Des temps et des corps

Lint montre clairement comment la cognition du présent est déterminée par le passé (Schacter dirait plutôt que l’encodage est influencé par le savoir). À certains moments, les temps semblent se condenser dans la même réalité. L’expression de ce mélange des temps, dans Lint, s’effectue généralement à travers le corps même du protagoniste qui, comme dans Building Stories, est à la fois le lieu et l’indice du passage du temps. Il est le palais de mémoire et le souvenir. À la page 33, se préparant à son mariage, Jordan se rappelle une image de l’enterrement de sa mère (la garde-robe maternelle où il s’était réfugié.) Ce souvenir lui confère un corps enfantin; non pas un corps d’enfant, mais à l’aspect enfantin, aux traits simplifiés, comme vu par des yeux d’enfant. À la page 58, lors d’un examen médical, Jordan retombe littéralement en enfance. Dénudé devant le médecin, il se rappelle un accident de vélo. Au centre de la page, le visage d’enfant de Jordan est palpé par les deux grandes mains du médecin (A.28 ). Par un procédé encore une fois inspiré des transparents anatomiques, nous retrouvons deux pages plus loin le visage de Jordan, cette fois à son âge réel, marquant un saut drastique dans le temps (fig. 3.6). Le regard consterné de Jordan semble dire : déjà si vieux? Encore deux pages plus loin, le dernier fils de Jordan, ensanglanté et naissant, occupe le même espace, également soutenu par deux mains. Alors que le corps de la protagoniste de Building Stories permettait une reconstruction narrative cohérente, la récupération du procédé des transparents dans Lint montre plutôt un corps fuyant, jamais semblable à lui-même.

 

L, 60 (détail)