La main, le souffle
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  • janvier14th

    Lorna marmonne sans cesse « Je suis trop vieille pour ça, je suis trop vieille pour ça ». Elle voudrait s’arrêter, là, maintenant, mais sent la pression des autres. Ils l’encerclent, devant, derrière, même à côté d’elle, comme s’ils savaient que ce n’est qu’ainsi, en retirant tout autre possibilité, qu’elle pourrait continuer. Ce chemin, en continuant à descendre au coeur de la tour, est incontournable. « Nous sommes des boeufs allant à l’abattoir », pense-t-elle.

    Barthes n’avait pas tout à fait tort: qu’est-ce qui fait qu’une image nous retient, sinon cette chose, ce détail qui nous appelle? Les yeux. Un reflet.

    Je pensais à cela au MOMA, devant des photographies de Dorothea Lange qui me rappelaient celles prises au moment des attentats du World Trade Center et du tremblement de terre d’Haïti. Les images qui restent, qui deviennent icônes, ne sont pas tant celles qui donnent une vue d’ensemble d’un événement que celles qui le ramènent à son impact humain. C’est un peu la même chose pour les personnages: ceux qui « existent » vraiment sont ceux qui me retiennent par de minuscules particularités, idiosyncrasies qui les font sortir du calme plat de la page. Ce détail m’empêche de regarder au-delà d’eux sans les voir, demande que je m’arrête et accepte d’aller plus loin avec eux. Ces petits morceaux d’humanité font qu’un personnage sort du lot des multiples visages possibles. Il cesse d’être une idée, unidimensionnelle même si elle est intéressante, et devient Leah, Lorna, Mark et les autres.

    À tous les jours, je m’installe à mon minuscule bureau dans ma petite chambre new-yorkaise et je me débats avec mes personnages. Contre eux, il me semble souvent. J’arrive à ce point du roman où le danger est le plus grand: pour mes personnages, juste avant la chute de la tour sud, le temps presse. Et pour moi, le temps presse aussi, puisque Marie-Pierre attend le livre pour février, d’abord, et ensuite, surtout, parce que j’avance à tout petits pas sur un sol extrêmement fragile. Jusqu’où puis-je aller? Comment éviter de faire ce que les autres ont (mal) fait? Comment faire taire cette voix qui me dit que je devrais arrêter tout cela, ne pas aller plus loin, écrire sur quelque chose de plus facile? J’ai tué Mabel cette semaine. Je savais qu’elle n’y passerait pas, c’était écrit d’avance. Mais elle a résisté. Ou j’ai résisté. M’entravaient non seulement des questions de véracité, mais également un certain attachement au personnage.

    J’ai choisi d’écrire sur cela. Et je repense à Ed Kosner, éditeur du Daily News, justifiant une photographie de main coupée: « You can’t do the story without doing the story. It’s no time to be squeamish »

    Je me le répète, parce que je dois continuer.

  • novembre15th

    Je me débats depuis deux semaine avec la structure du livre. Maintenant que la folie des conférences est passée, maintenant que je reprends une vie plus « normale » à New York, je n’ai plus d’excuse pour ne pas écrire. Et cela me rend très heureuse, et nerveuse. Sauf que je me retrouve confrontée à un problème bien simple: il ne s’agit plus tant maintenant d’écrire les nouvelles, les textes, l’un après l’autre, sans penser à l’ensemble, mais bien de commencer à penser à la chose comme tout. Et la chose n’est plus recueil de nouvelles depuis que Ginny Cooper et Leah se sont retrouvées dans le même escalier, et pas encore roman. Je me débats avec les personnages, parce que j’ai fait « l’erreur » de les construire seuls, isolés, et que maintenant, il me faut leur trouver des liens. Mais comment créer de tels liens sans forcer quelque chose? Devant chacun d’eux, je m’interroge, me demande si Eileen n’est pas Hélène, ou Louisa, si Andrew n’est pas à la fois le frère de l’une et l’amoureux d’Andrea qui ne s’appellerait pas Andrea mais autre chose. Une seconde, deux secondes, les liens font sens, et puis je trouve dans le texte quelque chose qui isole Andrew, ou Andrea. Pour résoudre ce quelque chose, il me faudrait accepter de sacrifier quelque chose du personnage, et alors ce serait forcer mes personnages à aller quelque part, à entrer dans une petite grille qui serait celle de cet étrange roman.

