Un héritage réaliste?

Le style de Ware n’est pas sans rappeler le réalisme littéraire, dont Barthes a dit qu’il élidait l’interprétant formel et subjectif du texte pour suggérer un rapport direct à l’objet, une signifiance épurée1. Cette conception du réalisme met à jour son caractère construit : il s’agit d’un effet de réel. Chez Ware, l’effet de mémoire fonctionnerait d’une manière analogue. Le schématisme de son dessin et la brillance des couleurs reproduisent à la fois les conditions de la perception visuelle et son encodage cognitif. La mise en page, quant à elle, cherche à épouser les méandres de la pensée, à en reproduire l’architecture. Lint constitue l’exemple le plus probant d’une telle esthétique. On remarque que les mises en page de Ware y sont complexes mais rarement symétriques. Par ailleurs, elles n’arborent jamais d’encadrement décoratif tel qu’on en trouvait dans Quimby the Mouse et Jimmy Corrigan. Dans Lint, les pages de Ware s’imposent de moins en moins comme des tableaux et de plus en plus comme des récits. Pour reprendre la terminologie de Groensteen, la mise en page de Lint est plus discrète qu’ostentatoire; et, plus que jamais – pour cette fois référer à Peeters –, elle se soumet à une logique rhétorique au service d’un réalisme subjectif – d’un subjectivisme réaliste.

 

Plusieurs critiques et théoriciens adoptent les termes de l’ambivalence et du paradoxe pour décrire le style de Ware. La brûlante vivacité de son dessin pourtant froid suscite de nombreuses réactions. Tim Peters, par exemple, avance :

 

[Chris Ware] figured out how to bring together restrained, spare objectivity (à la Flaubert, Chekhov or Hemingway) with excessive, baroque subjectivity (à la Dostoevsky, Joyce or Faulkner). He figured out how to combine just-the-facts minimalism with every-last-detail maximalism2.

 

L’héritage de Ware me semble pourtant moins panoramique. En premier lieu, les termes de « restrained, spare objectivity » paraissent par trop réducteurs pour décrire l’écriture de Flaubert, Tchékhov et Hemingway. Si l’écriture de Flaubert, en l’occurrence, comporte une objectivité, il s’agit d’une objectivité tout entière abandonnée à ses sujets, à ses personnages. Il en est de même pour Tchékhov et Hemingway. Ces auteurs, dans un style que certains qualifient d’effacé, ont su développer des portraits à la fois ironiques, critiques et nuancés de leur temps. De plus, je ne suis pas certain de trouver le maximalisme dont parle Peters dans l’œuvre de Ware. S’il fallait trouver une influence baroque à l’œuvre du dessinateur, elle se trouverait davantage dans les structures cristallines de la musique de Bach – ou dans le Ragtime, que Ware affectionne particulièrement. Ware ne peut réunir toutes les esthétiques. La bande dessinée connaît également ses Joyce, ses Faulkner : pensons à Blutch, Evens, Crumb… ou Gary Panther. Le style que Ware développe est certes unique et il annonce une œuvre-phare dans l’histoire de la bande dessinée, mais il ne condense pas pour autant toutes les potentialités du médium.

 

Par ailleurs, la versatilité des histoires de Ware, dont on ne situe jamais exactement l’énonciation (qui raconte l’histoire? les images sont-elles objectives ou subjectives?), rappelle sans contredit celle d’un auteur comme Flaubert. Madame Bovary a suscité, et suscite encore l’éternel débat à savoir s’il appartient au réalisme ou au romantisme. De la même manière, il est difficile de confiner l’œuvre de Ware dans une lecture unique. Sattler remarque : « Clearly, Ware is developing a technique that blurs such distinctions, making this record of remembering one that is simultaneously inside and outside, subjective and objective3. » En termes littéraires, le style de Chris Ware semble multiplier les modalités d’une narration « indirecte libre » en bande dessinée, où les personnages sont à la fois démiurges et acteurs d’une large fresque tressée, finalement, par un narrateur à la fois invisible et omniprésent – à la fois neutre et brûlant d’ironie.