L’introuvable définition

La simple définition de la bande dessinée aura fait couler beaucoup d'encre. Une bande dessinée comporte-t-elle nécessairement du texte et des dessins? Est-elle nécessairement imprimée? Certains cas limites (calligrammes, livres pour enfants) sont-ils ou non des bandes dessinées? Harry Morgan remet en perspective ce débat en définissant le champ des « littératures dessinées », dont la bande dessinée serait un cas particulier. La littérature dessinée regroupe tout art narratif, dessiné et participant d'une littérature, impliquant ici « la coprésence du livre, de ses sous-unités (le fascicule, la feuille volante), de son origine qui est le manuscrit, de ses équivalents antiques ou exotiques ou de ses substituts modernes, et d'un mode de prise d'information qui est la lecture1. » Le terme de « littérature » n'implique pas nécessairement la présence de texte : « un récit en images ne comporterait-il aucun texte, il serait encore un spécimen de littérature dessinée2. » Groensteen précise :

 

Si je plaide pour que soit reconnu à l'image un statut prééminent, ce n'est pas pour la raison que, sauf rares exceptions, elle occupe dans les bandes dessinées un espace plus important que celui réservé à l'écrit. Sa prédominance au sein du système tient à ce que l'essentiel de la production du sens s'effectue à travers elle. (S1, 10)

 

L'image servant d'ancrage du sens en bande dessinée, la sémiologie linguistique s'avère insuffisante pour l'analyse. Plus particulièrement, l'approche microsémiotique (consistant à isoler des signes de plus en plus précis dans une logique d'emboîtement) atteint vite sa limite. Attribuer un sens à des éléments iconiques tels qu'une ligne, une couleur ou une forme géométrique – comme on pourrait le faire avec des mots et des phrases – s'avère complexe et généralement stérile (S1, 6). Groensteen puise plutôt ses principes sémiotiques dans le Traité du signe visuel du Groupe µ, qui propose une rhétorique fondée sur les modèles généraux plutôt que les systèmes de signes3. Néanmoins, s’il fallait isoler une unité signifiante à la bande dessinée, Groensteen défend que celle-ci serait la vignette :

 

Que la vignette soit l'unité de base du langage de la bande dessinée, on peut en voir une confirmation dans le fait que les cinq « types de déterminations » qui caractérisent les « signes visuels » selon le Groupe µ (soit les propriétés globales, la superordination, la coordination, la subordination et la préordination) s'appliquent toutes parfaitement à cette unité-là, et de façon beaucoup plus claire qu'à des unités de rang inférieur, telles que, par exemple, le personnage. (S1, 7)

 

La vignette, contrairement à une image isolée (une peinture, par exemple), ne constitue « jamais le tout de l'énoncé, mais peut et doit elle-même être appréhendée comme une composante d'un dispositif plus vaste. » (S1, 6) Ce dispositif a pour principe fondateur la solidarité iconique, condition nécessaire à l'articulation des vignettes : « On définira comme solidaires les images qui, participant d'une suite, présentent la double caractéristique d'être séparées [...] et d'être plastiquement et sémantiquement surdéterminées par le fait même de leur coexistence in praesentia. » (S1, 21) L'étude de ce « système » est entreprise selon deux axes : la spatio-topie et l'arthrologie. Le premier désigne les « les principes fondamentaux de [la] distribution spatiale [des vignettes] » (S1, 26); le second renvoie à l'articulation du contenu dans l'espace spatio-topique. Groensteen précise que cette séparation est artificielle et qu'il faut considérer la spatio-topie comme une partie de l'arthrologie :

 

Il n'y a pas, d'un côté, une mise en relation d'espaces qui relèverait de la spatio-topie, et de l'autre une mise en relation de contenus qui ressortirait à l'arthrologie. Les articulations du discours de la bande dessinée portent indissociablement sur des contenus-incarnés-dans-un-espace, ou si l'on préfère sur des espaces-investis-d'un-contenu. (S1, 27)

  • 1. Harry Morgan. 2003. Principes des littératures dessinées, p. 19.
  • 2. Harry Morgan. 2003. Principes des littératures dessinées, p. 23.
  • 3. « Notre ambition est donc d’élaborer ici des concepts généraux permettant d’envisager l’image visuelle quelle que soit la forme sociale qu’elle prenne, et que cette forme soit légitimée ou non […] : ce qui nous intéresse aujourd’hui est le modèle qui sous-tend ces diverses manifestations, et nous remettons à plus tard l’examen de catégories complexes qui semblent surtout préoccuper nos contemporains » Groupe µ (Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg et Philippe Minguet). 1993. Traité du signe visuel : Pour une rhétorique de l’image, p. 13.