    Dire qu’ils se trouvent tous le 11 septembre dans le World Trade Center est-il suffisant comme lien? Peut-être le World Trade Center en voie de destruction serait-il suffisant comme point commun. Ou alors ces relations croisées que je devine à peine pour le moment, et qui font que mes personnages semblent tous liés à quelqu’un du dehors, comme s’il ne m’était possible de les imaginer qu’ainsi, par le deuil de l’autre. Après tout, la « chose » devait avoir pour sous-titre « Des nouvelles du deuil ».

    J’ai hésité pendant des mois à écrire ces personnages, parce que je résistais à l’idée de les faire souffrir et/ou mourir. Qui tuer, me demandais-je à chaque jour. Ce que je dois faire maintenant est un peu du même ordre : non plus tant qui tuer, que qui sacrifier « for the greater good », pour le livre en cours, pour leur donner plus de force par leur cohésion. Ce n’est pas vraiment plus facile, parce que je me suis attachée à eux, parce qu’il me semble les connaître. Et parce que je ne veux pas ni trahir ces personnages qui m’habitent depuis 3 ans, ni trahir le projet en lui-même.

  • octobre15th

    « Pour savoir il faut s’imaginer. N’invoquons pas l’inimaginable. Ne nous protégeons pas en disant qu’imaginer cela, de toutes les façons —car c’est vrai—, nous ne le pouvons, nous ne le pourrons jusqu’au bout. Mais nous le devons, ce très lourd imaginable. Comme une réponse à offrir, une dette contractée envers les paroles et les images [...] arrachées pour nous au réel effroyable [...]. »

    Georges Didi-Huberman, « Images malgré tout », dans Mémoire des camps, p. 219.

  • octobre14th

    Peter Balakian était au Preview Site du September 11 Memorial and Museum hier, pour lire des extraits de son recueil de poèmes Ziggurat et discuter des enjeux de la création autour du 11 septembre, dans le cadre de la série de conférences intitulée « 9/11, Today and Tomorrow ».

    Ziggurat offre, à travers ses poèmes, une approche du 11 septembre qui le met en relation avec d’autres événements de la seconde moitié du vingtième siècle, comme la guerre du Vietnam, par exemple. Le point de vue de Balakian est celui d’un homme qui a « connu » les tours pendant les six années où il était courrier dans le Lower Manhattan. Œuvre nostalgique à ce titre, Ziggurat se propose d’approcher les attentats en considérant les tours comme les grandes disparues. Balakian, expliquant son approche, a dit lors de sa conférence qu’il avait voulu respecter les victimes et leurs familles. En l’écoutant parler, j’ai bien senti à quel point il savait avancer sur un sol fragile, dans ce lieu particulièrement. Comment parler ou approcher le 11 septembre lorsque les familles des victimes et les survivants sont là, tout près, et veulent (à juste titre, par ailleurs) s’assurer que la mémoire est préservée? Comment écrire le 11 septembre librement, lorsque les survivants cherchent dans ce qui est écrit des traces d’eux-mêmes, et une justesse presque scientifique dans les faits?

    Il y avait dans la salle des littéraires, mais aussi des membres de ce groupe très fort de survivants et familles de victimes. Une de ces femmes s’est présentée à moi par le syntagme « a 9/11 widow ». Elle m’avait entendue mentionner le Lower Manhattan Project à l’organisateur de la série de conférences, et voulait vérifier ce que la base de données recueillait. Elle n’a pas semblée particulièrement impressionnée par notre travail pour recueillir les représentations des attentats. « Vous nommez les victimes, dans votre base de données? », m’a-t-elle demandé. Non. Non, ai-je répondu, essayant de trouver la bonne manière de dire que les victimes ne nous intéressent pas, pas en elles-mêmes. Y a-t-il une bonne façon d’expliquer à quelqu’un pour qui l’événement est bien réel que nous, à l’université, nous intéressons non pas aux personnes, mais aux personnages, aux représentations de ces personnes? J’ai hésité. J’aurais voulu lui dire que je comprends, je comprends son deuil, je comprends la mission qu’elle s’est donnée d’éveiller les Canadiens (elle est canadienne et vient une fois par mois au Tribute Center raconte son histoire) aux dangers du terrorisme, que je comprends tout cela, et n’approche pas l’événement cavalièrement. Mais j’ai senti que je ne pouvais pas parler, pas lui dire ça, que pour elle, l’événement lui appartenait, même après tout ce temps, et qu’il n’y avait qu’une façon d’en parler et de l’approcher.

