Lieu et moment

Un élément de réponse se profile si l'on prend le parti de laisser de côté les valeurs relatives de l'espace et du temps (distance, durée, orientation, etc.), trop multiples, pour s'intéresser plutôt à leur valeur absolue : le lieu et le moment – qui connaissent un point zéro, le hic et nunc. Bien qu’analogues, ces deux notions n’ont pas la même force de repère. Dans ses Confessions, Augustin décrit le présent comme fondamentalement évanescent. Ses deux projections, le passé et l’avenir, sont quant à elles nécessairement inexistantes1. Ainsi, la notion de moment est condamnée à l'abstraction : placer un repère dans le temps n'empêche pas sa perpétuelle fuite; marquer un moment ne permet pas de le revivre.

 

La notion de lieu (ou de site), quant à elle, n'a rien d'abstrait. Une fois un lieu balisé, il est possible de le visiter, de le situer par rapport à d'autres lieux. Comparativement à la fuite perpétuelle du moment, le lieu acquiert une valeur de référence. En témoignent tous les sites qui évoquent des moments révolus : sites commémoratifs, lieux de culte, lieux du crime. Il n'est d'ailleurs pas anodin que la perception spatiale s'effectue principalement – quoique pas uniquement – par le plus sollicité des sens : la vue. Ainsi les perceptions de l'espace et des images participent-elles d'un mécanisme connexe. Jean-Jacques Wunenburger, dans son article « Rationalité philosophique et figures symboliques », évoque ce rapprochement :

 

La question, plus difficile, consiste donc à se demander comment le visuel participe (à l'égal du verbal) à la vie de la pensée, non au sens d'apports d'éléments informatifs adventices ni de possibilités de traduction, mais au sens où l'espace, avant même toute verbalisation, pourrait être la « forme » même du pensé, c'est-à-dire servirait de « lieu » au concept, de « territoire » aux relations idéelles (les raisonnements), de vecteur aux chemins permettant de passer d'un contenu de pensée à un autre2.

 

Le « visuel », pour Wunenburger, est non seulement un sens, mais également un « espace » de la pensée qui, investi et balisé, devient un « lieu », un « territoire ». Selon une telle hypothèse, « la pensée ne se laisserait plus seulement approcher par une logique, formelle, mais aussi par une topo-logie, ou analyse de son émergence et de son déploiement3. » Bien qu'il ne soit pas pertinent ici de savoir si cette « topo-logie » est bel et bien antérieure, cognitivement, à la logique formelle (Wunenburger évoque une « pensée préhistorique » et « sauvage4»), il est légitime de se questionner sur la place – c'est le cas de le dire – qu'y occuperaient les concepts temporels. Plus particulièrement, comment la mémoire, cette archive de moments, peut-elle s’inscrire dans les lieux de la pensée? Le for intérieur aurait-il, lui aussi, ses sites commémoratifs, ses lieux de cultes... et ses lieux du crime?