La mise en page

La mise en page se situe à la charnière de la spatio-topie et de l’arthrologie. En effet, les paramètres de la vignette et du multicadre la constituent; or, son potentiel expressif est directement lié à son contenu plastique, iconique, textuel et – surtout – narratif. Ainsi, deux multicadres (dispositions de vignettes) parfaitement identiques peuvent s’appréhender de manière différente ­– tant du point de vue perceptif que narratif – selon l’iconotexte qui les investit.

 

Dans son ouvrage Case, planche, récit, Benoît Peeters1 propose une catégorisation de la mise en page, que Groensteen résume ainsi :

 

Peeters distingue quatre conceptions de la planche, respectivement désignées comme conventionnelle (celle où les vignettes sont « d'un format strictement constant »), décorative (où « l'organisation esthétique prime toute autre considération »), rhétorique (où « la dimension de la case se plie à l'action qui est décrite ») et enfin productrice (où « c'est l'organisation de la planche qui semble dicter le récit »). (S1, 109)

 

Cette nomenclature, pour avoir fait école, n’en comporte pas moins quelques imprécisions, en particulier lorsqu’il s’agit de l’appliquer à un auteur comme Chris Ware. En effet, dans ses longs récits, comme Jimmy Corrigan ou Rusty Brown, Ware préconise une mise en page rhétorique, en phase avec le récit. Cela n’empêche pas ses planches d’offrir un ensemble visuellement et esthétiquement remarquable, et donc de comporter un caractère nettement décoratif. Par ailleurs, Ware travaillant parfois sous contrainte formelle, on peut imaginer que plusieurs de ses mises en page se sont imposées avant leur contenu, jouant ainsi un rôle productif pour le récit. Finalement, si Ware propose rarement des planches complètes dont les cases ont une taille constante, il isole néanmoins des multicadres autonomes à l’aide du procédé de la mise en page conventionnelle. Ainsi, la nomenclature de Peeters s’avère généralement incapable de distinguer entre elles les planches de Ware.

 

La confusion semble provenir de ce que les quatre catégories de Peeters dépendent de critères trop variés, opérant à différents niveaux sémantiques. Si la mise en page conventionnelle se détecte sur le simple plan de la spatio-topie, la mise en page décorative repose sur l’aspect tabulaire de la planche; la mise en page rhétorique, quant à elle, dépend du rapport entre les séquences de vignettes et le récit. Bien que l’un ou l’autre de ces aspects puisse dominer dans la construction de la mise en page, ils ne sont nullement exclusifs. Le récit et la composition plastique, dans une bande dessinée, partagent le même matériau visuel. Comment, dès lors, affirmer qu’une mise en page (décorative, en l’occurrence) est moins narrative qu’une autre (rhétorique)? Jesse Cohn s’interroge : « Indeed, when can one ever expect to encounter a layout which is not, in the broad but legitimate sense of the term, "rhetorical," an instance of visual rhetoric – an image with persuasive power?2 » Sans surprise, les modèles décoratif et rhétorique s’appliquent tous deux au travail de Chris Ware qui, comme nous l’avons vu plus haut, tient compte de deux « lectures » en bande dessinée. En définitive, Peeters isole davantage des aspects de la mise en page que de réelles catégories.

 

En réponse aux catégories de Peeters, Groensteen construit son nouveau système d’après deux couples conceptuels :

 

Si l’on veut décrire et analyser une mise en page de bande dessinée, il faut, à mon sens, commencer toujours par répondre à deux questions :

a / Est-elle régulière ou irrégulière?

b / Est-elle discrète ou ostentatoire? (S1, 114)

 

La mise en page régulière équivaut ici à la mise en page conventionnelle de Peeters, c'est-à-dire un multicadre formé de vignettes de taille constante; la mise en page irrégulière recouvre tous les autres cas. Si cette première opposition – s’observant sur l’unique plan de la spatio-topie – relève de la plus pure objectivité, la seconde demande une interprétation plus complexe de la planche et du récit. D’après Groensteen, une mise en page devient ostentatoire lorsqu’elle « [obéit] à un impératif esthétique propre » (S1, 115). On retrouve ici, en quelque sorte, les mises en page décorative (ostentatoire) et rhétorique (discrète) de Peeters :

 

les planches où domine le tableau sont celles que je qualifie d’ostentatoires, c’est-à-dire celles dont la mise en page s’impose immédiatement à la perception; tandis que le récit domine les planches dont la mise en page est discrète […]. (S1, 116)

 