    J’avais demandé à Balakian si son approche avait eu pour but d’inscrire le 11 septembre 2001 dans une lignée historique, pour le mettre en perspective. Il n’a pas répondu, tournant autour de la question, refusant d’admettre ce que plusieurs auteurs ont fait avant lui, c’est-à-dire considérer l’événement de 2001 non comme un événement hors du commun et incommensurable, mais lié à d’autres. Sur le coup, je n’ai pas trop compris : ses commentaires étaient très intelligents, solides, sa vision du rôle du poème fascinante. Et voilà qu’il évitait de voir le 11 septembre en dehors des critères d’exceptionnalité.

    Puis j’ai compris, après avoir parlé à la veuve. Là, dans ces lieux, sur ce qu’il avait lui-même désigné comme « hallow ground », lieu saint, il ne pouvait pas approcher cette question, risquer de blesser les familles, les survivants. Je suis donc repartie, avec une question en tête : comment écrire l’événement sans porter atteinte à ceux qui l’ont vécu, tout en ayant une grande liberté dans notre façon de l’approcher? Comment raconter sans avoir l’impression de danser sur les tombes fraiches? Balakian a peut-être trouvé une réponse : par le détour, sans que cela ne paraisse trop, comme on parlerait tout bas pour ne pas réveiller un enfant qui dort dans la chambre à côté.

  • septembre11th

    Il faut l’imaginer : assez grand, cheveux blancs sous une casquette noire, long, très long manteau de cuir noir. En fait, le pleureur est entièrement vêtu de noir. Il se tient debout, la tête penchée, comme s’il pensait, à moitié appuyé à la hampe du drapeau qu’il tient dans sa main droite. Pendant un long, très long moment, il est là, immobile.

    Je l’observe. Sa retenue a quelque chose de touchant. Je continue mon chemin.

    Un peu plus tard, je le retrouve. Il vient d’ajouter une couleur à sa palette. Il sanglote maintenant, de gros sanglots, penché sur son drapeau. Autour de lui, les gens s’écartent, un homme pose une main sur son épaule. Mais le pleureur continue, inconsolable. Après un moment, semblant revenir à lui, il se relève, et part.

    Le revoilà, un peu plus loin dans la foule. Il vient de poser sa bible sur une balustrade, avec une petite tape, comme s’il s’assurait qu’un timbre était bien collé. Il cadre son drapeau entre les barreaux d’une clôture de sécurité, lève la tête au ciel, les mains suivent en peu de temps. Le voilà lancé, toujours ces sanglots bruyants, auxquels s’ajoutent des invocations muettes ressemblant à des pourquoi.

    Le pleureur extrême

    Un bref moment, une fraction de seconde en fait, alors que je commence à comprendre ce qui anime le pleureur, je m’aperçois qu’il me regarde. Je détourne le regard. Et suis prête à jurer que d’ici quelques minutes, il sera près de moi, pour que je puisse vraiment le voir, le prendre en photo. Je viens de repérer son mode de fonctionnement : le pleureur ne pleure pas, pas vraiment. Pas de larmes. Probablement pas de perte non plus. Mais il est là pour être vu. Il fait un show. Son show, qu’il doit répéter à tous les ans depuis 2001, depuis la première cérémonie six mois après les attentats.

    Je ne le regarderai pas. Il y a devant moi des hommes et des femmes qui ont, eux, vraiment perdu quelqu’un. Et comme la cérémonie s’étire, comme on n’en est encore qu’aux N, les rangs des spectateurs se dispersent. Il me semble que je n’ai d’autre choix que de rester, par respect. On ne quitte pas les funérailles avant la fin. Voilà ce que je me dis, même si je sais que les endeuillés ne me voient pas. Comme lorsque j’ai attendu des jours devant mon téléviseur en espérant que des victimes soient retrouvées en vie. C’est un drôle de sentiment. Comme une responsabilité : je me suis pointée là ce matin, je me suis mêlée à la foule des badauds, je me suis frayé un chemin jusqu’à cette balustrade. La moindre des choses, c’est que je reste jusqu’à ce que le dernier Z soit lu.

