Les planches récentes : une remise en perspective

Les pages que nous venons d’observer comptent parmi les plus anciennes du recueil. Or, dans la monographie, Chris Ware a ajouté de nombreuses planches inédites. Ces planches forment ni plus ni moins que la conclusion de la première section du livre. Comme le remarque Widiss, elles permettent une remise en perspective des planches précédentes :

 

The revelation of autobiographical content lying behind the work is entirely new to this edition. Ware provides no such contextualizing in the earlier ACME publications, nor does either of them (or the intervening issue) include the series of sustained first-person monologues on the subject of Wares relationships with his mother and grandparents that provide the bulk of the text in the pieces at the book's center (28-31, 34-41)1.

 

Ces planches récentes, outre qu’elles s’avèrent plus explicites que les anciennes sur le plan diégétique, constituent un complément, voire un commentaire formel sur le projet original de Quimby the Mouse. La question du lieu perdu, bien que moins hermétique et paradoxale, y reste centrale. Comme dernière étape de ce chapitre, analysons deux courts récits extraits de ces planches plus récentes (28-31 et 34-35).

 

Le premier récit, développé sur quatre pages, récupère le procédé d’incrustation exploité dans les planches précédentes. À la première page (A.13 ), la maison de la grand-mère occupe l’espace central; autour d’elle essaiment les cases du récit. Le style graphique rappelle également celui des pages antérieures : alors que la case du fond est dessinée en crayonné réaliste, les cases incrustées adoptent un style ligne claire. Néanmoins, si le style, la thématique et la mise en page marquent une certaine continuité, les différences frappent. Tout d’abord, contrairement à la majorité des planches précédentes, la bande dessinée est « parlante ». Qui plus est, les dialogues mettent en scène deux individus : un homme (également narrateur) et sa grand-mère mourante. Or, ces individus ne sont jamais représentés. Seules les bulles, pointant hors-champ, permettent d’induire leur présence. Les lieux et les objets constituent donc les seuls protagonistes visibles du récit. A fortiori, donc, le personnage de Quimby est absent des quatre pages; à une nuance près, toutefois, car un bandeau noir, développé au bas des quatre pages, met en scène une courte aventure de Quimby (« Quimby Mouse [sic] in "Storage Closet" »), reprenant le ton burlesque des premières planches. Ce faisant, Ware permet au lecteur de situer les quatre pages dans le reste du recueil; mais, surtout, il établit un parallèle clair entre le narrateur invisible du récit (un alter ego de Ware, si on en croit les aveux autobiographiques de l’introduction) et Quimby. En effet, le fauteuil automatique avec lequel se débat Quimby est celui de la grand-mère, dont le narrateur hérite.

 

Alors que la maison de la grand-mère constituait un lieu foncièrement problématique dans les pages précédentes, elle semble s’inscrire de façon beaucoup plus sereine dans le court récit qui nous intéresse. Cela se remarque dès la première page. Grâce à un jeu de flèches pointant une fenêtre, le lecteur peut situer une partie du récit dans la cuisine de la maison. Contrairement à Quimby, donc, le narrateur peut entrer dans la maison, représenter son intérieur et ses objets dans le détail.

 

Les quatre grandes cases incrustantes développent un décor continu. Cela implique que la maison n’apparaît que dans la première page. Ensuite, suivant la lecture, la bande dessinée s’en éloigne, laissant voir un jardin désertique. Cette fuite épouse intimement le récit lui-même. En effet, au fil des pages, la santé de la grand-mère se détériore. Dès la deuxième page (où la maison est hors-champ) elle est placée dans un hospice. À partir de ce moment, un second niveau d’incrustation se manifeste. Entre l’image de fond et les cases du récit s’infiltre une case représentant un arbre nu sur fond noir. Cette image, dans les deux prochaines pages, se fera de plus en plus grande, jusqu’à occuper le plus clair de la page à la fin du récit. Une enquête rapide permet de remarquer que cette case englobante (et incrustée) n’encadre que les scènes se déroulant à l’hospice, où la grand-mère vivra ses derniers jours2.

