Les lieux de la mémoire historique

Si Jimmy Corrigan comporte définitivement une réflexion sur les lieux intimes de la mémoire, le récit s’inscrit dans un temps historique qui transcende celui des personnages. La toute première planche du récit est exemplaire en ce sens : partant du fin fond de l’espace, le plan se rapproche progressivement de la planète Terre pour aboutir dans la maison d’enfance de Jimmy. Le caractère éphémère de l’activité humaine est souvent évoqué au cours du récit, dans des séquences muettes mettant en scène des métamorphoses ou des disparitions de lieux. Le témoin impassible de ces passages est un petit rouge-gorge, qui traverse sereinement les siècles. Après la courte introduction, évoquant l’enfance de Jimmy, le récit principal s’ouvre avec une de ces séquences (A.6 ). La maison d’enfance de Jimmy, en quatre cases, traverse les années jusqu’à sa démolition. Ces cases sont également rythmées par les saisons: née au printemps, la maison traverse l’été et l’automne, pour finalement disparaître en hiver. À cette double temporalité s’en superpose une troisième, très rapide : le rouge-gorge se pose sur une branche, tourne la tête et s’envole. À la page suivante, Ware exacerbe cette distension temporelle (A.7 ). Le rouge-gorge survole la ville à la première case. À la seconde, un cadre de fenêtre apparaît, établissant encore une fois un parallèle entre la fenêtre et le cadre de la case elle-même. Le strip du bas, composé de quatre cases, étire le temps qui sépare deux sonneries de téléphone. Une goutte d’eau prend le temps de se former, de tomber, d’éclater et de disparaître. Dans ces deux pages, la vie d’une maison a la même durée que celle d’une goutte d’eau : quatre cases.

 

Le passage le plus important où le rouge-gorge réapparaît se trouve en plein cœur du récit (JC, 103-109). L’oiseau observe ce qu’on devine être une bataille pendant la guerre de sécession. Un homme s’arrache un doigt d’un coup de fusil, sans doute pour éviter le service militaire : nous reconnaîtrons cette main comme étant celle du père de James1, dont le majeur manque. Ensuite, l’oiseau parcourt le temps et l’espace, partant des tentes de soins du champ de bataille à l’hôpital du chantier de l’exposition, pour aboutir à la petite clinique où Jimmy et son père se rendent après un petit accident. De génération en génération, les Corrigan ne sont séparés que par un vol d’oiseau.

 

De père en fils, les trois Corrigan partagent malgré eux une multitude de figures et de symboles. Toujours grâce au procédé de tressage, Ware prend le soin de relier ses personnages à travers les décennies. Par exemple, on retrouvera la jambe blessée de Jimmy chez son arrière grand-père, également plâtré pendant l’agonie de sa mère. Les cheveux roux de femme constituent une autre de ces figures. Comme si James et Jimmy rêvaient du même amour romantique, ils s’éprennent tous deux de femmes à la chevelure rousse. La rencontre de Jimmy avec Tammy, sa nouvelle voisine de bureau, constitue d’ailleurs l’événement final – et, on le devine, heureux – du roman graphique. Pour la première fois, le regard de cette femme rousse est représenté avec précision. Dans le récit d’enfance de James, au contraire, sa jeune amie est systématiquement représentée de dos ou dans des traits minimaux, comme si son souvenir s’évanouissait constamment, lui conférant ainsi un caractère plus onirique qu’aux autres personnages. La rencontre de Tammy laisse présager un bonheur amoureux qui aura demandé trois générations de recherches.

 

Outre ces éléments tressés à travers les récits de Jimmy Corrigan, un lieu en particulier accueille sans exception tous les temps du récit : il s’agit d’une intersection, vraisemblablement au centre-ville de Chicago2. Elle apparaît pour la première fois à la page 20, alors que Jimmy assiste à l’écrasement de Superman, qui saute du toit d’un immeuble (A.8 ). Ce lieu, au cours du récit, sera toujours représenté d’après le même point de vue : celui qu’a Jimmy de la fenêtre de son bureau. Le format de la case qui le représente est lui aussi presque constant. Soit l’intersection est représentée en pleine page, soit elle occupe une demi-page. Ce dernier découpage divise la page en deux grandes cases, plus hautes que larges. Dans ce livre au format horizontal, de telles cases sont rares. Par contraste avec l’horizontalité de la page, elles suggèrent une verticalité prononcée.

 

Cette intersection constitue le lieu le plus souvent représenté en pleine page du récit; plus souvent, même, que le palais du World Columbian Exposition. Or, il n’est associé à aucune action précise, aucune symbolique particulière. Certes, à l’instar du palais blanc, c’est le lieu d’une chute, celle de Superman : mais l’intersection est avant tout un lieu qui échappe à la diégèse, qui a sa propre vie. Elle est le lieu de sa propre mémoire.

