De la mémoire : quelques jalons théoriques

L’article de Peter R. Sattler « Past Imperfect: "Building Stories" and the Art of Memory » a joué un rôle fondateur dans mon travail. D’abord parce qu’il s’agit de l’unique publication abordant en détail la question de la mémoire dans l’œuvre de Ware; ensuite parce que cette mémoire est considérée en tant que processus cognitif et émotif. D’après Sattler, les travaux récents de Ware « stand mainly as efforts to represent and re-create that psychological and emotional phenomenon [of remembering]1.  » Afin de soutenir cette hypothèse, Sattler se réfère aux travaux de plusieurs chercheurs en sciences cognitives. Parmi ces chercheurs, Daniel L. Schacter, auteur de Searching for Memory, compte parmi les plus influents. Avant d’entamer la portion analytique de ce chapitre, voyons ce que Sattler et Schacter ont à nous apprendre.

 

La mémoire est fondatrice dans la cognition. Loin de se limiter à un processus unique, elle se ramifie dans toutes les sphères de l’intellect. Le langage que nous utilisons, l’identité que nous nous forgeons; tout cela s’enrichit d’un passé sans cesse réactualisé. Parmi les nombreux processus de remémoration, on peut distinguer deux grandes catégories : la mémoire sémantique et la mémoire épisodique2La première constitue la mémoire d’un appareil sémantique, qu’il soit linguistique, visuel, culturel, etc. Cette mémoire est une mémoire implicite, si intimement associée à toute forme de pensée qu’elle ne participe pas d’une remémoration consciente. Par exemple, prononcer le mot « pomme » implique nécessairement qu’on ait appris ce mot (et donc que sa signification soit remémorée au moment de sa prononciation); néanmoins, le moment et le contexte de cet apprentissage ne sont généralement pas pertinents dans la remémoration sémantique. La mémoire épisodique, d’abord conceptualisée par Endel Tulving3, réfère quant à elle à tout acte conscient et actif de remémoration. La mémoire épisodique renvoie donc à un moment passé (épisode) appelé par la mémoire. D’emblée, nous pouvons affirmer que nous nous intéressons chez Ware à l’expression de la mémoire épisodique – et non à la mémoire sémantique.

 

Une mémoire épisodique peut se décliner en deux modes, appelés « field memories » et « observer memories4 » (que je traduis librement ainsi : mémoire de terrain et mémoire d’observateur). Dans le premier mode (field), le sujet adopte le point de vue original de l’événement, il revisite ses perceptions. Dans le second, il tend à s’inclure lui-même dans l’épisode, comme un personnage parmi d’autres. Schacter remarque que les mémoires fraîches sont généralement fidèles aux perceptions originales (field), alors que les plus anciennes tendent vers une mise à distance du sujet (observer). Par ailleurs, le point de vue peut être modifié selon l’attention accordée aux sentiments et aux perceptions dans l’exercice de remémoration : « Remarkably, people experienced more field memories when focusing on feelings, whereas they experienced more observer memories when focusing on "objective circumstances"5. » Nous verrons plus loin que les mémoires narratives, se projetant dans une structure de causalité, tendent vers le mode des observer memories, alors que les épisodes poignants ou violents qui résistent à la sémantisation adoptent plutôt le point de vue du terrain.

 

La mise en marche d’une mémoire épisodique repose sur deux processus distincts. D’abord, au moment de l’événement, un encodage s’effectue. Cet encodage de données, sous forme d’engramme (la souche neurologique du souvenir), est fortement déterminé par son contexte. Ainsi, précise Schacter, les mémoires durables se gravent-elles en relation avec d’autres mémoires, antérieures : « If we want to improve our chances of remembering an incident or learning a fact, we need to make sure that we carry out elaborative encoding by reflecting on the information and relating it to other things we already know6. » Un exemple probant de cet « encodage élaboré », souligne Schacter, est la mnémotechnique ancienne des loci et des imagines. En projetant des images dans un lieu déjà connu, les chances d’une mémorisation efficace et cohérente sont optimisées : « My central point is that the core cognitive act of visual imagery mnemonics […] is a form of deep, elaborative encoding7. » Ainsi, le rapport intime de l’espace et de la mémoire s’expliquerait par la relative stabilité des architectures intériorisées et par leur capacité à contenir des images évocatrices. Toutefois, l’architecture ne constitue pas le seul ancrage possible : une image, un visage, une odeur, voire une association d’idées peuvent constituer une base durable pour un engramme.

