais cela n’a rien donné : fidèles à deux des traits les plus importants des théories de la conspiration — l’art de n’admettre que certains aspects dans leur argumentation (omission et distorsion), la certitude indéfectible qu’ils ont raison —, les quelques hommes venus au Preview Site pour être entendus n’ont rien appris de la conférence.

    C’était à la fois dommage et prévisible. Programmer une réflexion théorique sur la notion de théorie de la conspiration dans un lieu dont la fonction est de commémorer le 11 septembre et s’attendre à ce que la discussion puisse demeurer intellectuelle relève de l’utopie. Balakian, lors de sa visite, s’était empressé d’admettre qu’il se trouvait dans un lieu sacré (hallowed ground) pour se protéger, peut-être, de ceux qui verraient dans sa démarche une appropriation d’un événement qui leur appartient. Les conférenciers d’hier ont, comme Balakian, eut à se débattre contre cette appropriation du discours : ils ont été accusés, au bout du compte, de ne faire que répéter le discours officiel, d’être des pantins au service des pouvoirs établis. Lorsque, après l’annonce de la fin de la période de question, un homme s’est levé pour demander le droit de parole aux familles des victimes, il s’est érigé, par la perte de son oncle, en figure impossible à contester. Jusqu’au moment où, répondant à ses questions sur le WTC7, un homme, lui aussi faisant partie des familles des victimes, a simplement dit que le problème du 7, c’est qu’on avait construit un immeuble de 40 étages sur des fondations qui ne pouvaient soutenir que 20 étages.

    Évidemment, l’autre ne l’a pas cru.

  • mai24th

    Lutte

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    L’homme, debout dans l’entrée du wagon, regarde l’autre qui, assis près de la porte, l’ignore. L’homme debout est vieux, non seulement de corps, mais mentalement. On le sent fatigué. Usé. L’autre n’a pas envie de se faire embêter, pas ce soir, il a fait sa journée, sourit, parlé, travaillé, et maintenant, il veut se reposer, reprendre son souffle pendant les 40 minutes de son trajet quotidien. Ce n’est pas compliqué, se dit David, l’homme qui est assis. J’ai bien mérité ce siège.

    Mais Zvi, l’homme debout, voit les choses différemment. D’abord, il est vieux, alors franchement, ce jeune de 45 ans devrait se lever et lui offrir son siège. Les cheveux blancs, ça compte plus pour rien, dans mon temps, les jeunes avaient du respect pour leurs aînés…

    …et je connais son discours, pense David. Les vieux, et les jeunes, et les 3 kilomètres à marcher pieds nus dans la neige pour se rendre à l’école, et la guerre, et le reste. Et l’hypothèque et les frais de scolarité et les cancers et les tours qui s’effondrent, il en fait quoi, le vieux, ça ne compte pas, je suppose?

    Zvi continue de regarder David qui persiste à l’ignorer. Le regard du vieillard est lourd, chargé de haine, et David semble diminuer sur place, rapetisser à vue d’oeil même s’il résiste, parce que cette fois, ça suffit, toujours céder. Et puis il n’est pas si vieux que cela, probablement 60, 65 ans, il a un bon 20, 30 ans devant lui, alors franchement, il devrait y penser avant de demander déjà d’être traité autrement.

    10, 15, 20 stations, ils en sont encore là. Sauf qu’autour de David, des sièges se sont libérés, et Zvi est resté debout, dominant physiquement David qui a résisté, surtout quand Zvi a rejeté d’autres sièges. Mais c’est ce siège-là que voulait Zvi, pas les autres. Le siège de David. Le siège qui lui est refusé.

    Zvi quitte le train. À la station suivante, David se lève, sort à son tour, puis prend le train dans la direction opposée et revient sur ses pas 5 stations.

