Une brique et ses immeubles : Jimmy Corrigan

Jimmy Corrigan est un homme timide jusqu’à l’extrême, presque socialement handicapé. Il ne connaît qu’une femme dans sa vie : sa mère. Son père, quant à lui, a disparu trop vite pour qu’il en garde le moindre souvenir. Un beau jour, toutefois, Jimmy reçoit une invitation de son « vrai père1 » pour l’Action de grâce. Cachant tout à sa mère, Jimmy prendra l’avion jusqu’à « Waukosha2 », où il rencontrera son père – son véritable sosie – et Amy, sa demi-sœur adoptive. Le voyage se termine avec le décès inattendu du père, suite à un accident de voiture.

 

Les aventures de Jimmy s’alternent avec une seconde histoire, se déroulant près de cent ans plus tôt, à la fin du XIXe siècle. Elle met en scène le grand-père de Jimmy (James3), alors âgé d’environ huit ans. Le jeune James, dont la mère est décédée à sa naissance, vit seul avec son père non loin de Chicago. Pendant quelque temps, ils habitent dans la spacieuse maison de sa grand-mère; or, la mort de l’aïeule force le père et le fils à quitter la propriété. Ils s’installent dans un appartement minuscule, adjacent au chantier de la World’s Columbian Exposition à Chicago4, où le père de James travaille comme ouvrier. L’enfance du garçon est malheureuse. Rejeté par son père et par ses camarades de classe, on retrouve chez lui la maladresse de son petit fils, Jimmy. Finalement, en 1893, alors qu’il visite l’exposition pour son anniversaire, James se fait abandonner par son père sur le toit d’un édifice5.

 

S’il est question de mémoire dans Jimmy Corrigan, il s’agit avant tout de mémoire généalogique, plus particulièrement de filiation. Comme le souligne Marianne Girard, « la question de la paternité est à la base de  l'œuvre  de Ware. On retrouve chez cet auteur une difficulté évidente à représenter des figures masculines fortes6. » L’histoire familiale des Corrigan est trouée, marquée par l’absence de deux pères (celui de James et celui de Jimmy) : aucun des trois Corrigan ne saura la reconstituer. Néanmoins, le lecteur, qui découvre cette famille par deux extrémités temporelles (l’enfance du grand-père et l’âge adulte du petit-fils), est à même de reconstituer les « transmissions7 » qui relient ces trois hommes isolés. En effet, malgré leur séparation, les Corrigan semblent trois déclinaisons du même individu. Ces ressemblances s’observent surtout chez les deux personnages principaux, James et Jimmy. Ils se retrouvent liés physiquement par la ville de Chicago, que le jeune James habitait pendant le World Columbian Exposition. Or, il s’avère que l’architecture de Chicago n’est pas un repère durable. Plusieurs immeubles disparaissent ou se transforment au fil des ans. Les plus majestueux d’entre eux – et parmi les plus significatifs –, dont ceux composant le site du WCE, disparaîtront complètement après quelques décennies. Ce jeu des « ressemblances et impermanences8 » architecturales est déjà, en soi, le symptôme d’une mémoire historique mal en point.

 

L’exploration des figures architecturales dans Jimmy Corrigan se développera en trois étapes. D’abord, il s’agira d’observer la mémoire exprimée dans l’histoire du jeune James, à savoir la mémoire subjective d’une enfance disparue. Ensuite, nous verrons comment les fantasmes de Jimmy, plusieurs décennies plus tard, le situent dans le même imaginaire que son grand-père. Finalement, les figures architecturales tressées (d’après la terminologie de Groensteen) à travers le récit seront analysées comme lieux de l’histoire de Chicago et symboles du passage du temps.