Jimmy et la mémoire familiale

Le récit du jeune James est un récit intime, ou à tout le moins un récit qui, au fil de son développement, tend vers l’intimité. La narration distante se change progressivement en une narration à la première personne et, dans ce processus, les lieux du récit deviennent des projections de l’imaginaire de James : ce sont des lieux intériorisés, éternels dans leur souvenir. Le récit de Jimmy, quant à lui, construit un tout autre rapport à la mémoire. L’histoire du jeune homme se déroule sans narration (si l’on exclut les marqueurs tels que « or », « then », etc.) De plus, l’imaginaire du personnage investit un avenir intemporel, hypothétique. Rarement avons-nous accès à la mémoire, au passé de Jimmy. Les quatre premières pages du récit constituent l’exception à la règle1, offrant une courte incursion dans son enfance. Il n’est pas anodin que cette anecdote relate une brève expérience de paternité – peut-être la seule qu’aura vécue le jeune Jimmy – alors qu’un homme jouant Superman dans une foire automobile courtise sa mère. Dans la lignée des quatre Corrigan, Jimmy est le seul maillon parfaitement isolé : il n’a aucun souvenir de son père ni, a fortiori, de son grand-père. Si Jimmy n’est pas un personnage de l’oubli, c’est néanmoins un personnage dont la mémoire intime est silencieuse, inexprimée. Privé de père, il semble également privé de passé.

 

Or, si Jimmy est narrativement isolé de son propre passé, de sa propre enfance, il se trouve néanmoins projeté, comme malgré lui, dans un imaginaire familial. À travers ses rêveries, les lieux et les figures peuplant l’enfance de James, son grand-père, réapparaissent. Ainsi, si l’on prend le parti d’observer l’imaginaire de Jimmy par le procédé du tressage, c’est-à-dire en reliant des icônes et des figures à travers le fil narratif familial pourtant brisé, il apparaît que les personnages de James et de Jimmy se répondent symétriquement.

 

Lors de la première nuit passée chez son père, Jimmy rêve qu’il a lui-même un fils. Il se trouve dans une maison de bois à deux étages, dont le style rappelle étrangement la maison de la grand-mère de James. Comme la grand-mère pendant ses derniers jours, Jimmy et son fils se trouvent au deuxième étage : la disposition du lit et de la fenêtre rappellent également la chambre de la grand-mère. Bordant son fils imaginaire, Jimmy lui raconte sa rencontre avec son propre père, jusqu’à ce qu’un Superman miniature apparaisse dans le cadre de la fenêtre. Le super héros devient alors soudainement « as tall as a sky-scraper » (JC, 55) et empoigne la maison où se trouvent Jimmy et son fils. Cette même image se retrouve également dans les fantasmes du jeune James, alors qu’il s’imagine géant, soulevant la maison de sa jeune amie afin de se venger (JC, 224). Or, Superman lâche tout simplement la maison, qui s’écrase au sol (A.4 ). Dans les décombres, Jimmy retrouve son fils démembré, décapité, mais pourtant vivant. Il finit par l’achever, après une longue scène larmoyante, en faisant tomber un bloc de parpaing sur sa tête sans corps.

 

Dans son mémoire, Marianne Girard s’intéresse à la question de la paternité dans Jimmy Corrigan, et étudie son rapport avec certaines figures emblématiques, dont celle de Superman. Au passage, elle remarque que la thématique de la chute traverse Jimmy Corrigan. Plus particulièrement, la verticalité elle-même serait problématique. Le format du roman graphique épouse d’ailleurs ce rapport conflictuel à la verticalité en étant plus large que haut, format pour le moins atypique en bande dessinée. Comme le note Girard, « il semble  difficile, voire  impossible de  demeurer  au  sommet.  Une montée se conclut toujours par un effondrement dramatique2. » Cela vaut naturellement pour les excursions du jeune James dans le palais de l’exposition universelle, mais également pour son petit fils Jimmy. Au début du récit, Jimmy aperçoit Superman par la fenêtre de son bureau. Juché sur la corniche d’un immeuble3, il saute dans le vide et s’écrase (JC, 20). Cette chute rappelle évidemment celle que James évoque pour symboliser l’abandon de son père. À la toute fin du récit, désespéré, Jimmy s’imagine lui-même perché sur l’immeuble, prêt à sauter (JC, 381). Un peu plus tôt, sa demi-sœur Amy, apprenant la mort de leur père, l’avait repoussé d’un geste impulsif : tomber d’une chaise aura sans doute été la plus douloureuse de ses chutes.

 

Au début du récit, Chris Ware propose deux pages à la construction très particulière (JC, 43-44). Si ces pages commencent et se terminent avec des séquences linéaires, lues de gauche à droite, cette linéarité est progressivement déconstruite pour laisser place à une mise en page productrice où le lecteur doit inférer un sens aux multiples flèches qui la parcourent (A.5 ). Ware y dévoile que l’arrière grand-père de Jimmy (William, le père de James) a participé à la construction de la maison qu’il habite. Plus précisément, on voit l’aïeul poser la fenêtre à côté de laquelle Jimmy est assis. La figure de la fenêtre permet à Ware de faire le pont entre le lieu physique de la page et le lieu diégétique habité par son personnage. Dans les trois premières cases, les différents cadres traversent les cases, indiquant le sens de la lecture4. Comme la bordure des cases, les cadres des fenêtres sont strictement parallèles aux bords de la page, formant des rectangles parfaits. À la toute dernière case, le lecteur adopte le point de vue de la fenêtre. Les cadres de la case et de la fenêtre se confondent alors parfaitement.

 

Une mise en page semblable se retrouve également vers la fin du récit, après qu’Amy ait brusquement rejeté Jimmy (JC, 362-363). Dans la double page, le lecteur peut inférer qu’Amy et Jimmy ont un ancêtre commun : William, leur arrière grand-père, le père de James. Ce dernier aurait eu une aventure avec la servante de la maison – qu’il a ensuite congédiée alors qu’elle était enceinte. Le père adoptif d’Amy – père biologique de Jimmy – est donc, sans le savoir, un oncle éloigné de sa propre fille. En outre, les cases de la page de droite sont incrustées dans un lieu bien connu du lecteur : la maison de la grand-mère de James. À gauche, quelques maisons plus loin, la fille illégitime de William cueille une marguerite. Ainsi, la jeune fille aurait partagé les lieux d’enfance de son demi-frère, James, alors que celui-ci était abandonné et placé en orphelinat. Ces survols généalogiques, qui soulignent les liens qui unissent les Corrigan à leur insu, ne sont accessibles au lecteur qu’au prix d’un examen attentif : ils se trouvent en quelque sorte hors de la narration, complémentaires à un récit déjà cohérent5. Comme le souligne Shawn Gilmore : « This, then, is the fundamental irony of history in Jimmy Corrigan: only the novel’s readers can create a synthetic narrative that brings together personal and public histories, braided visually and thematically together into a comprehensive historical vision6. »