En ouverture : la mise en page réflexive

Finalement, il demeure un dernier thème de mise en page récurrent que nous n’avons pas abordé. Cette mise en page est constituée d’un bandeau-titre et de douze cases de tailles identiques. Nous y voyons la jeune narratrice s’adonner à diverses activités (chez le fleuriste, dans le métro, à l’appartement) pendant lesquelles elle se perd dans ses pensées. Le lien entre ses actions et ses pensées est parfois ténu, voire inexistant (elle dialogue parfois sans interrompre ses réflexions); à d'autres moments, la situation est au contraire dirigée par ses cogitations, effectuant des sauts dans le temps. Il en résulte parfois une dichotomie troublante du texte et de l’image. Le texte développe généralement une pensée cohérente et continue, alors que l’environnement extérieur semble avoir peu d’influence sur le fil de cette pensée, passant successivement du présent au passé. Ces longues réflexions reviennent souvent à la problématique de la mémoire. Parlant de son ex-amoureux, elle constate : « I can’t remember his face… » (BS, p. 38) Plus loin, elle ajoute : « I guess I should try to write about it more, though… maybe that way I’d finally be able to get over him forever and get on with my life… » Cela peut mettre la puce à l’oreille du lecteur : le recueil de Building Stories serait-il inspiré d’un vaste projet d’écriture de son personnage principal? Le texte narratif, autonome dans sa richesse, encourage une telle hypothèse. D’autres indices se décèlent ailleurs. À la page 27, nous voyons la narratrice écrivant ces mots dans un carnet : « Every day » (BS, p.27, A.16 ). Les mêmes mots inaugurent la longue réflexion corporelle que nous avons observée plus haut (BS, 39, 41, 43). Dans la page intitulée « This morning » (A.21 ), nous apprenons que la narratrice s’est inscrite à un atelier d’écriture : « Why did I even take that stupid class? No one in there likes me or anything I do… » (BS, 26). Nous voyons ensuite, pendant cet atelier, une camarade adresser une critique à la narratrice :

 

So are the bottles suppose to mean something? I feel like they’re very arbitrary symbols… and with stiff style the overall effect is very pedantic… I mean, who are these people? Why I am supposed to care about them, anyway? (BS, p. 26)

 

Les bouteilles en question pourraient très bien être celles qui apparaissent dans deux pages consacrées à l’immeuble à logements (BS, p. 24, 26). Dans ces pages, nous retrouvons le procédé d’incrustation typique qui permet à l’immeuble de voyager dans le temps. Les deux pages représentent l’immeuble à deux époques. À la première page, la propriétaire est encore une enfant. Elle se fait réveiller par la calèche du laitier : « Meanwhile, this same girl is awakened by the jostling of closely-packed milk bottles, a gentle sound she’s loved all her life. » (BS, 24) À la page suivante, la propriétaire, à présent âgée, se fait réveiller par une bouteille de bière lancée sur le pavé. (BS, 26)

 

Dans la page intitulée « An idea » (BS, 22), la jeune femme se questionne : « Sometimes, I even imagine the building I live in knows me… though I know that’s stupid… And, then, of course, I have to wonder : does it even like me? » (ibid.) Nous retrouvons ici l’animisme conféré à l’immeuble dans plusieurs planches lui étant consacrées. Notamment, à la page 9, que nous avons observée plus haut (A.15 ), l’immeuble effectue un inventaire de ses jeunes locataires préférées : « …or her… the way she’d open a door : gently grasp, twist and pull… oh! », semblant répondre au questionnement de la narratrice.

 

Ces indices permettent de poser cette hypothèse : la jeune femme serait-elle l’unique narratrice de Building Stories? S’agit-il de sa fiction? Si l’on se fie au chapitre que nous analysons ici, c’est une hypothèse vraisemblable, riche… mais hardie. Pour conclure sur cette question de la narration, il nous faudra donc considérer quelques éléments du projet final de Building Stories, paru en 2012.

 

Dans le vaste recueil de livrets qu’est Building Stories, la narratrice demeure sans contredit le personnage central. Néanmoins, des livrets entiers sont consacrés à d’autres personnages : les voisins du dessous, la propriétaire de l’immeuble… et même Branford, une abeille écervelée. Alors que les passages développés autour de la jeune femme sont sans équivoque narrés par elle, il est plus difficile de savoir quelle voix dirige les récits digressifs. Une clé narrative, pour ainsi dire, se trouve dans un des livrets1. À la page 16 de ce livret, la narratrice raconte une histoire à sa fille : « …and then, Branford smacked into the side of the can again : bonk! » Et voilà soudain que notre narratrice devient l’auteure des aventures de Banford the bee.

 

À la toute dernière page du livret (p. 20) se trouve ce qu’on pourrait appeler une clé de voûte narrative. La narratrice, plus âgée, raconte à sa fille adulte un rêve qu’elle a fait la nuit dernière. Fouillant dans une libraire, elle découvre par hasard son livre : « …someone had published my book! Wow… ». À mesure qu’elle parcourt ce livre, il se transforme, s’agrandit, se défait en morceaux :

 

And it had everything in it… my diaries, the stories from writing classes, even stuff I didn’t know I’d written... Everything I’d forgotten, abandonned or thrown out was there… everything… And you know, it wasn’t so bad… In fact, it was kind of good… interesting…

 

All of the illustrations (and there were a lot of them – there seemed to be more and more the more I looked) were so precise and clean it was like an architect had drawn them… they were so colorful and intricate… that’s weird… I can’t draw like this…

 

And it wasn’t – I dunno – it wasn’t really a book, either… it was in… pieces, like, books falling apart from a carton, maybe… but it was… beautiful… it made sense… Why are you laughing at me?

 

Il devient alors clair que le livre rêvé par la narratrice est celui que le lecteur tient dans ses mains. Et cela, en quelque sorte, réinvestit de sens toute la lecture de Building Stories. Il s’agit bien du livre de la jeune femme – il s’agit, en quelque sorte, du livre de sa vie. Néanmoins, la création de ce livre ne lui appartient pas. Jamais elle ne s’est assise pour l’écrire, encore moins pour le dessiner. Ce livre était en elle (« I never thought I actually had it in me… »).

 

Dans ce passage, Chris Ware se manifeste donc comme auteur, très discrètement. Il est l’architecte qui a dessiné le livre de son personnage – ou plus exactement pour son personnage. La question de la subjectivité se trouve par le fait même soulevée. J’ai dit en introduction que les œuvres de Chris Ware (particulièrement les plus récentes) semblent dirigées par une logique subjective – logique qui dépasse la figure du sujet écrivant pour devenir structurante. Dans le passage de Building Stories que nous venons d’observer, Ware se présente, comme auteur, au service de son personnage. Son récit, de la même manière, ne met pas en scène des sujets; il leur prête corps et voix. Littéralement, la boîte de carton, contenant des livrets épars, épouse la mémoire et les écrits de la narratrice. C’est le livre d’une vie : « it had everything in it ».

  • 1. Chris Ware. 2012. Building Stories. Le livret en question est sans couverture rigide, mesure 9 x 12 pouces et est titré Disconnect à la première page.