Le corps habité

Avant d’aborder le troisième et dernier thème de mise en page récurrent, faisons un détour par quelques planches qui se détachent à la fois formellement et thématiquement des trois thèmes principaux. Au recto de trois pages successives (BS, p. 39, 41, 43), nous retrouvons le corps allongé de la narratrice. Grâce à la disposition des pages, les trois corps se retrouvent physiquement superposés. De page en page, le corps se dépouille : il est successivement vêtu, nu puis réduit à l’état de squelette (A.19 ). Comme dans la mise en page narrative que nous venons d’analyser, les cases s’organisent autour du corps. Toutefois, alors que l’image centrale des souvenirs précédents se détachait entièrement du déroulement narratif, le corps semble ici jouer un rôle des plus constructifs pour l’articulation des séquences. En effet, Ware propose une composition productrice dont l’ordre de lecture se soumet à plusieurs contorsions. Un système de flèches fait voyager la lecture autour de la narratrice, jusqu’à renvoyer à des parties précises de son corps (tête, cœur, ventre, jambe, yeux, sexe). La construction texte / image, composée d’une narration à la première personne et d’épisodes dessinés, rappelle celle des mises en page narratives. Toutefois, le texte donne davantage l’effet d’un soliloque. Plutôt que de reconstituer une mémoire autobiographique narrative, la jeune femme propose des réflexions où les temps se mêlent autour de sentiments fédérateurs (essoufflement, sexualité, solitude), eux-mêmes générés par l’exploration intérieure que fait la narratrice de son propre corps.

 

Tout porte à croire, en effet, qu’il s’agit d’une projection intériorisée du corps de la narratrice. D’une part, la première page débute par la mise en contexte des réflexions. Épuisée d’avoir gravi les escaliers, la narratrice s’allonge sur son divan : « Every day / when I get home from work, or shopping, or anywhere / I’m so exhausted /  I have to just drop everything / and lay down / lay down with my eyes closed, and wait… […] it feels like my insides… want out…» (BS, 39) En l’occurrence, le lecteur assiste bel et bien à une fuite des pensées de la jeune femme hors de son propre corps. Dans cette même page, la narratrice se souvient d’une encyclopédie trouvée chez sa grand-mère : « …and one of my favorite ones to look at was the "A" volume of the encyclopedia, because it had a section of acetate overlays of the human body that you could peel away, starting with the skin, all the way down to the skeleton… » (ibid.) Le squelette que s’imagine la jeune femme quelques pages plus loin risquerait fort peu de se retrouver dans un manuel d’anatomie. En plus des os, quelques organes sont représentés, vraisemblablement, selon l’attention que leur porte la narratrice. Le cœur trône en plein centre, bien visible; le visage est quant à lui la seule partie munie de muscles.

 

Dans cette troisième page, la narratrice tente de trouver le lieu précis de son moi : « I play a dumb game, where, simply by concentrating as hard as I can, I try to find just exactly where it is "I" am in my body… » (BS, p. 43) Ce faisant, elle traverse mentalement son corps, de la gorge aux orteils, du cœur aux yeux… pour finalement conclure : « No, when I really think about it […] I feel… the most me… in the… tingling… between my eyebrows, just behind my eyes… right at the top of my nose… at least it seems that way… » (ibid.) Au cours de cette exploration, les épisodes suggérés par les images semblent se soumettre à une logique qui relève du musement. Nous voyons la narratrice enfant, puis allongée aux côtés de son ex-amoureux, à différentes saisons. Les séquences perdent d’ailleurs de leur évidence. Certaines cases se détachent de la linéarité inférée par le texte, restant en marge, comme des images mentales isolées.

 

Dans ces trois pages, le mécanisme spatio-topique rappelle celui de l’incrustation. Bien que les cases ne soient pas à proprement parler incrustées dans l’image du corps, certaines séquences s’ancrent dans des parties du corps : cela est parfois souligné par des flèches pointant vers lesdites parties. En somme, ces pages développent une cartographie corporelle dont les cases constituent une sorte de développement. Comme c’était le cas avec les images incrustantes, le corps semble appartenir à un moment figé et imprécis, mais rassemble néanmoins une multitude de temps en son sein. Alors que les images centrales des mises en page narratives n’étaient jamais spatialement décomposées, le corps de la jeune femme réunit les propriétés d’un palais de mémoire. Divisé en pièces et en étages superposés, le corps imaginé permet de réunir en un lieu commun les temps qui l’ont traversé. Plus qu’un indice, le corps de la jeune femme est une architecture d’indices présente au moment de l’encodage et de la remémoration. Cela appelle à une ouverture du concept de palais de mémoire vers des lieux qui ne relèvent pas de l’architecture immobilière. Comme le précise Schacter, l’encodage élaboré fait appel à un savoir bien ancré. Si ce savoir constitue un espace architecturé, fût-il un corps ou un objet, la mnémotechnique invoquée n’est pas différente de celle des loci et imagines.