  • mai23rd

    À tous les jours, Marcus se dit qu’il y en a qui n’ont pas de chance. Il y a ceux qui en ont. Et ceux qui n’en ont pas. Assis dans son ambulance, Marcus attend, jamais bien longtemps, d’être dépêché sur les lieux d’un accident, d’un meurtre, d’une agression. Il n’a pas beaucoup de pitié pour les criminels qui s’éliminent entre eux, parce que vraiment, ils courent après. Sauf le petit, un jeune de 14 ans qu’il a eu dans son ambulance et qui a eu le temps de pleurer et de le supplier pendant que Marcus l’installait sur la civière. Puis le garçon est mort, dans l’ambulance. Marcus a essuyé les larmes sur les joues du gamin, et entrepris, parce qu’il le fallait bien, des manœuvres de réanimation. En sachant que ça ne donnerait rien, sauf un peu de temps.

    Au moins une fois dans chacun de ses quarts de travail, Marcus est appelé à intervenir à la sortie du Lincoln Tunnel. Chaque fois, son collègue et lui stationnent l’ambulance, exactement au même endroit. Parce que les gros accidents se produisent toujours là. S’il était ingénieur, ou urbaniste, Marcus ferait en sorte que la maudite courbe soit modifiée. Mais il est ambulancier, alors il ne fait que répondre aux appels. Ils le savent tous, à la caserne, que c’est une courbe d’enfer, même s’ils ne comprennent pas pourquoi parce qu’elle n’est pas si pire. Peut-être est-ce seulement qu’après avoir avancé à un mètre à l’heure, les automobilistes s’emballent quand le bouchon se défait soudainement.

    Ce soir, à 23 :10, Marcus est à nouveau là, devant une voiture dont il faudra extirper un homme d’affaires qui rentre chez lui après une journée au boulot. Ou qui voulait rentrer chez lui. L’homme n’ira nulle part ce soir. Avec un peu de chance, il survivra jusqu’à l’hôpital. S’il y a un miracle, l’homme s’en sortira, mais sans ses jambes, Marcus voit bien à quel point elles ont été compressées sous la force de l’impact. L’homme murmure, et Marcus l’apaise doucement, ne s’éloigne que lorsque les pompiers arrivent avec les pinces de désincarcération. C’est pas de chance, mon pote, pense Marcus. Vraiment pas de chance.

  • mai22nd

    Les deux hommes sont entrés dans le train à la 23e rue. L’un, vêtu de blanc des pieds à la tête. Les seuls traits de couleur étaient le CK sur ses chaussettes, et ses chaussures, gris foncé. L’autre, poilu, barbe folle, cheveux désordonnés, lunettes sales. Chemise à carreaux. L’air du type qui prend congé de sa famille pour aller faire un tour avec un vieil ami, un samedi après-midi. L’homme en blanc, lui, était chauve. Ce n’était pas l’absence de cheveux d’un homme qui décide de se raser la tête parce qu’il perd ses cheveux. L’homme en blanc était chauve, sans sourcils, et son visage était presque aussi blanc que ses vêtements.

    Les deux hommes se sont assis l’un à côté de l’autre et ont continué leur conversation. Le poilu écoutait, surtout. L’homme en blanc, lui, parlait, avec un sourire un peu fatigué. Résultats d’examen. Évidemment, on ne veut pas un mauvais résultat. Le poilu de rétorquer: tout va bien, les résultats sont bons. Mais l’homme en blanc, lui, hoche la tête, l’air de dire à son compagnon « oui, là, maintenant, à la seconde, les résultats ne sont pas mauvais. Mais cela ne durera pas, et tu le sais. »

    Le poilu a soupiré. Le chauve a regardé ailleurs. Entre eux, il y avait des certitudes qui ne se rejoignaient pas. La peur d’admettre le danger, la peur d’espérer la guérison.

