La maison de la grand-mère : une figure incrustante

La maison apparaît pour la première fois à la page 15. En plein centre de la planche, une grande case accueille deux images de la résidence : une l’été, l’autre l’hiver. Le style crayonné, rappelant la gravure, s’approche du réalisme photographique. Autour de cette case centrale, la bande dessinée se déploie en 130 cases minuscules (A.11 ). Le sens de lecture est d’ailleurs renversé : il faut tenir le livre de côté  pour suivre les aventures de Quimby. Il s’agit de la première bande dessinée « parlante » de l’ouvrage. Quimby décide de prendre l’avion pour retrouver l’hiver de sa jeunesse. Sur place, transi, il constate qu’il n’a pas apporté la moindre veste. Après avoir perdu son bagage, et ne trouvant pas d’hôtel où dormir, il décide de pénétrer dans la maison abandonnée de feu sa grand-mère, dont il a gardé la clé. Après une nuit glaciale dans la maison sans électricité, il reprend l’avion pour le sud.

 

La narration est assurée par Quimby, le seul personnage visible dans la planche. Afin de pallier le schématisme du dessin à gros traits, la souris décrit généralement ses actions à haute voix : « Plane ticket », « First class », « Comfy chair » (QtM, 15). Un contraste formel très fort est donc établi entre le récit et la grande case centrale. Les aventures de Quimby sont bavardes, maladroites, grossièrement dessinées dans des cases minuscules; la maison est quant à elle finement représentée dans une case spacieuse. Le détail de ses textures lui confère une certaine immobilité en regard du récit rythmé qui l’entoure. Son rôle narratif n’est d’ailleurs pas évident. Le lecteur peut inférer qu’il s’agit de la maison dans laquelle Quimby est entré par effraction, mais rien ne permet de l’affirmer. Ce sont les planches suivantes de l’ouvrage qui permettront d’identifier la maison avec certitude. La demeure est donc nimbée d’un certain mystère. S’il est impossible, à la première lecture, d’affirmer qu’elle est le lieu de la diégèse, on peut néanmoins observer qu’elle s’affirme comme lieu de la lecture. En effet, la simple disposition spatio-topique place d’emblée la maison dans la seule et première case lisible. Ensuite, pendant la lecture du récit, elle demeure ostensiblement présente, en plein centre de la page. Les cases minuscules semblent atteintes d’une sorte de myopie iconique, de telle sorte que le récit repose avant tout sur le texte1. La maison s’impose comme seul lieu clairement représenté, laissant suffisamment d’espace au lecteur pour l’explorer mentalement; et, peut-être, tenter d’y pénétrer.

 

Le contraste formel proposé dans cette première planche se trouve systématisé dans six planches successives (QtM, 17-22). Ces récits muets mettent en scène un Quimby minuscule, représenté dans des traits minimalistes, tentant de pénétrer dans la maison de sa grand-mère. Ses tentatives échouent systématiquement. Dans le récit de l’action, les lieux sont représentés avec un trait flou, qui suggère encore une fois la myopie. Le fond, quant à lui, est occupé par un dessin en pleine page de la maison ou de ses environs (quartier, arbres), toujours dans le style détaillé proche de la gravure. Les cases de l’action sont donc incrustées dans cette image. Nous avons ici affaire au thème de mise en page le plus important et cohérent de la première partie de Quimby the Mouse.

 

Le procédé d’incrustation est identifié par Groensteen dans son Système de la bande dessinée. Il désigne simplement la disposition spatio-topique particulière qui se manifeste lorsqu’une ou plusieurs cases s’emboîtent dans une autre, plus grande. Le procédé permet au cadre d’une case (englobante) de servir de repère spatio-topique à d’autres cases (incrustées), rôle généralement réservé au cadre de la page. Ainsi le procédé d’incrustation sert généralement à exalter un lieu de la diégèse; à le convertir en lieu spatio-topique. Groensteen décrit ainsi les fonctions possibles du procédé : « je dirai que l'incrustation fait le jeu du tableau lorsqu'elle exalte la vignette de fond, tandis qu'elle sert davantage le récit lorsqu'elle se donne pour fin de contextualiser la vignette incrustée. » (S1, 101) Une telle  distinction s’avère étrangement inopérante lorsqu’il s’agit d’analyser les planches qui nous intéressent. En effet, l’image de fond, vidée de tout personnage et dessinée dans un style photographique, ne peut être le lieu du récit, puisqu’elle semble échapper aux contraintes et au temps de l’action. En revanche, l’espace accordé pour laisser voir l’image est généralement restreint; parfois même, on ne devine la maison que par métonymie (on reconnaît sa cheminée à la page 18). L’image de fond fait donc « le jeu du tableau », mais uniquement par défaut – et non par « exaltation » –, ne pouvant se rattacher au récit de manière explicite.