Le linéaire (récit) et le tabulaire (tableau), se retrouvent donc opposés l’un à l’autre. Or, comme le souligne Harry Morgan : « Il vaut […] mieux parler de coexistence plutôt que d'opposition du récit et du tableau en bande dessinée3 ». Bien que Groensteen se défende4 de convoquer la sempiternelle opposition récit / tableau, son couple discret / ostentatoire semble en offrir une nouvelle déclinaison. Cela amène Cohn à constater que « Groensteen n’échappe pas aux limites du système de Peeters5. » Le couple discret / ostentatoire a néanmoins le mérite de pouvoir s’appliquer si on l’extrait de toute relation au récit. Dans ce cas, le couple conceptuel renverrait simplement et uniquement à l’aspect tabulaire de la page entière. Il faudrait toutefois définir par quels procédés (foisonnement de détails, couleurs vives, symétrie exacerbée, cadre décoratif) une mise en page deviendrait ostentatoire, et imposerait au lecteur un temps d’arrêt pour la considérer comme tableau. Encore une fois, le problème repose dans l’association discret-rhétorique, qui implique qu’une mise en page ostentatoire serait automatiquement moins liée au récit. Les affiches que Chris Ware a créées pour le New Yorker6 constituent le parfait contre-exemple d’une telle opposition, montrant que non seulement une composition ostentatoire n’entrave pas le récit mais qu’elle l’alimente, le détermine, même.

 

Attardons nous davantage au concept de mise en page rhétorique, qui me paraît le nœud de ce malentendu, tant chez Peeters que chez Groensteen7. Si on examine ses présupposés, la notion implique qu’il soit possible de séparer une mise en page de son contenu. Or, ils sont consubstantiels, du moins pour le lecteur. En effet, supposer qu’une mise en page est non rhétorique, c’est prétendre qu’une autre mise en page – celle-là rhétorique – pourrait mieux épouser le même contenu. Or, une nouvelle mise en page véhiculerait simplement un nouveau contenu, comme le rappelle d’ailleurs Groensteen : « Raconter la même chose autrement, ce n’est jamais raconter la même chose. » (S2, 21) Ainsi, dans ma posture théorique, qui ne se veut ni critique ni génétique – à l’instar de celle de Groensteen –, prétendre qu’une mise en page est rhétorique est soit un pléonasme, soit un jugement irrecevable.

 

Devons-nous pour autant tomber dans l’extrême du tout rhétorique? Invalider ainsi le concept laisse son mystère entier : une mise en page peut-elle être plus ou moins déterminée par le récit qu’elle véhicule? La réponse à cette question semble se trouver non pas dans la seconde opposition de Groensteen (discret / ostentatoire), mais plutôt dans la première (régulière / irrégulière), qui a l’avantage de l’objectivité.

 

Dans le premier tome du Système, Groensteen précède sa typologie d’une « défense et illustration de la mise en page régulière » (S1, 112-114), en réaction à la dépréciation dont semble souffrir le « gaufrier » dans l’univers théorique. Groensteen affirme qu’« il conviendrait de réhabiliter la grille orthogonale régulière comme un modèle à la fois rigoureux et qui offre de multiples possibilités intéressantes au découpage comme au tressage » (S1, 113). La versatilité de la mise en page régulière repose notamment sur sa symétrie intrinsèque, qui permet à chacune de ses vignettes d’entrer en relation signifiante non seulement de manière linéaire (horizontale), mais également verticale et transversale, créant ainsi un « réseau syntagmatique structuré, à base d’alignements8 ». Du point de vue perceptif, la régularité des cases exalte les plus infimes variations de leur contenu. Ainsi la mise en page régulière, outre qu’elle encourage les effets de tressage non-séquentiels à travers la page, offre un terrain privilégié aux variations microscopiques.

 

Dans son second tome, Groensteen développe son concept de mise en page régulière. Il lui propose trois déclinaisons, qu’il appelle des « degrés de régularité » (S2, 43). Outre le degré le plus strict susmentionné (vignettes de taille constante), Groensteen en ajoute deux autres, plus souples, impliquant soit une hauteur constante des strips (la largeur des vignettes peut donc varier), soit un nombre constant de strips par page (la largeur et la hauteur des vignettes peuvent varier). Une telle catégorisation a de quoi surprendre. En effet, elle élargit le concept de régularité tout en le limitant à des bandes dessinées comportant des strips en pleine page. Si une telle contrainte s’appliquerait sans trop de mal au corpus européen d’une autre époque, trop de bandes dessinées contemporaines aux compositions plus libres (et à peu près tous les mangas) se verraient d’emblée exclues de cette régularité. En conséquence, l’ouverture nouvelle que propose Groensteen pour la mise en page régulière m’incite à pousser plus loin le concept, à l’assouplir hors de toute contrainte spatio-topique prédéfinie, cela afin de mieux rendre justice au caractère idiosyncratique de la bande dessinée.

