Des mises en page qui font perdre la tête

Le Quimby bicéphale n’apparaît que dans cinq planches. Ces planches utilisent toutes, dans une mesure variable, le principe de composition productrice pour diriger le sens de lecture. Dans la première (QtM, 8), la lecture débute au coin inférieur gauche de la page et accompagne ensuite l’ascension d’un escalier. Chacun des paliers est numéroté afin de diriger la lecture. La planche suivante se déroule quant à elle dans un immeuble. Un toit et une bordure de fenêtre définissent le cadre de l’action. Les figures architecturales de ces planches constituent avant tout des clins d’œil formels, rappelant la parenté de la construction de la bande dessinée et de la construction architecturale.

 

La troisième planche propose quant à elle une mise en lieu qui mérite une plus grande attention (QtM, 10, A.10 ). Parmi les plus complexes de l’ouvrage, cette planche pousse le principe de composition productrice à son extrême. En effet, on ne peut parler ici de fil narratif. Les cases sont bel et bien reliées entre elles, mais elles forment un enchevêtrement dont il est impossible de déterminer le début ou la fin. Le lecteur trouvera quelques brèves séquences narratives se lisant de gauche à droite; néanmoins,  le plus souvent, les cases sont reliées par des flèches ou des lignes, sans considération pour le sens de lecture habituel. Par ailleurs, le lien entre les cases n’est pas nécessairement narratif : « each lineation requires the reader to determine anew if the conjunction linking a series of panels are those of movement through time or space, shifts in perspective or scale, or contiguities of mental or physical association1. » Le haut de la page est occupé par une grande case en pleine largeur, montrant le dessin détaillé d’un quartier bucolique, avec les deux Quimby en plein centre, assis au pied d’un arbre. Ce lieu sert d’ancrage pour toutes les séries (i.e. suites de cases) de la page. Cinq flèches y aboutissent, désignant un puits, une remise, une poubelle, la fenêtre d’une maison et les deux Quimby. Certaines séries détaillent un aspect du lieu (par exemple, l’intérieur de la maison); d’autres relatent des anecdotes qui s’y sont déroulées.

 

Ces lieux, comme le Quimby vieillissant, subissent le passage du temps. C’est d’ailleurs l’état physique du second Quimby qui constitue l’indice temporel le plus fiable. Là où il apparaît blanchi et courbé, les lieux ont changé : l’arbre a cédé sa place à un lampadaire; le puits rustique se retrouve au milieu de la ville, accompagné d’une plaque patrimoniale.

 

Au bas de la page, une séquence nous apprend que l’enchevêtrement de cases appartient aux pensées du jeune Quimby. Accompagnant sa moitié homonyme, vieillie, dans un lit d’hôpital, il se perd dans un musement nostalgique. Les associations libres de la mise en page éclatée appartiennent donc au for intérieur d’un Quimby qui anticipe la mort de son semblable. La grande case du haut, qui s’impose comme lieu d’ancrage pour les séries du dessous, est donc un repère mental d’où se déploie sa mémoire.

 

À la page suivante, les réflexions de Quimby continuent. Un sac de soluté trône à présent près du lit, laissant sous-entendre que l’état du vieux Quimby se détériore. Cette fois, le Quimby insomniaque se perd en conjectures : qu’arrivera-t-il lorsque sa moitié disparaîtra? Mourra-t-il également? Le fil narratif, suivant les hypothèses, se divise et se tronque, au gré du musement de Quimby. La disparition du Quimby vieillissant sera suggérée quelques pages plus loin (QtM, 16), alors que Quimby se fait entraîner dans un mécanisme géant lui arrachant et lui implantant successivement des têtes. C’est environ à partir de cette page qu’apparaît le lieu récurrent de la maison de la grand-mère. De plus, alors que les deux Quimbies2 vivaient des aventures muettes, Ware ajoute du texte à quelques planches, dont certaines s’approchent du journal intime. Il y a donc une rupture de ton dès que Quimby devient une souris normale, à une tête. En quelque sorte, il devient adulte.