 

Le second processus nécessaire à la mémoire épisodique est, naturellement, la remémoration. Cette étape est toujours entamée par un indice (« cue ») qui réactive l’engramme créé lors de l’encodage. Toutefois – et c’est là un point crucial des théories de Schacter – cette réactivation n’est jamais parfaite. Outre que l’engramme s’altère nécessairement avec le temps, il devient indissociable, au moment de la remémoration, de l’indice qui le réactive.

 

It is a unique pattern that emerges from the pooled contributions of the cue and the engram. A neural network combines information in the present environment with patterns that have been stored in the past, and the resulting mixture of the two is what the network remembers8.

 

Ainsi, le « souvenir », tel qu’il se présente à l’esprit, est également influencé par le passé et par le présent. Rappelons-nous que l’encodage subissait déjà une contamination semblable. Si l’engramme se crée en relation avec un passé remémoré (« we cannot separate our memories of the ongoing events from what has happened to us previously9 »), la réactivation de cet engramme est également contaminée par le présent qui le réactive. Cela explique la richesse et la complexité des processus de remémoration, les rendant sujets à la déformation, mais multipliant également les ponts entre eux, permettant de construire leur histoire fédératrice, leur narration.

 

La mémoire constitue notre identité intime. Agencés entre eux, réactivés au fil des ans, les souvenirs créent une histoire personnelle, une mémoire autobiographique. Schacter distingue trois différents niveaux de mémoire autobiographique : « What we experience as an autobiographical memory is constructed from knowledge of lifetime periodsgeneral events, and specific episodes. When we put all this information together, we start to tell the stories of our lives10. » Alors que les épisodes spécifiques constituent le matériau brut de la mémoire épisodique, ancrés dans la perception, la mémoire des événements généraux (et des plus longues périodes) agit comme une trame sémantique unissant les épisodes. Sattler, donnant un sens plus restreint à la mémoire épisodique de Tulving, regroupe ces trois niveaux de mémoire autobiographique sous deux catégories : la mémoire épisodique (« those moments and events from our own lives that we can call up and visualize11 ») et la mémoire narrative (« which gives our recollections shape and meaning, placing them in the context of a life story11 »). Ici, le terme de mémoire épisodique renvoie au moment, alors que la mémoire narrative implique une histoire, une construction sémantique.

 

Sattler remarque que ces deux types de mémoire autobiographique ne se traitent pas avec la même facilité selon le médium. Alors que les narrations écrites (roman, etc.) expriment très naturellement des mémoires narratives, le médium visuel de la bande dessinée semble se confiner dans le présent, dans l’épisode : « Ware has noted that the language of comics lacks what we might call an imperfect tense, a way of depicting ongoing or habitual action in the past12[…] ». Citant Ware, Sattler donne cet exemple : comment exprimer en dessin une phrase comme « Tous les jours, il allait acheter du lait à l’épicerie »? Sattler constate : « Images can recreate episodes from the past, but they cannot as easily show larger narrative patterns across time13. » Cette limitation, loin d’être une faiblesse, permet au texte et aux images, une fois réunis, de construire une expression complexe de la mémoire. Si les images ont l’évidence perceptive d’un épisode (remémoré ou non), le texte peut les inscrire dans une logique narrative, leur conférer une temporalité plus large, se rapprochant de ce que Schacter appelle les événements généraux. Cette versatilité du médium de la bande dessinée, selon Sattler, permettrait aux bandes dessinées de Ware d’exprimer une « experiential memory – the feeling of remembering, the phenomenology of memory itself14. » Un tel concept est ambitieux, et il ne sera pas question ici de défendre sa pertinence. Je l’adopterai néanmoins comme hypothèse de travail dans ce troisième chapitre : si certaines œuvres de Ware expriment bel et bien une « experiential memory », quels en sont les mécanismes, les procédés?