    Ils sont restés là, longtemps, alternant entre silence et parole. Ce qu’ils disaient ne comptait pas vraiment. Il s’agissait seulement pour eux de passer ce temps ensemble, dans le métro, en oubliant les enfants et les médecins et les médicaments et les comptes à payer. Après, lorsqu’ils se seraient rendu jusqu’à Brooklyn et que l’homme en blanc se serait assis avec les enfants de son ami, les deux hommes repartiraient, et l’homme poilu laisserait son ami à l’entrée de l’hôpital. Mais c’était samedi. Ils avaient encore le temps de faire comme si c’était un jour normal, un jour d’avant les médecins et les enfants et les comptes à payer et les médicaments.

  • mai21st

    Un personnage par jour. C’est la contrainte que j’essaie de m’imposer : créer un personnage par jour. En observant les gens dans la rue, à la maison, à l’université, et en leur inventant un bout d’histoire, un bout de conversation. La voix des personnages, elle surgit souvent de quelques mots, d’un soupir, du bruit de leurs souliers sur le sol. Je me dis qu’il n’y a pas là beaucoup de différences avec la photographie : saisir un moment, un seul, arrêter une figure en mouvement, la suspendre, même si on sait que dans une minuscule fraction de seconde, elle se remettra à bouger et risque de faire s’écrouler la minuscule certitude qu’elle a fait naître en soi. Je repense à cette infirmière, aperçue un jour que j’accompagnais une copine à l’urgence. L’infirmière marchait, d’un point A à un point B, lentement mais sûrement, avec la patience et l’épuisement de celle qui devrait peut-être prendre sa retraite. En 4 secondes, je l’ai vue, l’ai entendue, dire « I’m too old for this », deux, trois fois, même si elle n’a rien dit, même s’il était impossible de l’entendre à travers les bruits de la salle d’urgence, les voix, les murmures, les plaintes, les sonneries d’alarmes et autres sons reliés au maintien de la vie. La vie devient si électronique, lorsqu’elle est menacée. Elle clignote, sonne, résonne, comme si ce n’était qu’ainsi, en accordant les battements de cœur à un instrument électronique, qu’il était possible d’éloigner la mort. Bref, cette femme, son pas lourd, fatigué, je l’ai entendue. Très vite, elle est devenue Lorna, comme ça, ce n’était sûrement pas son nom, elle devait s’appeler Sue ou Jean, Rhonda ou Christina, mais pour moi, elle était Lorna. En quatre ou cinq phrases, je l’ai racontée pour la copine qui avait bien besoin d’être distraite.

    Un personnage par jour, donc. Pour maintenir une certaine activité créatrice maintenant que le roman est fini. L’éditrice aime le roman, il sera publié comme prévu en septembre. Excellente nouvelle. Je lui ai remis la chose que je ne retrouverai que lorsqu’il s’agira d’en corriger les épreuves. J’accepte qu’elle ne m’appartient plus. Du moins j’essaie. Pourtant, je ne peux toujours pas enlever les post-it roses et bleus sur lesquels j’ai inscrit les parties de Onze pour le transformer en roman. Mon mur sera si vide. Alors je pourrais tenter de remplacer les post-its du mur par des personnages, ici, des fragments, comme des souvenirs de voyage, des photos. Cela serait peut-être une bonne façon de revenir lentement à la maison, puisque mon séjour new-yorkais achève. Mais je ne garantie rien. Les contraintes et moi, nous ne nous entendons pas tellement bien. Cela fait maintenant deux mois que je joue avec l’idée d’un personnage par jour. Jusqu’à maintenant, je peux les compter sur les doigts de la main. Disons de deux mains. Guère plus. Mais vous m’aiderez peut-être à être plus disciplinée.

