Lieux et images

Dans son considérable ouvrage The Art of Memory, Frances Yates1 développe une histoire de la mnémotechnique occidentale. Elle y explique l’origine de la méthode des loci et imagines (lieux et images), mnémotechnique antique qui sera enseignée jusqu'à la Renaissance. Cette technique prend racine dans une aventure qu'aurait vécue le poète grec Simonide (556-467 av. J.-C.), convié un jour à un grand banquet. Durant le repas, deux cavaliers demandent à voir Simonide, qui quitte alors la salle. Pendant son absence, la voûte de l'édifice s'écroule sur les convives, les tuant sur le coup. Extraits des décombres, les corps sont méconnaissables. Or, en se rappelant la place qu'occupait chaque invité autour de la table, le poète réussit malgré tout à identifier les dépouilles, qui sont ensuite retournées à leur famille. Cette anecdote, véritable fable originelle, nourrira longtemps les penseurs de la mémoire. Six siècles plus tard, Quintilien la commente ainsi :

 

[L]e fait semble avoir donné lieu de remarquer que la mémoire pouvait être aidée par le souvenir des localités, et c'est ce que chacun peut vérifier d'après sa propre expérience. En effet, lorsque, après un certain laps de temps, nous nous retrouvons dans un lieu que nous avions quitté, non seulement nous le reconnaissons, mais nous nous ressouvenons de ce que nous y avons fait : les personnes que nous y avons vues, et quelquefois les pensées qui nous occupaient alors se représentent à nous2.

 

L'ars memoriae (art de la mémoire) provient de la rhétorique de la Grèce antique. Toutefois, les trois seuls textes conservés à ce jour qui en proposent une description sont latins. Quintilien, cité plus haut, et Cicéron, dans son De oratore, abordent tous deux la méthode des loci et imagines. Or, c'est un manuel de rhétorique anonyme, intitulé Rhetorica ad Herennium, qui en offre la définition la plus complète3. La mnémotechnique, selon l'ad Herennium, relève d'une « mémoire artificielle », qui serait le complément d'une mémoire naturelle, innée4. Cette mémoire artificielle constitue l'outil de l'ars memoriae :

 

The artificial memory is established from places and images [...], the stock definition to be forever repeated down the ages. A locus is a place easily grasped by the memory, such as a house, an intercolumnar space, a corner, an arch, or the like. Images are forms, marks or simulacra [...] of what we wish to remember5.

 

Le choix des loci est de toute première importance, puisqu'un seul ensemble de loci peut servir plusieurs fois à mémoriser différents objets6. Yates s'étonne de la « précision visuelle » avec laquelle ces lieux intérieurs sont construits : par exemple, l'ad Herennium souligne l'importance de la taille des pièces, de l'éclairage ambiant7. Le rhéteur doit s'inventer un palais de mémoire où il fait bon déambuler. Les images, quant à elles, sont réduites au plus simple : on associe généralement les idées les plus complexes à des symboles ou à des images synthétiques. Cette association peut prendre plusieurs formes : jeu de mots, métonymie, association libre. « We all know how, when groping in memory for a word or a name, some quite absurd and random association, someting which has "stuck" in the memory, will help us to dredge it up. The classical art is systematizing that process8. » L’ouvrage de rhétorique souligne l'importance des affects dans le processus de remémoration. En conséquence, le rhéteur préconisera les images humaines, inhabituelles, sanglantes ou belles afin de frapper le plus nettement possible la cire de sa mémoire9. Les parallèles d'une telle méthode avec les associations libres des surréalistes, ou même avec le concept freudien de condensation, peuvent étonner. Néanmoins, il faut garder à l'esprit que si la construction du palais de mémoire relève de la plus libre subjectivité, l'ars memoriae demeure un outil rhétorique servant essentiellement à mémoriser de longs discours. Ainsi l'objet mémorisé demeure-t-il purement objectif et linguistique. Si les images peuplent le palais de mémoire, c'est grâce à leur efficacité synthétique : elles sont des signes, et non des objets de mémoire en soi.

 

Finalement, il convient de questionner la mnémotechnique antique d'après les modalités du temps et de l'espace que nous avons sommairement développées plus haut. Le souvenir de l’ars memoriae, qu'il soit idéel ou linguistique, passe toujours par l'image. D'après l'hypothèse de Wunenburger, ce caractère visuel encouragerait le souvenir (ou son signe) à se projeter dans un espace – en l'occurrence dans une architecture. Or, comment définir une architecture intérieure? Du moment qu’il est pensé, l’espace demeure-t-il architecturé, structuré? La réponse à ces questions semble résider, encore une fois, dans la notion de lieu.

 

On peut définir une structure comme une organisation d'éléments, spatiaux ou non, formant un système. Une architecture serait un cas particulier de structure dont chaque élément a un site, c'est-à-dire une position repérable dans un espace à n dimensions. Une telle définition, extrêmement large, s’étend aussi bien aux espaces de l'imaginaire qu'à l'espace réel. Il convient donc de distinguer l’architecture conceptuelle (une structure projetée dans un espace, quel qu’il soit) de l'architecture concrète, comme art, comme discipline et comme lieu du quotidien. Cette dernière fournit à l'imaginaire non seulement des structures, mais également des images et des figures. Tel bâtiment, telle maison peuvent à la fois être le lieu du souvenir – le palais de mémoire – et son objet. Cette distinction entre figures réelles et conceptuelles s’observe souvent en littérature et en philosophie : pensons au miroir, au rhizome, au labyrinthe... Ainsi, le jeu dit « de miroirs » d’une mise en abyme n'implique pas nécessairement l'apparition d'un miroir dans le récit. Cela n’empêche pas une certaine contamination entre ces degrés conceptuels : il est possible que l’architecture d’une maison connaisse une parenté mimétique avec le récit qui l’a fait naître.