    Le pleureur vient d’arriver, il s’installe à côté de moi, tout à côté. Il a vu la caméra, depuis tantôt il suit les « bien équipés », les caméras de télévision ou celles, comme la mienne, qui font sérieux parce qu’elles ont un bon objectif. Bref, la représentation est pour moi cette fois. Le pauvre, il est déçu : je ne le regarde pas, je ne monte même pas l’appareil à mes yeux pendant tout le temps qu’il est là. Il remballe le tout assez vite, ce sera un show un peu bref. De plus près, je vois les plaies sur ses mains, l’état lamentable de cet homme. Il joue maintenant le tout pour le tout : le voilà, ouvrant son manteau noir (non, il ne se dénude pas du bas, il n’est pas ce genre d’exhibitionniste), les mains sur son chandail noir sur lequel se trouve bien sûr un drapeau américain. Et il entreprend de le déchirer. Oh pas au complet, la matinée est encore jeune, il reste encore tous les R et les S et les T. Non, il y va graduellement, après tout, il fait encore frais à l’ombre.

    Le pleureur, je m’en rends compte en regardant autour de moi, n’est pas seul : sur la plazza où je me trouve, ils sont une dizaine, peut-être un peu plus, dont la mission ce matin est de se faire photographier. Idéalement par des journalistes. Sinon, par des touristes. Ainsi, ce type, en patin à roulettes, un drapeau dans la main, une pancarte dans l’autre. Il tourne un peu sur lui-même, pour être sûr d’être vu.

    Moi qui croyais être là pour voir, moi qui me sentais un peu irrespectueuse de m’immiscer ainsi dans le deuil des autres, voilà que finalement, j’aurai fait pire : participé à la transformation en spectacle. Elle était déjà bien en marche, très bien même, avant que j’arrive sur le site. Mais j’ai photographié le pleureur. Et le type en patins. Si la vie est aussi simple que certains le croient (bad guys, good guys, you’re with me or against me), alors me présenter sur le site revient à en accepter (voire en promouvoir) la valeur de spectacle.

  • septembre10th

    Le 8 septembre, Laura m’a envoyé un message très succinct. « The Towers are on », en disait l’objet. L’expression m’a troublée. The Towers are on, comme si elles étaient éteintes le reste de l’année, toujours présentes mais cachées, plongées dans l’obscurité. Comme dans la superbe image de Art Spiegelman. Et il y a un peu de cela. Quelques jours par année, toujours à la même date, à l’automne, elles s’allument, redeviennent un point d’orientation à travers la ville. Du toit du Webster, sur la 34e, elles se confondent, deviennent un, les deux faisceaux bleus se perdent dans le ciel, comme s’ils étaient sans fin.

    Le 9, je suis partie à leur rencontre, me rendant, la nuit tombée, sur le site. Mais avant, j’ai voulu aller voir ce que c’était, tout ce tralala autour du centre communautaire musulman. Il m’a fallu du temps pour trouver cette adresse, 51 Park Place. Park Place est une petite rue, une de ces rues comme le Lower Manhattan les aime, sinueuse, presque impossible à trouver si on ne la connaît pas. Rien à voir avec la grille qui commence plus haut. Park Place, donc. Finalement, pas si difficile à trouver, une fois que l’on sait ce que l’on cherche. Il suffit de suivre les camions des réseaux télévisés, les voitures de police. Un policier montait la garde, à l’entrée d’un immeuble abandonné, entre le marché Amish et un restaurant un peu glauque, pendant que de l’autre côté, des journalistes interviewaient deux hommes. J’ai supposé que l’un était un promoteur associé au projet, l’autre un représentant de la ville. Ou de l’opposition. En fait, je n’ai aucune idée de qui ils étaient. Je sais seulement une chose : l’immeuble en question passe inaperçu. Il est à la fois loin du World Trade Center, et proche. Et pour la première fois, j’ai eu peur. Peut-être est-ce à cause de ce battage médiatique, des policiers, etc., mais je me suis dit qu’il serait si facile pour quelqu’un de tout faire sauter. J’ai continué mon chemin.

    Je connais bien Ground Zero maintenant. Je peux constater sa progression, en reconnaître l’évolution, comme on fait lorsqu’on observe un enfant aimé grandir. Hier, dans l’obscurité, je l’ai trouvé plus émouvant que jamais. Peut-être parce qu’il est de moins en moins Ground Zero, de plus en plus un site de construction comme les autres.