 

La symbolique de l’arbre peut s’interpréter de plusieurs façons. D’une part, en opposant la nuit (fond noir) au jour grisâtre de l’image du fond, l’image de l’arbre établit d’emblée un contraste formel et thématique avec la case incrustante. De plus, à la page 32, qu’on peut considérer comme un épilogue du court récit, Quimby observe un arbre se dépouiller au-dessus d’un lit d’hôpital vide. Ainsi, l’arbre nu des cases précédentes peut être considéré comme un symbole annonciateur de la mort de la grand-mère.

 

Il ne sera toutefois pas question ici de détailler le jeu des symboles, au demeurant très complexe dans Quimby the Mouse. Plutôt, et pour conclure à propos de ce court récit, attardons-nous au traitement des lieux. Comparativement aux planches plus anciennes, Ware utilise le procédé d’incrustation d’une façon plus limpide, directement liée au récit. En effet, si le récit entier est incrusté dans l’image continue de la propriété de la grand-mère, une seconde image – celle de l’arbre – vient s’interposer dans la logique narrative. Cette image devient donc le lieu spatio-topique de certaines portions du récit se déroulant à l’hospice. Cette clarté logique de la page dans le développement du récit, accompagnant un récit à la première personne, conforte l’hypothèse, développée plus haut, selon laquelle l’image incrustante permet une temporalité propice à la représentation non seulement des lieux mémorisés, mais également des lieux de remémoration. L’oubli ne se manifeste plus dans un rapport conflictuel au lieu, mais plutôt dans l’absence pure et simple de personnages. La grand-mère disparue, les objets demeurent, portant toute l’énigme de la disparition d’un être aimé. Quimby, se débattant avec son fauteuil et sa lampe de chevet, le fait bien sentir.

 

Si ce court récit de quatre pages affiche une continuité formelle évidente avec les planches qui le précèdent, il en est tout autrement du second, intitulé « Every Morning ». Ce récit, qui se développe sur une double planche (QtM, 34-35), contraste presque en tous points avec l’ensemble du projet de Quimby the Mouse, imposant sa mise en page orthogonale comme une modulation majeure des thèmes complexes dominants. On reconnaît, dans le dessin ligne claire et dans les aplats de couleur finement travaillés, l’esthétique plus contemporaine de l’auteur; celle de Jimmy Corrigan en l’occurrence. Le multicadre adopte quant à lui une disposition des plus classiques, proposant même une mise en page régulière à la première planche.

 

Le texte laisse place à un long soliloque de Quimby. Incapable de s’endormir, il inaugure le récit avec cette pensée : « Every morning / I forget another little piece of her. » (QtM, 34). Le monologue qui suit propose un mélange de remémorations et de réflexions sur le deuil et la mémoire. Ce faisant, Quimby s’imagine enfant, déambulant dans la maison de sa grand-mère, semblant y chercher quelque chose (il regarde par les fenêtres, court de pièce en pièce). La maison est représentée avec une minutie presque troublante (A.14 ). Le carrelage de la cuisine et les murs de pierres extérieurs arborent des motifs extrêmement précis, texturés malgré le dessin en ligne claire. Quimby, pour la première fois du livre, y est représenté à une taille de véritable souris. Cela confère à la maison remémorée des allures gigantesques; conformes, sans doute, à l’image que s’en ferait un très jeune enfant. Quimby raconte avoir conservé précieusement chaque objet hérité de sa grand-mère, jusqu’à la feuille d’aluminium de son grille-pain : « … I even kept the folded piece of aluminum foil she used to protect the tray of the toaster, with its stains, spots, and burn marks. » (QtM, 34) Or, la feuille se détériorant au fil des ans, Quimby décide de la jeter pour de bon. L’évocation de ce geste anodin, amèrement regretté, fait basculer le récit, en constitue l’événement final et traumatique, symbole d’un oubli irrémédiable.

