La narration en bande dessinée

Comme dernière étape de ce survol des prémisses théoriques sur la bande dessinée, il importe de s’attarder à la question de la narration, qui camoufle un personnage pour le moins mystérieux : le narrateur. Si la présence d’un narrateur dans les récits écrits et le discours narratif fait généralement consensus en analyse littéraire, il en est tout autrement pour les médiums visuels. Au tout premier chef, le cinéma s’est retrouvé au centre d’un long débat quant à la nature du (des) narrateur(s) à l’origine de ses récits.

 

Si la plupart des sémiologues du film (notamment André Gaudreault, François Jost, André Gardies, Jacques Aumont) ont repris à leur compte le credo selon lequel « il n’y a pas de récit sans narrateur », d’autres (ainsi Christian Metz, Raymond Bellour, Gilles Deleuze et, à la suite de ce dernier, André Parente) se sont affranchis, de diverses manières, de cette doxa sémiologique. (S2, 86)

 

Groensteen, bien qu’il tente d’éviter le débat, propose un système d’analyse centré autour d’un narrateur – qu’il propose toutefois de décomposer en plusieurs postures. Il rappelle que la bande dessinée « combine, en proportion variable, le texte et l’image. Il est essentiel de partir du postulat que l’un et l’autre participent pleinement de la narration. » (S2, 89) Ainsi, la voix narrative peut se manifester par au moins deux voies : le texte et l’image. Selon le médium, le narrateur occupera donc un de ces deux rôles : récitant ou monstrateur. (S2, 96) Ces rôles peuvent être assurés par une instance énonciatrice unique et cohérente (c’est le cas dans la majorité des bandes dessinées autobiographiques) ou mettre en scène des narrateurs multiples et différents. Par ailleurs, la nature de l’énonciation narrative diffère chez le récitant et le monstrateur. Ainsi le dessin évoque-t-il généralement le monstrateur par l’indicialité de sa trace (pour reprendre le terme de Marion1) : « le dessin est indissociable de la main d’un énonciateur particulier. » (S2, 92) Un narrateur, récitant ou non, peut d’ailleurs être actorialisé (S2, 116), c'est-à-dire faire partie du récit en tant que personnage.

 

Si les deux postures (récitant et monstrateur) ouvrent la porte à la multiplicité des narrateurs, Groensteen rappelle que « [l]a coordination de ces postures relève de l’autorité d’un foyer d’énonciation supérieur, celui-là même pour lequel nous avons choisi de réserver le nom de narrateur. » (S2, 103) Ainsi, en définitive, Groensteen s’inscrit dans la lignée d’un Albert Laffay, qui proposait le terme de « grand imagier », décrit comme « [le] foyer linguistique virtuel qui se situe en dehors de l’écran2 », pour nommer le narrateur filmique.