  • avril6th

    J’arrive à ce point du travail où il me faut revenir sur ce qui est déjà écrit pour affiner le roman. Mon éditrice a beaucoup aimé « la chose », ainsi que je l’appelle, mais il y a du travail à faire sur la deuxième partie. Je sais pourquoi: le projet a été si longtemps un recueil de nouvelles qu’il était inévitable qu’un moment vienne où les nouvelles déjà écrites insistent et s’imposent dans le roman. Melanie, Maya, l’histoire de Frank, ils ont longtemps été l’ancrage du projet. Ce vers quoi le roman allait: donner une voix à ceux qui restent. Des nouvelles du deuil, comme le suggérait le premier sous-titre. Des nouvelles du deuil, parce qu’après la chute de la dernière tour, pendant que les débris étaient ramassés, passés au filtre, pendant que les grues et les torches défaisaient les tours, il y avait des corps, sous les débris, et des gens qui, quelque part dans leur maison, attendaient.

    Les personnages de cette deuxième partie ne sont pas du genre à crier sur les toits, à revendiquer quelque chose. Mais ils sont patients. Troublés par les événements. Et ce qu’ils ont à dire, ce n’est pas au monde, mais à celui ou celle qui est disparu que cela s’adresse. 8 endeuillés. 8 voix.

    Je tiens à eux. Mais il me faut sacrifier quelque chose, je le sens bien. Mieux les intégrer au roman. Alors j’essaie de couper, mais n’y parviens pas. J’essaie de transformer cette partie, de lui donner une trame narrative unique, d’enlever les multiples voix, et il me semble trahir mes personnages.

    Je dois sacrifier le livre que j’ai eu en tête pendant des années pour donner une voix au livre qui en est né. Je le comprends. Mais je ne sais pas comment y arriver. Je me sens comme lorsque je savais devoir tuer un personnage sans parvenir à me convaincre de le faire. Alors je retourne au livre à venir, j’y retourne en essayant d’entendre non pas ce que j’avais rêvé mais ce que l’écriture m’a révélé, lentement mais sûrement, au cours des derniers mois. Peut-être n’est-ce pas un si gros sacrifice: si la chose avait pu être un recueil de nouvelles, elle le serait restée.

    Je me répète cela. Je me le répéterai jusqu’à ce que j’aie réussi à faire naître de ce que j’ai devant moi un roman. Et j’ai l’intuition (ou l’espoir) qu’alors, il me sera impossible d’imaginer le roman autrement que ce qu’il est.

  • mars9th

    Le roman, puisque finalement, c’en était un, est fini. Envoyé à mon éditrice. Accepté par elle. Mais les dernières semaines ont été habitées par la peur. La peur que ce ne soit pas bon, bien sûr, mais aussi la peur que ce ne soit pas différent de ce qui a été déjà publié. Je suis loin d’être la seule à écrire sur ou autour du 11 septembre 2001. Régulièrement, Google Alerts m’envoie des liens pour de nouvelles œuvres. J’essaie de suivre ce qui se fait, de me tenir au courant, de lire les nouveaux romans, dans les limites toutes humaines qui sont les miennes. Peut-être n’est-il dès lors pas étonnant qu’au moment de travailler à mon roman, je m’interroge sur la pertinence de ce que je fais. Après tout, que pourrais-je dire de plus que ce qui a déjà été dit, écrit, par des auteurs meilleurs que moi? Qu’ai-je à apporter au sujet qui justifierait qu’un lecteur prenne le temps d’acheter et de lire mon roman?

    Dans les moments où j’ai peur de faire ce qui a déjà été fait, je ne crains pas vraiment imiter DeLillo ou Hustvedt ou Foer, mais je frémis à l’idée que mon roman puisse ressembler à celui, par exemple, de Rubram Fernandez. Ce « roman », l’un des pires que j’aie lus dans ma vie, toute catégorie confondue, me hante tout de même. Car il pose la question de ce qui peut être réellement dit de nouveau quand il est question du 11 septembre. Le « roman » de Fernandez n’a de nom que ce que l’auteur a choisi de mettre sur la couverture de son livre: September 11 From the Inside: A Novel. Les personnages sont à peine esquissés, les faits ramenés à leur plus simple dénominateur, les clichés se succèdent. Fernandez se targue de faire le travail d’un journaliste, mais si je ne doute pas de sa recherche, le résultat, lui, n’offre aucun contenu. Et dans les faits, l’essai 102 Minutes: The Untold Story of the Fight Inside the Twin Towers de Jim Dwyer et Kevin Flynn réussit là où Fernandez échoue: les journalistes, même s’ils parlent de personnes réelles, des survivants ou des victimes des attentats, les ont construits comme des personnages en leur donnant de l’épaisseur.

