Le multicadre

Avec la spatio-topie, Groensteen pose les bases d'une analyse architecturale de la bande dessinée. Nous avons établi plus haut qu'un lieu était un espace doté d’un repère. Nous retrouvons le même vocabulaire dans la spatio-topie, « terme forgé pour réunir, tout en les maintenant distincts, le concept d'espace et celui de lieu. » (S1, 26) Groensteen dénombre trois paramètres spatio-topiques de la vignette : la forme, la superficie et le site; ce dernier renvoyant à la position de la vignette dans la page. Le site permet que « des vignettes se trouvent comme "automatiquement" renforcées par le seul fait qu’elles occupent l’un des emplacements de la page qui jouissent d’un privilège naturel. » (S1, 37) Néanmoins, le potentiel signifiant des coordonnées spatio-topiques d’une vignette demeure largement soumis à la mise en page et à l’énoncé narratif. C’est lorsqu’il entre dans un processus d’énonciation et d’interprétation que le site d’une vignette acquiert la valeur d’un lieu. Comme un palais de mémoire, l’appareil spatio-topique n’a de sens qu’investi d’un processus narratif ou, à tout le moins, séquentiel.

 

La spatio-topie repose essentiellement sur le concept de cadre, directement relié à la séparation des images dans la page. Apparaissant généralement sous la forme d’un tracé rectangulaire, le cadre délimite l'élément primaire de l'architecture de la bande dessinée : la vignette. Néanmoins, il faut garder à l'esprit que le cadre n’est pas toujours tracé. Groensteen remarque que certains dessinateurs (Wolinski, Eisner...) ne tracent pas de « bordure » (dans la terminologie du Groupe µ) autour de leurs vignettes : « n'en subsiste pas moins un "contour" qui, lui, "appartient perceptivement à la figure"1 » (S1, 55). Les cadres peuvent s'agencer en infrastructures, comme le strip, la planche ou la double page : ce sont alors des multicadres. L'utilisation de vignettes rectangulaires, et par conséquent homothétiques à la page même, encourage la création de ces multicadres2. Notons que Chris Ware compte parmi les dessinateurs qui tirent le plus parti des propriétés de la vignette rectangulaire :

 

Ware fonde sa conception de la page sur l’orthogonalité et la régularité, échappant pourtant à toute monotonie en inventant des configurations toujours renouvelées. L’épaisseur des cadres vignettaux solidifie encore l’armature interne des planches, leur conférant un aspect presque carcéral. (S2, 49)

 

En variant la taille ou la couleur de ses vignettes, Chris Ware regroupe parfois plusieurs multicadres distincts au sein d’une même page, procédé qui sera associé plus loin à la mise en page multiple.

  • 1. Ce phénomène est poussé à l’extrême chez certains dessinateurs. Pensons notamment à 676 apparitions de Killoffer (Killoffer, 2002) où le personnage répété de Killoffer permet à lui seul d’établir une séquence narrative dans le continuum des images en pleine page. Dans ce cas, la vignette de Groensteen, quoiqu’encore pertinente conceptuellement, n’est plus perceptible comme bordure ni comme contour (qui participent de la « figure ») mais est plutôt associée à une « forme » récurrente, toujours selon la terminologie du Groupe µ (voir Traité du signe visuel, p. 68).
  • 2. « [M]ieux qu'un cercle, un losange, une forme étoilée, un triangle ou un trapèze, le rectangle (ou son avatar régulier, le carré) se laisse aisément mettre en série, ranger en bandes. De même qu'on édifie les murs avec des briques parallélépipédiques, un multicadre aussi se construit plus facilement à partir de parcelles à bords rectilignes se coupant à angles droits. » (S1, 57)