 

Afin d’illustrer mon intuition quant au phénomène de régularité en mise en page, on me pardonnera de proposer trois nouveaux termes empruntés, non sans raison, au vocabulaire musical : thème, variation et modulation. Je pose ici que tout ce qu’une bande dessinée comporte de récurrent dans sa mise en page peut être considéré comme une régularité. Un ensemble de régularités, lorsque cohérent, répété et lisible forme un thème. Ce thème peut être très restrictif (cases de taille constante, marges uniformes) ou plutôt permissif (aucune case, débordement des marges). Une bande dessinée peut renfermer un ou plusieurs thèmes de mise en page9. Si un thème est généralement suggéré par l’ouvrage, il peut également être déduit d’une appartenance à un genre ou un corpus10.

 

Un thème permet des variations. Pour reprendre l’exemple de Groensteen, lorsque la hauteur des strips est constante, la largeur des vignettes peut n’être contrainte à aucune régularité. Dans ce cas, la variation de la largeur des vignettes, n’obéissant à aucune règle de mise en page identifiable, devient, forcément, rhétorique, c’est-à-dire déterminée et déterminante pour le récit. En effet, pour le lecteur, une mise en page ne peut être déterminée que par deux contraintes : soit en amont sous l’égide d’un thème; soit en aval par le contenu lui-même. L’arbitraire n’est pas une option pour le lecteur.

 

Si les variations constituent des irrégularités infra-thématiques, il faut également considérer le cas où le thème lui-même subit un changement : on parlera dans ce cas de modulation. Comme une modulation musicale découle d’un changement de tonalité – et donc de repère –, la modulation de mise en page implique la modification d’un thème, sa disparition ou l’introduction d’un nouveau thème. L’effet engendré touche cette fois un plus grand nombre d’éléments. La page entière (ou une de ses parties, pour une mise en page multiple11) devient remarquable en soi, dans son ensemble. Si la variation joue au niveau des moments du récit, la modulation modifie la cartographie narrative elle-même. Dans le vocabulaire de Groensteen, on peut dire qu’une modulation s’impose d’emblée comme ostentatoire, dans le sens narrativement fort du terme : elle n’en demeure pas moins rhétorique, mais à un degré de complexité supérieur.

 

Ce système à trois concepts n’a aucune prétention, sinon celle d’entamer une réflexion sur une conception ouverte de la régularité en mise en page. Un thème de mise en page peut se constituer autour des règles les plus surprenantes. Pensons à l’album Le fond du trou, de Jean-Paul Eid12, qui est littéralement troué de part en part, en son milieu. Si un tel traitement de la page est pour le moins inhabituel, il fait néanmoins partie du thème de l’album, et son effet de surprise ne persiste pas à la lecture. Dans ce livre, paradoxalement, l’insertion d’une pleine page conventionnelle aurait entraîné une remarquable modulation du thème principal. De la même manière, l’apparition d’une mise en page régulière (vignettes égales, cadres visibles) au sein d’un ouvrage de composition plus libre (marges ignorées, cadres absents) constitue également une modulation, amplifiant par conséquent son potentiel rhétorique intrinsèque (rythme hachuré, silences marqués, redondance, etc.). Par ailleurs, la variation strictement constante d’un paramètre (par exemple, la réduction progressive de la taille des vignettes) ne constitue pas une variation proprement dite, mais bien un thème… où une constance deviendrait aussitôt remarquable.

 

Pour conclure cette digression à propos de la mise en page régulière, observons un exemple éclairant : le traitement des couleurs dans Asterios Polyp, de David Mazzucchelli13. On y trouve deux thèmes principaux, à la mise en page assez libre, ayant chacun un temps diégétique propre. Dans ce qu’on pourrait appeler le présent narratif, les aplats de couleurs sont jaunes. Au passé, les couleurs rouge et bleu règnent. Or, à la fin de l’ouvrage, les trois couleurs primaires se réunissent progressivement pour laisser apparaître de nouvelles teintes : le vert, le brun, etc. Scott McCloud, dans son journal en ligne, attribue à cette réunion des couleurs une « qualité transcendante14 ». C’est un qualificatif éclairant sur le rôle narratif que peut jouer une modulation à l’échelle d’un livre. De plus, le cas Polyp fait ressortir deux autres points remarquables. Tout d’abord, on note que des thèmes peuvent s’emboîter sans mal : les deux grands thèmes proposés par le jeu des couleurs renferment eux-mêmes quelques thèmes de mise en page récurrents, ainsi que quelques effets de modulation agissant à l’échelle d’une planche ou deux. Ensuite, il faut souligner que la couleur n’est pas considérée dans la conception groensteenienne de la mise en page, qui renvoie strictement à la disposition du multicadre, abstraction faite de son contenu. En conséquence, il me semble qu’on pourrait envisager une ouverture de la conception de régularité à la composition même des planches, c'est-à-dire à ce qu’elles proposent à la fois comme multicadre articulé et comme tableau plastique.