    J’ai attendu que se lèvent les tours, comme on se réveille tôt pour regarder le lever du soleil. Mais hier, je les ai attendues en vain. J’ai discuté avec un gardien, près de Zicotti Park, là où aura lieu la commémoration, samedi. Lui aussi venait de se tourner vers le ciel, cherchant les tours. S’étonnant de leur absence. Will you be there Saturday?, m’a-t-il demandé. That’s what I’m here for. Je ne lui ai pas dit que je traînerais toute l’année autour du site, que Ground Zero était devenu avec les années ce vers quoi mes pas me portent, automatiquement. Pas plus que je ne peux expliquer à un ami d’enfance comment le 11 septembre est devenu aussi important pour moi.

    Je sais seulement qu’hier, alors que dans le port on remettait les prix d’une régate annuelle, alors que j’entendais les bruits de la reconstruction, la musique d’un bar, les klaxons et les conversations, j’ai été émue, émue comme lorsqu’on retourne pour la première fois là où un être aimé vivait, et qu’on le cherche dans tous les coins de la maison, avant de se rappeler que non, il ne reviendra pas, et alors, c’est comme le perdre à nouveau.

  • septembre7th

    L’autre soir, dans la salle à dîner du Webster, j’écoutais une dame assez âgée lire une histoire « drôle » trouvée sur le Web. Dans cette histoire, les pilotes de deux avions d’Arabie Saoudite demandaient l’autorisation d’atterrir à Pittsburg. À chaque fin de message avec la tour de contrôle, les pilotes disaient « Praise Allah ». Mais vient un moment où les pilotes d’avion, inquiets, décident de vérifier : « tour de contrôle, vous semblez vouloir nous envoyer tous les deux atterrir en face à face, pouvez-vous confirmer? » Et la tour de contrôle de répondre : « oui, pilote. Dites à votre dieu : Praise Jesus ». C’est drôle, n’est-ce pas, disait la vieille dame de sa voix aiguë.

    Je ne lui ai pas dit non. D’abord, je n’étais pas à sa table. Ensuite, je lisais un livre sur l’utilisation du 11 septembre dans la culture américaine, et je me suis dit qu’elle n’apprécierait peut-être pas. Mais cette histoire est venue s’ajouter à la question de la « mosquée à Ground Zero », comme la nomment ses opposants.

    Voilà plusieurs semaines que je m’intéresse à cette question, ce centre communautaire musulman qui devrait être construit à deux « blocs » du site du World Trade Center. Chaque jour, j’essaie de formuler quelque chose, mais des discours viennent s’ajouter aux discours, et le problème posé par les opposants à cette mosquée se radicalise. J’allais dire qu’il se complexifiait. Mais cela aurait été une erreur : dans cette histoire, la radicalisation n’ajoute pas des couches, elle simplifie les discours, les ramène à une opposition simple, la même que celle sur laquelle Bush a construit sa politique extérieure : nous contre eux.

    Quelques faits, d’abord :

    Il existe à New York plusieurs centres communautaires : pour jeunes, pour juifs, pour gais et lesbiennes, pour chrétiens, etc. Ces centres communautaires se partagent la ville paisiblement. Devant chez moi, sur la 34e, il y a une église chrétienne qui sert de refuge, le soir venu, à des itinérants. En marchant vers 7th avenue, je croise un centre communautaire juif. Une île comme Manhattan, où les espaces sont retreints, ne semble pas s’embêter avec des divisions inutiles : la cohabitation se fait, du moins selon ce que j’observe, bien, les uns et les autres se croisent sans animosité.

    Comme le rappellent Clyde Haberman et Matt Sledge, la simple appellation « Mosque at Ground Zero » pose de sérieux problèmes : d’abord, ce n’est pas une mosquée, mais bien un centre communautaire dans lequel se trouvera une salle de prière (et une piscine, entre autres). Ce ne sera pas nouveau : il existe déjà de tels endroits dans le Lower Manhattan, et aucun n’a jusqu’à présent, et ce même après le 11 septembre, posé problème. Ensuite, la préposition : « at », à Ground Zero, totalement erronée. Même la petite chapelle St-Paul, juste en face du site du World Trade Center, ne reçoit pas l’appellation « à Ground Zero » : elle est l’autre côté de la rue. L’immeuble de Park Place, lui, demandera à ses visiteurs un détour. Car deux blocs, en langage new-yorkais, c’est déjà assez loin.