    Mais je digresse. Ce que j’essaie de dire, au fond, c’est que pendant que j’écris ce livre, je ne peux faire autrement que de craindre de n’avoir rien de nouveau à apporter. De répéter les clichés, les faits usés, les témoignages, etc. Car je les connais, les traque dans les romans des autres, les transforme en figures lorsque j’étudie la littérature du 11 septembre. Comment pourrais-je ne pas me voir les utiliser?

    Alors j’ai essayé ceci: écrire en oubliant que ce que j’ai lu ne peut faire autrement que de m’influencer. Écrire en me disant que cette influence n’est pas mauvaise, que je peux l’utiliser pour aller ailleurs. Écrire en faisant taire cette voix dans ma tête qui, depuis toujours, essaie de me faire taire en répétant que je n’ai rien à dire. Et je me concentre sur les personnages. Seulement sur eux. Extraits de tout le reste. Inscrits dans leur histoire, et non la mienne. J’ai essayé de les entendre, eux, parce que le but de la chose était ceci: me tenir au plus près des personnages, avant qu’ils ne comprennent ce qui se passe réellement, alors qu’ils sont occupés à survivre, à fuir.

    Pour deux, trois minutes, quelques jours, ça va. Ça tient. Et puis je retourne aux livres et me retiens d’appeler mon éditrice et lui dire « arrête tout, faut jeter le manuscrit ».

    Je ne sais pas ce que les lecteurs penseront. Mais je sais une chose: je n’ai ni trahi, ni abandonné mes personnages. Je les ai portés. Aimés. Leur histoire n’est ni unique, ni véritablement originale. Mais elle est la leur.

  • janvier26th

    Régulièrement, j’entends des copines du Webster qui, à peine arrivées, se rendent au World Trade Center, de la même manière qu’elles vont voir le taureau de Wall Street et la statue de la Liberté. Elles reviennent inévitablement déçues, parce que le chantier du World Trade Center n’a rien à voir avec le Ground Zero dont toutes ont entendu parler. Il n’y a rien à voir, la destruction a été effacée, remplacée par des grues, des bennes, des matériaux, une fourmilière d’hommes et de femmes qui construisent tout à la fois le mémorial, le musée, la tour 1 (Freedom Tower) de même que la tour 4 et le Transportation Hub.

    Il m’arrive de les conduire sur le site, ses copines fatiguées de leur voyage, excitées d’être à New York, et de tenter de leur permettre de voir ce qui n’est plus là. J’essaie de leur faire comprendre que pour voir le 11 septembre 2001 sur ce lieu, il faut parvenir à voir non pas cette plénitude qui emplit l’espace de sons mais l’absence qu’elle désigne: il n’y a construction que parce qu’il y a eu destruction. Le vide, là où les tours se trouvaient, ne se comprend que comme vide. La tour 1, en s’élevant lentement, étage après étage, permet d’imaginer les tours du World Trade Center, comme si elle en était la trace.

    23 janvier 2011

    Il a fallu si peu de temps pour tout détruire, si longtemps pour déblayer, et encore plus longtemps pour reconstruire. La monumentalité du World Trade Center se trouve là aussi, dans cette démesure temporelle: 6 ans pour construire, 10 secondes pour s’effondrer, près d’un an pour déblayer, 7 ans pour construire la tour 1, 10 ans pour les autres tours.

    J’essaie de leur expliquer cela. Mais ce n’est pas simple. Car il faut tant d’effort pour faire abstraction de ce qui se trouve devant soi, et voir l’absence de ce qui devrait y être.

    23 janvier 2011