 

Après ces réflexions sur la mise en page à l’échelle du livre, retournons à la composition de la page seule et à ses potentialités. À la fin de son chapitre sur la mise en page, Groensteen remarque l’existence de « phénomènes locaux relevant de la mise en page, dont la pertinence rhétorique ou décorative […] doit s’apprécier séparément » (S1, 118). Si certaines planches offrent un style et une construction uniforme, d’autres atomisent au contraire leur syntaxe et délimitent, au sein de la page, des sections presque autonomes qui demandent, en plus d’une intégration à la mise en page de la planche, une analyse particulière de leur structure. Cela est possible grâce à la versatilité du multicadre. Nous verrons que Ware tire grand profit de cet effet de mise en page multiple et crée régulièrement des multicadres autonomes au sein de ses pages. Ce procédé suggère un effet de séquence non seulement entre les vignettes, mais également entre des groupes de vignettes, créant entre elles un sens narratif qui dépasse la simple séquence. De plus, ces dispositions ont pour effet d’exacerber le caractère spatial de la page et de conférer une véritable valeur de lieu tant aux vignettes qu’aux multicadres.

 

Dans son mémoire Structures narratives limites en bande dessinée, Álvaro Nofuentes revisite la mise en page « productrice » de Peeters. S’intéressant aux narrations non-séquentielles en bande dessinée, Nofuentes propose une définition qui veut rendre compte de certains cas limites où le sens de lecture est dévié ou brisé par le contenu de la page.

 

Nous envisageons une définition plus simple mais plus transparente de ce phénomène et proposons de parler plutôt de composition productrice, qui serait celle où la combinaison de la totalité des éléments (de la forme du multicadre à la disposition des bulles) qui forment le dispositif de la planche (éventuellement la double page ou l'ensemble de l'album), provoquent une rupture de la linéarité séquentielle orthodoxe (de gauche à droite et de haut en bas en occident)15.

 

Bien qu’on puisse discuter la terminologie choisie par Nofuentes (toute mise en page n’est-elle pas, par définition, productrice d’un sens de lecture?), le phénomène qu’il décrit s’observe dans plusieurs bandes dessinées – surtout contemporaines – et se distingue effectivement d’une lecture linéaire « orthodoxe ». Ainsi, afin de ne pas alimenter la multiplication terminologique qui sévit en théorie de la bande dessinée, le terme de « composition productrice » sera ici utilisé pour décrire certaines planches de Ware. Il n’est pas pertinent de cerner ici toutes les déclinaisons possibles d’une telle mise en page – qui peut être motivée par le texte, les personnages, le cadrage, etc. Notons seulement que l’existence de la composition productrice comporte deux corollaires :

 

1.    Il existe une ou plusieurs normes de lecture séquentielle, qui déterminent la manière dont la séquence de bande dessinée doit être lue, indépendamment de son contenu. La lecture linéaire occidentale classique, de case en case et de strip en strip, est l’une de ces normes implicites.

2.    Le médium de la bande dessinée a la capacité de modifier ou d’invalider les normes de lecture que le lecteur lui aura inférées.

 

Nous retrouvons dans la « composition productrice » les conditions initiales d’une mise en page « labyrinthique », où le lecteur doit retrouver son chemin.

 

Pour conclure ces considérations sur la mise en page, retenons quelques notions qui nous seront utiles pour aborder le travail de Chris Ware. D’une part, notons qu’une mise en page – ou un multicadre –, par certaines régularités, peut s’inscrire dans un thème. Outre les variations qu’il permet, le thème peut subir des modulations : les deux phénomènes participent de la rhétorique de la mise en page. Ensuite, une mise en page peut être multiple, et regrouper en son sein non seulement des vignettes, mais également des multicadres aux thèmes distincts. Finalement, une page ou un multicadre peut dévier ou briser le sens de lecture qui lui est implicitement inféré, voire créer un code de lecture ab nihilo si la norme ne s’applique plus : nous parlerons dans ce cas de composition productrice.