    Mais voilà, les journalistes titrent leurs articles, les opposants frémissent de joie, et on continue de parler de la mosquée À Ground Zero. Obama est sorti de sa réserve pour répéter qu’il existe aux États-Unis une liberté de religion, et que l’état n’interviendra pas pour gérer l’utilisation d’un lieu appartenant à des intérêts privés. Trois secondes plus tard, les opposants ont rappelé qu’Obama, avec son prénom Hussein, est musulman. Tant pis s’il est chrétien. Avec un prénom comme cela, voyons, il est musulman. Voilà où vont les discours, les raccourcis qu’ils prennent.

    Il y a ici des équations désarmantes de simplicité : les terroristes revendiquaient l’Islam, donc tous les musulmans sont des terroristes. Les promoteurs du projet de centre communautaire ne peuvent pas prouver qu’ils ne veulent pas faire l’apologie de la destruction de l’Occident, donc c’est ce qu’ils veulent faire. L’idée que le centre soit conçu non comme un cri de victoire de l’Islam radical mais comme une façon de créer des liens entre les communautés pour diminuer l’islamophobie ambiante ne semble pas être entendue. Bref, on assiste à un dialogue de sourds.

    Il y a quelques mois, lors d’une de mes visites au site, j’ai vu un homme s’installer avec son tapis de prière, à la nuit tombée, alors qu’il n’était qu’à deux pas du site. Priait-il parce que c’était l’heure de le faire, ou parce qu’il a perdu quelqu’un dans les attentats? Je ne le sais pas, on ne dérange pas quelqu’un qui prie. Mais il n’était certainement pas en train de se réjouir de la chute des tours. Que les terroristes revendiquent l’Islam comme justification de leurs actes ne fait pas de doute. Mais il ne fait pas de doute non plus qu’il s’agisse d’une lecture, extrémiste, du Coran. Le 11 septembre est-il pour autant le début d’une guerre de religions? Autrement dit, s’il faut croire que l’Islam et le terrorisme sont dans une relation d’adéquation, comme certains le proposent, ne faudrait-il pas commencer à admettre que le Christianisme n’est pas en reste : combien d’églises construites sur des terres conquises, combien de « croisades » faites au nom de la religion dont le but premier était l’expansion d’un territoire? La religion, bref, sert de prétexte.

    Les arguments pour et contre le centre communautaire finissent toujours par se résumer à un même argument : ne pas donner raison aux terroristes. Le problème, c’est que l’argument est utilisé par les deux clans : les uns disent que construire un centre communautaire musulman revient à accorder la victoire aux terroristes, à accepter qu’ils placent un drapeau sur une terre conquise par les attentats. Les autres disent que le centre communautaire, en proposant un dialogue entre les religions, serait un pied de nez aux terroristes et à leur discours.

    La persistance de la polémique créée par ce centre communautaire, de même que l’envenimement des discours révèlent différents problèmes qui étaient déjà présents :

    À qui appartient Ground Zero? Les Américains à l’extérieur de New York ne voient ce lieu que par sa destruction. Mais les New Yorkais, eux, constatent sa reconstruction, jour après jour. Ce n’est pas qu’il y ait négation de la valeur symbolique de l’endroit. Plutôt, que chez les New Yorkais, le lieu n’est pas entièrement investi par le 11 septembre, il est habité par l’avenir également. Et l’avenir passe par la reconstruction de ce quadrilatère.

    Quelles sont les limites physiques de Ground Zero? Le quadrilatère du World Trade Center seulement? Ou alors faut-il, comme le suggèrent les opposants du projet, transformer le Lower Manhattan en zone sainte? Mais alors, il faudrait peut-être éliminer les bars, les danseuses nues, etc., les vendeurs de pacotilles, autant de commerces qui, contrairement au centre communautaire, ne semblent pas poser problème.

    Et puis, à qui appartient le 11 septembre 2001? À ses victimes? À leurs familles? Aux New-Yorkais? À l’Amérique entière?