 

En faisant contraster le style de ses cases avec celui de l’image de fond, Ware exacerbe une tension généralement inhérente au procédé d’incrustation :

 

On notera la tension entre l'instant arrêté que peint la vignette englobante, et, dans les quatre autres vignettes, la décomposition d'une action s'inscrivant dans une durée. Le résultat est que cette successivité de moments consécutifs semble venir se résumer dans la vignette de fond, qui, de ce fait, montre moins une position qu'elle ne synthétise un trajet. (S1, 103 – à propos d’une planche de Cosey)

 

La mise en page de Ware ajoute une dimension ironique à cette tension temporelle. En effet, si la maison est bel et bien le lieu de l’action, elle est aussi un lieu inaccessible. Quimby n’arrive jamais à y pénétrer de manière définitive. Alors qu’il s’évertue à retrouver la maison de ses souvenirs, subissant mille cascades dans un décor flou, l’objet de ses désirs se trouve là, tout près : c’est la trame de fond de ses péripéties.

 

Cette ironie se fait particulièrement sentir dans la planche bien nommée « Open house » (QtM, 20, A.12 ). Au milieu d’un orage violent, Quimby trouve la maison de sa grand-mère portes et fenêtres grand ouvertes, lumières allumées. Il se précipite à l’intérieur, ferme les issues le plus vite possible… et se retrouve enfermé hors de la maison, incapable d’y rentrer! À première vue, cette planche échappe au procédé d’incrustation utilisé par ses voisines. Or, un strip au bas de la page est occupé par une rangée de fenêtres, donnant sur l’extérieur. Alors que les fenêtres sont représentées dans un style ligne claire, le jardin qu’on y voit reprend l’allure photographique des images de fond précédentes. Les fenêtres, adoptant le même style que le récit du haut, peuvent être considérées comme des cases trouées, laissant apparaître le véritable fond de la page! Grâce au contexte des pages voisines, Ware accomplit l’exploit formel d’incruster sa planche dans une image de fond, sans pour autant utiliser le principe spatio-topique d’incrustation. Ce revirement formel est également surprenant d’un point de vue diégétique. En effet, regardant par les fenêtres, le lecteur adopte un regard de l’intérieur de la maison. Pendant que Quimby fermait les fenêtres et les portes de la maison, nous y sommes restés.

 

Le procédé d’incrustation, tel que défini par Groensteen, reproduit en quelque sorte la construction d’un palais de mémoire. La vignette englobante sert de lieu aux vignettes incrustées, qui y tracent une ligne narrative. Cette ressemblance est particulièrement signifiante lorsque la vignette de fond représente, justement, le lieu diégétique des vignettes incrustées. Comme le palais de mémoire, la vignette englobante devient le symbole unique des récits qui la traversent; elle « synthétise un trajet ». Or, ce procédé effectue nécessairement un effet de distension temporelle entre les cases. En regard des cases incrustées, la case englobante n’a pas de temps narratif séquentiel. On ne peut, sauf exception, lui inférer de case précédente ni de case suivante. En quelque sorte, et quoi qu’elle renferme (dialogue, personnages, etc.), le temps de la case englobante tend vers celui du tableau, voire de l’enluminure. Cela est d’autant plus remarquable dans les pages qui nous intéressent, où Chris Ware entoure la planche d’éléments décoratifs, donnant à l’ensemble l’aspect d’une belle page de manuscrit. L’aspect esthétisant de la case de fond est renforcé, nous l’avons vu, par le style de dessin, près de la gravure, qui contraste avec celui des cases incrustées. Cette distension temporelle, latente dans le procédé d’incrustation et exacerbée par Ware, est pourtant campée dans un lieu unique : la maison de la grand-mère et ses environs. Considérant l’acharnement de Quimby à tenter d’entrer dans la maison, cette distension devient une ironie du procédé narratif. Alors que Quimby se trouve prisonnier d’un récit plein d’embûches, incapable de pénétrer dans la maison de son enfance, cette maison s’avère le lieu unique, englobant, presque décoratif, de la narration. Comme un souvenir éteint, un palais désaffecté, la maison ne peut s’inscrire dans le récit… mais le contient pourtant.

  • 1. Exercice intéressant : lire le texte à haute voix. Le récit demeure généralement compréhensible sans les images.