 

En effet, le récit de deux pages constitue un aveu, presque coupable, d’oubli. Quimby déambule mentalement dans la maison de sa grand-mère. Cette dernière est, pour le narrateur-souris, un palais de mémoire à parcourir, à entretenir. Or, que fait Quimby en racontant l’anecdote du papier d’aluminium? Il fuit à toutes jambes, laissant la demeure derrière lui. La case centrale de la page 35, six fois plus grande que les autres cases, nous montre un Quimby minuscule prononçant ces mots : « So I made myself crumple it and throw it away. » Noyé dans le vert uniforme du jardin, la souris semble en chute libre dans un espace indéfini, sans repères. Les textures détaillées de la maison laissent place à l’indétermination, à l’oubli. De retour à la taille adulte, toujours allongé dans son lit, Quimby conclut : « Oh god why, why did I do that? »

 

Si la maison joue encore le rôle d’un palais de mémoire, elle le fait cette fois au niveau de la diégèse. Nous voyons un Quimby qui déambule mentalement (cette interprétation est permise par le début et la fin du récit, où Quimby, adulte, réfléchit sans quitter son lit) dans la maison. Sa trajectoire – il quitte sa chambre d’enfant, s’enfuit de la maison –  épouse celle de son discours : un aveu d’oubli, d’impuissance. Toutefois, l’espace de la double planche elle-même ne semble pas s’offrir comme un palais de mémoire, contrairement à ce que proposaient les grandes cases incrustantes analysées plus haut. La mise en page, claire et presque totalement régulière, laisse toute la place aux textures des cases, au dessin lui-même, mais ne confond pas son espace avec celui de la maison. Ce traitement du lieu n’est pas sans rappeler la visite traumatique de James à l’exposition universelle dans Jimmy Corrigan.

 

Widiss propose d’analyser ces deux pages en regard de l’espace du livre lui-même : « Ware places this strip at the exact center of the volume, and there is considerable force to be found in the notion that the core of the book might be read as a locus of lost time3. » En effet, tout pousse à interpréter ce récit comme le cœur (« the core ») de Quimby the Mouse. D’abord d’un point de vue visuel et stylistique – aplats de couleurs, mise en page régulière –, la double page se distingue du reste du livre. Ensuite, il s’agit du seul endroit où Quimby parle de la mort de sa grand-mère. En effet, les planches « parlantes » antérieures tombent généralement dans le bavardage, la facétie : rarement la grand-mère est-elle nommée. Le discours construit et sensible de Quimby donne l’impression d’un aparté, d’une fenêtre ouverte sur une intimité auparavant élidée. De plus, Widiss, qui ne s’intéresse pourtant pas particulièrement aux problématiques de la mémoire dans son article, identifie cette double planche comme un « locus of lost time », en référence à la mnémotechnique antique. En effet, si nous nous intéressons surtout à l’espace de la page, il ne faut pas négliger pour autant l’organisation des planches dans le livre. Quimby the Mouse se présente comme un recueil, une compilation dont l’ordre de présentation a été minutieusement réfléchi. Les nouvelles planches auraient pu constituer une introduction ou un épilogue; or, Ware les a plutôt mêlées aux autres planches, en plein centre du livre. Il est d’ailleurs assez difficile de remarquer qu’une décennie sépare ces planches des autres. Plus qu’un commentaire, ces planches constituent une véritable redéfinition, par le cœur même du récit, de l’imaginaire de Quimby the Mouse.

 

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Ce chapitre, qui se voulait une exploration des figures spatiales et architecturales dans les deux bandes dessinées achevées de Chris Ware, aura permis de souligner l’importance de ces figures dans l’expression du temps. Condensant les époques qui le traversent, le lieu actualise l’objet de la mémoire, le projette dans une architecture. La terminologie de Groensteen nous a permis de remarquer deux procédés significatifs dans le traitement des lieux : dans Jimmy Corrigan, le tressage des figures, architecturales ou non, tire un fil narratif à travers les histoires pourtant isolées des Corrigan; dans Quimby the Mouse, le procédé d’incrustation permet à une figure – la maison de la grand-mère – de devenir structurante dans l’arthrologie même du récit. En définitive, nous constatons que les lieux dans le récit sont toujours susceptibles de contaminer l’architecture même de la page et du livre, jusqu’à devenir des lieux du récit. Cette contamination est sans doute possible grâce au médium même de la bande dessinée, où les icônes (figures) et les symboles (cases, bulles, lettrage) partagent le même espace.