    Je n’ai pas de réponses, au fond. Des observations. Des liens entre les faits. Je peux ainsi, au-delà de l’anti-islamisme dont souffrent les musulmans modérés des États-Unis, noter que le centre communautaire n’est pas le seul à se heurter à des oppositions fortes qui touchent à la nature et à la fonction de Ground Zero. Ainsi, dans les premiers plans du musée et du mémorial du 11 septembre 2001, les concepteurs avaient inclus un Freedom Center dont la fonction aurait été de permettre une réflexion sur la liberté aux États-Unis mais aussi ailleurs. En bref, une ouverture, afin d’inscrire le 11 septembre dans une perspective historique plus large. Pour sortir de l’exceptionnalisme des discours du 11 septembre qui le présentent comme un fait seul, incomparable dans l’histoire de l’humanité. Ce centre ne verra pas le jour. Il a été torpillé, en grande partie à cause du lobby des familles des victimes qui s’opposait à ce qu’il ne soit pas question uniquement du 11 septembre.

    Je dirai donc seulement ceci, pour conclure : n’est-il pas particulièrement significatif qu’au bout du compte, le supposé respect des victimes soit utilisé à toutes les sauces, mais rarement pour la paix? Que chaque effort d’ouverture, chaque tentative pour proposer du 11 septembre 2001 une vision plus large, chaque initiative qui permettrait de comprendre le monde à partir du 11 septembre et le 11 septembre à partir du monde, devienne l’objet d’une lutte de pouvoirs qui le dénature, le souille?

  • août5th

    Chronic City, de Jonathan Lethem, n’est pas un roman du 11 septembre 2001. Certes, le roman se déroule dans un New York du nouveau millénaire, et ses personnages explorent la ville, allant de l’Upper East Side au Lower Manhattan de l’Hôtel de Ville. À aucun moment l’auteur mentionne ce jour, ni même ses traits marquants : aucun feu, aucun avion, aucune tour ne sont évoqués dans ce roman. Pourtant, il se passe quelque chose dans la littérature du 11 septembre avec Chronic City. Peut-être est-ce le résultat du lecteur qui cherche dans le roman new-yorkais les traces des attentats de 2001. Déjà, avec Let the Great World Spin, Colum McCann explorait la figure de l’équilibriste Philippe Petit, célèbre pour avoir marché entre les deux tours, en 1974, orientant le regard vers les tours en misant sur la nostalgie d’une époque révolue, celle où les évoquer ne revenait pas à parler de leur destruction. Chronic City devient quant à lui un roman du 11 septembre précisément par les détours qu’il prend pour ne pas nommer le 11 septembre, pour en contourner les figures.

    Oublions le personnage principal, Chase Insteadman, dont le nom (L’homme à la place de…) le place d’entrée de jeu dans l’étrange espace transitoire qu’est sa vie entourée de la fumée de marijuana et du réel presque alternatif construit par le personnage de Perkus Tooth. Ce qui, dans l’œuvre de Lethem, évoque le 11 septembre, ce sont les mentions d’une menace souterraine et celle des jours de brouillard gris.

    Le New York de Chronic City est aux prises avec un monstre, présenté comme un animal aussi mythique que le yéti, et dont les supposées apparitions sont surprises par des témoins hallucinés. Parce qu’il faut bien nommer l’ennemi, journalistes et témoins décident qu’ils s’agit d’un tigre, ramenant la destruction en cours à un ennemi connu. « […] Biller instead logged on to the city’s Tiger Watch Web Site. The monster had last been seen two days ago, on Sixty-eighth Street by a couple of Hunter undergraduates, rustling beneath an opened metal grating at a work site. There had been no casualties or damage, and the site ranked risk of an attack tonight as Yellow, or Low-to-Moderate” (p. 226).
    Le tigre est en fait une machine qui creusait une nouvelle ligne de métro et qui s’est apparemment emballée, développant sa propre « intelligence », et dépassant les ordres de ses opérateurs. Une sorte de Frankenstein, en somme, qui frappe à tout moment (mais surtout la nuit) et qui, surtout, cause l’évacuation (et la condamnation) d’édifices à logement. Venue d’en dessous, la menace qu’est le tigre finit par effectuer sa propre revitalisation. Mais deux traits de cette menace sont intéressants. D’une part, elle est, comme le terrorisme, imprévisible : la machine ne frappe pas d’une manière logique, linéaire. Elle surprend, déplace, force la transformation. Comme la grande figure de l’après-11 septembre, Ossama Ben Laden, le tigre est guetté, on imagine le voir, le traquer, et ses apparitions changent le niveau d’alerte. D’autre part, la machine, mythifiée, chassée tant par les témoins que par les journalistes, force à accepter des changements qui, dans les faits, ne relèvent pas tant du hasard que de considérations politiques et urbanistiques. S’il y a dans Lethem un réflexion sur le 11 septembre, elle se trouverai peut-être ici dans une critique des discours de la peur et de la sécurité qui ont conduits une majorité d’Américains non seulement à accepter des restrictions dans leur liberté et leurs droits individuels mais à les souhaiter. La transformation d’une machine de « destruction massive » en tigre lui donne un visage « acceptable », représente un processus d’infantilisation des témoins : vous ne voyez pas ce que vous voyez, vous voyez ce que nous vous disons que vous voyez…