 

L’intersection est représentée à plusieurs époques distinctes. Nous pouvons la voir avant le grand incendie de Chicago de 1871 (JC, 139), ravagée par ce même incendie (JC, 140), et reconstruite, dans les années 1890, alors que le père de James y achète un journal (JC, 78). Un an plus tard environ, James y participe à la parade inaugurale de l’exposition en 1892 (JC, 228). Les prochaines représentations de l’intersection dateront des années 1980, pendant le récit de Jimmy. Les immeubles du XXe siècle, apparemment les mêmes que ceux d’après le grand incendie, ont néanmoins perdu tous leurs ornements. Leurs façades, complexes au temps de James, sont devenues parfaitement lisses dans les années 1980.

 

  Contrairement aux autres lieux du récit (par exemple : le palais d’exposition, la maison de la grand-mère de James et la maison de Jimmy), l’intersection n’est pas à proprement parler une figure architecturale. Lors du grand incendie de 1871, tous ses immeubles disparaissent. Or, malgré les changements qu’elle subit, elle conserve son identité. Le lecteur peut la reconnaître grâce à plusieurs indices, qui relèvent avant tout de la mise en page : le découpage particulier, en pleine page ou en demi-page, ainsi que l’angle de vue, sont constants à travers les époques. Si les immeubles offrent un certain repère, c’est au final la disposition de l’intersection dans la page qui lui confère sa qualité de lieu. Ainsi l’intersection ne constitue-t-elle pas uniquement la représentation d’un lieu : elle est également un lieu du livre, reconnaissable grâce à l’espace qu’elle y occupe.

 

L’intersection, comme il a été remarqué plus haut, n’est associée à aucun événement particulier dans le récit, sinon la chute symbolique de Superman. C’est un lieu de passage, que les personnages traversent sans s’en apercevoir. Néanmoins, on remarquera qu’il s’agit de l’unique lieu commun aux histoires de James et de Jimmy. À la deuxième page de Jimmy Corrigan, Chris Ware propose grand un survol schématique de ses personnages (A.9 ). Au centre, la planète Terre constitue le lieu où s’ancrent les événements. Or, le lecteur attentif remarquera à droite une case isolée (la seule qui ne soit pas reliée à d’autres par des flèches) représentant l’intersection alors que Superman se précipite dans le vide, condensant en quelque sorte les deux cases de la page 20. N’étant reliée à aucune autre case, l’intersection demeure hors du temps, de l’espace et de la causalité : elle est, encore une fois, son propre repère. L’affiche promotionnelle de Jimmy Corrigan permet également de présager l’importance de ce lieu. Son recto est composé de quatre cases représentant l’intersection. Simplement accompagnées du titre promotionnel, ces images semblent annoncer : « voici où se déroule l’histoire de Jimmy Corrigan ».

 

Si l’on ne peut affirmer que l’intersection est véritablement le lieu où se « déroule » l’histoire des Corrigan, on peut dire qu’elle s’y résout. En effet, après le rejet de sa demi-sœur, Jimmy revient précipitamment à Chicago en train. Incapable de s’imaginer le moindre avenir, il retourne machinalement sur les lieux de la chute de Superman. Cet étrange pèlerinage est souligné par les mots, en caractères gigantesques : « and / so ». Or, ces deux mots, qui devraient annoncer une résolution, posent plutôt une question sans réponse. Les lieux demeurent, mais Jimmy ne comprend plus l’histoire qui les habite. Or, sans le savoir, Jimmy revient sur le seul lieu qu’il partage avec son grand-père.

 

En conclusion, le tressage de figures récurrentes – notamment les lieux et les figures architecturales, qui nous intéressent ici – assure la cohérence ultime du récit. Plusieurs figures architecturales (la maison de la grand-mère, l’exposition, l’intersection, etc.) sont chargées d’une narration autonome, souvent transhistorique : elles permettent de projeter les histoires décousues des Corrigan dans un lieu commun. L’intersection, en définitive, assure ce rôle avec la plus grande force. Lieu partagé par James et Jimmy, l’intersection est également un lieu spatio-topique, exploitant un thème de mise en page reconnaissable et unique. Ainsi, si les lieux accompagnent la mémoire des personnages (surtout celle de James), ils constituent également un indice du passage du temps, nourrissent une mémoire historique qui dépasse les personnages.

  • 1. Considérant que le père de James avait 47 ans (JC, 77) en 1892 (un an environ avant l’exposition), il aurait vécu la guerre de sécession (1861-1865) entre 16 et 20 ans, ce qui fait de ce conflit l’hypothèse la plus vraisemblable.
  • 2. D’après Shawn Gilmore, cette intersection dans Jimmy Corrigan, bien que fictive, condense des événements et des changements architecturaux qui ont bel et bien eu lieu à Chicago. Shawn Gilmore. 2010.  « Public and Private Histories in Chris Ware's "Jimmy Corrigan" »p. 155-156.