L’espace du récit

Tout récit est-il une architecture? Stricto sensu, non. Un récit n'occupe pas nécessairement un espace, ni au sens propre (un livre, par exemple), ni au sens figuré. Néanmoins, les parallèles entre le processus narratif, qui organise le temps selon une succession de causes et d'effets, et l'ars memoriae sont nombreux :

 

Le récit est le lieu par excellence de la mémoire. Raconter, c’est conserver, maintenir intact. Le récit est son propre palais de mémoire, puisqu’il organise des lieux ainsi que des espaces et met en scène des personnages, des destinées1.

 

Comme un palais de mémoire, le récit est conçu pour être parcouru, revisité. S'il ne projette pas nécessairement le temps dans un espace, il lui confère néanmoins un sens, une intension qui pallie sa distension2 inexorable.

 

Bertrand Gervais, dans son essai La ligne brisée, aborde la problématique de la mémoire par son envers : l'oubli. Si la figure du palais de mémoire a traversé les siècles, Gervais défend que l'oubli, lui aussi, connaît un lieu de culte. Le labyrinthe, figure mythique et multiforme, constitue ce « théâtre de l'oubli3 ». Comme le palais de mémoire, la figure du labyrinthe trouve ses fondations dans l'Antiquité grecque, autour du mythe de Thésée. D'après ce mythe, le roi Minos aurait commandé à Dédale la construction d'une prison pour le Minotaure, monstre né de l’union de Pasiphaé et d'un taureau envoyé par Poséidon. Le labyrinthe, construit au centre de l'île de Crète, est réputé inextricable. Même son concepteur, Dédale, sera incapable d'en sortir. Néanmoins, Thésée ose un jour s'y aventurer afin de tuer le Minotaure. Ariane lui propose de prendre une pelote de fil et de la dérouler en avançant dans le labyrinthe, afin qu’il puisse retrouver son chemin. Le stratagème réussit : Thésée abat le monstre et rejoint Ariane grâce à son fil. Toutefois, remarque Gervais, « [l]’épisode central du mythe, la mise à mort du Minotaure dans le labyrinthe, a ceci de particulier que, dans de nombreuses versions, l’événement est dérobé. La scène de la mise à mort est passée sous silence4. » Comme Thésée, le récit perd toute mémoire de l'affrontement.

 

Cela n'est guère surprenant si l'on considère le labyrinthe comme une architecture sans lieu. Certes, le labyrinthe occupe un espace, mais, paradoxalement, le sujet qui le parcourt se voit incapable de le reconstituer mentalement, et perd ainsi tout repère. Par conséquent, le temps du labyrinthe est un temps sans moment, sans succession, sans narration. Seul le présent, évanescent, demeure. Gervais associe cette flânerie dans l'espace et dans le temps à une errance de la pensée : le musement. « [L]e labyrinthe est la figure même du musement, son actualisation en une architecture singulière5. » L’absence de repères fait du labyrinthe un « lieu du crime », théâtre mystérieux d'une violence indicible. Hors de l’espace et du temps, le meurtre sanglant que cache le labyrinthe échappe à la sémiotisation. Le labyrinthe, composé de non-lieux, est le théâtre d’un non-récit.

 

Gervais précise que considérer le labyrinthe comme le lieu du musement « implique d'aborder le dédale comme un processus subjectif plutôt qu'un tracé ou un artéfact6 ». Or, les « artéfacts » (les labyrinthes réels) n'évacuent jamais totalement la notion de repère, comme aurait su le faire l'œuvre de Dédale : ils en exacerbent au contraire l'utilité! Il faut considérer le labyrinthe mythique comme un extrême théorique, dont l'opposé conceptuel est un lieu organisé et réconfortant : le palais de mémoire. En effet, si un labyrinthe, réel ou idéel, est solvable, il quitte spontanément sa position d’extrême. De lieu sans lieux, il devient « un environnement et l’occasion d’un processus, un espace à découvrir et à maîtriser7. » Dans cette optique, si on considère le récit comme un labyrinthe, il appartient au lecteur de l'investir, de le parcourir, de lui retrouver une architecture. Une Ariane providentielle y aura sans doute laissé un fil, narratif en l'occurrence, afin de diriger son parcours. Mais, comme le précise Wendy B. Faris, « le lecteur comme explorateur ne cherche pas seulement à triompher et à s’échapper, comme l’a fait le mythique Thésée, mais aussi à devenir Dédale, à comprendre le plan du labyrinthe8. » Rappelons-nous que Dédale, puni par Minos, s'est retrouvé prisonnier de sa propre invention. Or, « l’architecte ne parviendra à s’échapper que par un artifice : des ailes qui lui permettent de survoler le problème, c’est-à-dire de changer littéralement de plan (passant de l’horizontal au vertical)9 ».

 

Pour un récit écrit, la fuite de Dédale évoque l'acte de lecture. En effet, un lecteur plongé dans un récit évolue, en quelque sorte, sur le plan horizontal. À tout moment, toutefois, il est libre de reconsidérer son parcours, de lui conférer un sens, de lui prévoir une fin. Comme Dédale survolant son œuvre, il établit une cartographie du récit, ne se contentant plus du fil qu'on lui tend. La bande dessinée, comme médium, transpose cette analogie à la matérialité même du livre. Alors que la majorité des récits écrits n'occupent pas de manière signifiante l'espace de la page (pour s'en convaincre, on comparera deux éditions du même roman), la bande dessinée, de par son caractère iconique, doit composer avec l'espace de la planche. Ce caractère nécessairement spatial confère un sens autrement concret à l'évasion de Dédale qui, survolant son labyrinthe, passe « de l'horizontal au vertical » : est-ce à dire qu'il passe du linéaire au tabulaire? Alors que la lecture du récit d'une bande dessinée relève principalement (quoique pas exclusivement) d'une lecture linéaire, la considération des images, de la page en général, voire du livre lui-même, participe d'une saisie tabulaire de l'information. Ainsi, la bande dessinée exige non seulement du lecteur un recul analytique, comme l'exigerait n'importe quel récit, mais également un recul dans le processus même de la lecture. Chris Ware décrit ainsi les « deux lectures » de la bande dessinée : 

 

In comics you make the strip come alive by reading it, by experiencing it beat by beat as you would playing music. So that's one way to aesthetically experience comics. Another way is to pull back and consider the composition all at once, as you would the façade of a building. You can look at a comic as you would look at a structure that you could turn around in your mind and see all sides of at once10.

 

Si on ne peut pas en dire autant de tous les récits, la bande dessinée est, stricto sensu, une architecture. L'espace de la page y est signifiant et structuré. Chaque dessin, chaque case y occupent un lieu repérable. Et, fait remarquable, cette architecture est au service d'une narration, d'une saisie du temps. Comme les images projetées dans le palais de mémoire, les cases de la bande dessinée organisent des idées et des moments; comme dans un labyrinthe, les codes structurants y sont parfois mouvants, imprévisibles.

 

Véritable illustration des loci et imagines, il est permis de croire que la bande dessinée offre un médium privilégié aux fictions de la mémoire et de l’oubli. C’est du moins l’intuition de Chris Ware11, dont l’œuvre est traversée par ces problématiques. Toutefois, avant de nous intéresser à la démarche l’auteur, il importe de poser les prémisses théoriques nécessaires à l’analyse d’un corpus de bandes dessinées. À la confluence du texte et de l’image, du récit et du tableau, ce médium exige un vocabulaire particulier, encore aujourd’hui sujet à débats : en effet, peu d'arts peuvent se vanter de faire aussi peu l'unanimité chez leurs exégètes.