    Si Chronic City ne mentionne pas le 11 septembre, ni même le World Trade Center, le roman se construit toutefois selon une géométrie à deux pôles : d’une part, la fascination pour et la peur du tigre, de l’autre, le brouillard qui a flotté sur la ville au-dessus d’un trou. Mentionné à plusieurs reprises, ce trou, situé uniquement de manière vague comme appartenant au « lower part of the island » (p. 173), est associé à un brouillard gris (« gray fog ») et à une menace vague mais constante. Le trou, jamais nommé, jamais déterminé autrement que par ce brouillard, représente une sorte de No Man’s Land, de terre dangereuse : « I realized I hadn’t been so far downtown since the gray fog’s onset » (p. 233). Autant la machine est, par son association à un tigre, personnalisée, dessinée, autant le brouillard apparaît comme un événement sans date, sans début, sans fin, mais aussi sans cause apparente. Les tours ne sont pas, dans Chronic City, détruites. Elles sont seulement, depuis le brouillard, invisibles : « Philippe Petit crossing that impossible distance of sky between the towers, now unseen for so many months behind the gray fog » (p. 430), comme si, advenant la levée du brouillard, elles ressurgiraient.

    Comme avec Let the Great World Spin où la figure de Philippe Petit sert à marquer la distance entre les deux tours, entre le passé glorieux de leur construction et leur absence soudaine, les jours de brouillard, dans le roman de Lethem, rendent visible une rupture dans la vie de la ville, entre l’avant et l’après. Mais Lethem va au-delà d’une simple rupture temporelle. Comme il le fait en mettant en scène le tigre, Lethem utilise le brouillard pour critiquer l’après-11 septembre : « Something happened, Chase, there was some rupture in this city. Since then, time’s been fragmented. Might have to do with the gray fog, that or some other disaster. Whatever the cause, ever since we’ve been living in a place that’s a replica of itself, a fragile simulacrum, full of gasps and glitches. A theme park, really! Meant to halt time’s encroachment. Of course such a thing is destined always to fail, time has a way of getting its bills paid. » (p. 389) La critique de Lethem ne se porte pas sur l’avant-11 septembre. Certes, un changement a eu lieu, dit le personnage, Perkus Tooth, mais c’est depuis le 11 septembre que « nous » vivons dans un monde qui n’est qu’un simulacre, une réplique de lui-même. Un parc thématique, destiné à amusé, à endormir les gens, à les empêcher de voir ce qui se passe réellement, les changements en cours, impossibles à contrer. Si Lethem a, dans ce passage, une vision pessimiste, ce n’est pas tant parce qu’il craint le retour du terrorisme, mais parce qu’on ne peut ruser indéfiniment avec la réalité, elle finit toujours par nous rattraper et demander son dû. Perkus Tooth, sorte de voyant halluciné (drogué et plongé dans son propre brouillard, celui de la marijuana), devient ainsi une Cassandre, annonçant que la fin crainte n’est pas celle qu’on croit, que, voilée, camouflée supposément pour notre protection, elle n’en viendra pas moins et sera alors pire que cette première catastrophe, cette « rupture dans la ville ».

    Aussi sûrement, donc, que Lynne Sharon Schwartz ou Don DeLillo, en attaquant de front les attentats, ont écrit des romans qui s’inscrivent dans la littérature du 11 septembre, avec Lethem, c’est à une autre vision de cette nouvelle littérature qu’on accède : l’événement n’a plus à être nommé, il est en toile de fond, et plane encore sur la ville, comme cette odeur de chocolat, sucrée, qui rappelle l’odeur des corps flottant sur la ville pendant des semaines après les attentats. En rusant avec les figures de l’événement, en les utilisant comme leviers tacites, Lethem construit donc une critique de la mythification du 11 septembre et de ses suites. Il y aurait ainsi une mémoire du 11 septembre dont les auteurs new-yorkais seront peut-être les meilleurs dépositaires.